vendredi 31 juillet 2020

Chouf et basta !


Karim Dridi réalise CHOUF en 2016, et pourquoi donc ce film n'a-t-il pas autant frappé les esprits que le récent LES MISERABLES ? Quelle différence au juste entre la misère des cités du 9-3 et la petite pègre des fameux quartiers nord de Marseille, où les caméras du cinéaste se sont installées depuis longtemps ? CHOUF prend de front le problème de la circulation des armes lourdes dans la Cité, des meurtres à répétition entre petites frappes et gros dealers, de la corruption de certains flics qui ferment les yeux en échange de petites faveurs, tant que tout se déroule chez les miséreux de là-haut, et n'aille pas impacter le Centre Ville en bas.

Le point de vue de Karim Dridi a le mérite d'être clair, et de ne pas y aller par quatre chemins. Il n'a pas peur des clichés non plus, comme son collègue Ladjy Li: tous les deux savent de quoi ils parlent; ils en viennent. Le kebab est bien un repaire d'affreux qui n'hésitent à cramer leurs compères dans les terrains vagues, on est chez les petits caïds qui peuvent devenir très gros d'un seul coup avant de se faire fumer à la première faute d'inattention. 

La bonne idée est d'avoir délégué la figure centrale de CHOUF à Sofianne, jeune homme qui était parti de Marseille pour mener des études de commerce, petit fûté qui va tout laisser tomber pour d'abord venger son frangin, tombé devant la barre d'immeuble, puis mettre en application quelques théories business-business qu'il a appris à l'école dans le domaine de la revente de barrettes. Ce personnage de petit malin qui va très vite devenir aussi obtus que tout le monde, plutôt bien vu et très bien écrit.

La limite de CHOUF c'est justement ça: on a un peu de mal à s'ambiancer auprès de pareilles têtes de cons. Ces affreux ont leurs raisons, bien sûr, naître et grandir dans pareil endroit quand on est noir ou reubeu, ça vous bouche quelque peu l'horizon à l'infini, mais on a vite fait de barrer leurs tronches, comme dans un jeu vidéo. On préfère le point de vue "à hauteur d'enfant" que le cinéaste nous apportait dans son beau KHAMSA, par exemple, pas bien joyeux non plus mais qui tentait de s'envoler vers un ailleurs plus lumineux.

Mais en brassant les figures traditionnelles du film de mafieux (Simon Abkarian en parrain libanais à qui on ne la fait pas, un flic excentrique mais bien pourri comme il faut, le caïd du kebab en gros pouf à tête de nounours mais mauvais comme un rat) dans ce quartier-là, "tout près de chez vous", Dridi remplit son contrat haut la main et fait claquer un sérieux savoir-faire en terme de film d'action. C'est suffisamment rare dans le cinéma français pour qu'on le remarque.

Berné en fin de journée par du pas très bon, le genre de polar chic et pas cher, ni trop froid ni trop chaud qui passe en boucle sur nos chaînes TNT d'arrière-cour, cet insipide CRIMES ET POUVOIR de ce bon Carl Franklin qui avait pourtant démarré sa carrière, on s'en souvient, avec l'excellent UN FAUX MOUVEMENT suivi du très bon DIABLE EN ROBE BLEUE, et de se faire aspirer ensuite, comme beaucoup d'autres, par la pompe à billets (il est aujourd'hui surtout, un réalisateur de séries très prisé).

Inspiré d'un thriller nase de ce gros nase de Joseph Finder, voici un film à procès, genre très couru et bien pratique, qui propose ces deux originalités (si on peu appeler ça comme ça): cela se passe en cour de justice militaire, et c'est madame qui défend son troufion de mari, accusé d'avoir jouer le psychopathe à mitrailleuse quelque part en Amérique du Sud. Je n'ai pas envie de faire mon malin mais enfin, sans avoir lu le bouquin mais en ayant consommé pas mal de conneries de ce genre, il m'a fallu dix minutes pour comprendre à quel genre de twist final on allait avoir droit.

Que dire, si ce n'est qu'il faut se raccrocher, comme toujours dans ces cas-là, à autre chose: à Ashley Judd, que j'aime bien et qui a toujours proposé autre chose que des compositions de gentilles potiches, et c'est tout: Morgan Freeman en juriste de la dernière chance (à qui on a refilé le pack complet ancien marine-ancien alcoolo-la boucle d'oreille qui fait cool) est presque insupportable d'aisance et, c'est pas la première fois qu'on le remarque, mais Jim Caviezel est vraiment nul.

Voilà, voilà. Et puis c'est tout..

jeudi 30 juillet 2020

La vie comme un cauchemar.


Si elles veulent vivre un très grand moment d'épouvante absolue, j'invite toutes les mamans du monde à regarder les dix premières minutes de MADRE, le dernier film de Rodrigo Sorogoyen qui vient de sortir en salles, sans rien leur souhaiter de semblable. Un si terrible démarrage ne pouvait se retrouver que dans le décor, mais il fallait compter sans la subtilité du cinéaste, qu'on n'attendait pas forcément sur ce terrain-là, et qui n'en finit pas d'amortir l'épouvante de cette première séquence avec une douceur, une douleur déconcertante.

Deux ou trois fois, pas plus, on entendra parler de cette "folle de la plage", de cette Espagnole qui s'est installée dans cette station balnéaire du pays basque français après que son fils de 6 ans y ait disparu, il y a plus de dix ans. Mais sans que le film n'insiste sur cette détermination nocive, et encore moins sur une sorte de folie frontale du personnage d'Elena, que le film aura la bonté, et la pudeur, de seulement traiter comme une femme fragile (on le saurait à moins).

Après QUE DIEU NOUS PARDONNE et EL REINO, Sorogoyen continue à creuser un sillon particulier dans le champ déjà bien labouré, défiguré on dira, du polar à sensation, en s'en écartant cette fois par un à-coup sans histoire, loin des thrillers qui ont tous à voir avec les plus mauvais romans d'Harlan Coben.  Elena va s'accrocher à un jeune garçon aperçu sur la plage, "qui pourrait être son fils", c'est le cas de le dire, en essayant de garder ses distances (mais pas trop).

Là où MADRE est splendide, et terriblement fort, c'est lorsqu'il amorce cette histoire d'attirance irraisonnée, et déraisonnable, entre cette femme de presque 40 ans avec un petit prince des plages qui, littéralement, ne dit vraiment pas non: jeune homme sensible et très intelligent, on se dit qu'il ne refuserait pas que cette amitié dégénère en autre chose. Tout comme on ne saura jamais si Jean était au courant du passé d'Elena, on est certain de naviguer tout au long de cette histoire dans les méandres de la déraison la plus totale, mais d'une déraison qui saurait qu'il faut qu'elle passe par là pour aller enfin mieux: peut-être que le plus beau des pansements à la douleur impensable d'Elena, c'est cette étreinte qui dure, recouverte de baisers, avec un jeune homme qui pourrait être son fils.

Au-delà de cette histoire de "transfert" plutôt gonflée à notre époque de protection exagérée des vertus de l'enfance, on se réjouira du fait que le principal élément de tension ne survient que de la part des parents de Jean, bourgeois parisiens dans leur résidence secondaire qui paniquent à l'idée qu'une femme mûre s'approche de trop près de leur enfant, et finissent par user de violence déraisonnable, dans leur panique (ce sont les - comme toujours - excellents Anne de Consigny et Frédéric Pierrot).

Dans ce film où le scénario prête les flancs à tous les dérapages, ce sont les personnages les plus calmes, les plus mesurés qui s'en tirent le mieux (Elena la première, dont on ne peut même pas dire qu'elle est "aux marges de la folie" mais qui, au contraire, en cherche encore et toujours le remède pour ne pas sombrer).

Mélo tendu comme un film noir, les amateurs de rentre-dedans seront déçus, peut-être, pas ceux qui privilégient les sensations fortes.

Il y en a marre des films noirs, des polars standards et des thrillers à deux balles: c'est pourquoi autant de cinéastes cherchent des voies de secours à un genre qui a tant donné, mais s'est épuisé (merci les Américains, merci les séries TV...). ABOU LEILA de Amin Sidi-Boumédiène propose un traitement radical  en convoquant les années-FIS  algériennes, retour dans l'horreur des années 90 et de cette guerre civile qui fit de tout un pays, comme le disent plusieurs personnages du film au cours de l'histoire, "un pays de cinglés à ciel ouvert".

Ne pas savoir où on est, et ne pas comprendre où le film nous dépose, semble être le projet initial de Sidi-Boumédienène une fois les premières séquences passées: un assassinat en pleine rue, suivi d'une fusillade avec la police, et puis la quête de Lotfi et S. en 4x4 dans le désert, direction on ne sait où, pour faire on ne sait quoi. Passés les premiers moments de stupeur (la quête de ces deux mystérieux personnages est-elle liée au meurtre originel, de quoi S. souffre-t-il, pourquoi dort-il tout le temps, mais qu'est-ce-qui se passe ?), le film se montre plus étonnant que sa structure bâtie sur un flash-back, insérant d'une manière presque hystérique, mais lente, des scènes hallucinatoires où se mêlent les carnages les plus terribles à une paranoïa qui, comble de la confusion, pourrait autant être celle de S. (fragile, malade) que de Lotfi (le costaud sûr de lui).

On est bien dans ce pays de cinglés à ciel ouvert, - tôt dans le film on nous avait pourtant prévenu -, et ce que réalise le cinéaste est d'autant plus fort qu'il ne stigmatise rien d'autre que la sauvagerie de cette guerre-là, en considérant juste les dégâts, et ne jugeant personne.

Lotfi, que les personnes qu'il croise soupçonnent d'être un flic (ce qui n'était pas bon à dire, à une époque où les policiers, les militaires et les fonctionnaires se faisaient égorger à la chaîne), lui-même membre d'une section anti-terroriste l'avouera au terme  de cet épouvantable road-movie sanguinaire: si tout ceci est arrivé, au fond, c'est que des gens comme lui, Lotfi, sûrs de leur invincibilité, n'ont pas vu la fragilité de leurs proches, et qu'ils ne survivraient pas à cette surenchère de barbarie.

Sur la voie onirique, le film part loin, trop loin a-t-on l'impression parfois, jusqu'à rejoindre le domaine du conte. En dépouillant de sa base "politique" le contexte qu'il raconte, ABOU LEILA réussit à ramener à ces fondements la guerre et ses principes, c'est sa plus grande qualité: jamais plans aussi "gore" n'auront eu autant de signification que dans ce film-là, la guerre n'est que prétexte à horreurs sans nom.

Pour un premier long-métrage, ABOU LEILA est un film stupéfiant, dans tous les sens du terme...

mercredi 29 juillet 2020

L'amour qui fait boum ! (ouille !)


Et voilà pourquoi on traîne sur des sites consacrés aux cinéphilies qu'on ne rencontre pas ailleurs: pour se faire surprendre par du déviant gratiné, des fois ! Un petit tour chez nos amis finlandais pour une romance BDSM à la dure, ça vous dit ? Tourné par un jeune cinéaste qui n'a pas froid aux yeux, LES CHIENS NE PORTENT PAS DE PANTALON, titre que j'aime beaucoup, n'est pas un tour d'horizon exhaustif des pratiques dédiées à ces préférences douloureuses et humiliantes, mais une histoire, une relation amoureuse peut-être, qui démarre sous les habituels auspices des services tarifés.

Juha est veuf depuis que sa tendre aimée s'est noyée sous ses yeux, et il ne s'en est jamais remis. Brillant chirurgien, il continue de vivre malgré tout, pour sa fille unique, afin de ne pas sombrer. Un soir qu'il s'est égaré dans les couloirs d'un cabaret, il tombe sur Mona, Maîtresse SM aguerrie qui lui offre une première séance. Quand les premières répliques claquent, dont la fameuse qui nous offre le titre tout indiqué au film, on sait qu'on ne va pas forcément passer un mauvais quart d'heure. Attentif au moindre geste de notre duo jusqu'au-boutiste et assez mal appareillé de prime abord (lui grand échalas avec des faux airs de maître-la-rigueur, elle jeune femme séduisante qui se maquille comme un masque sépulcral), la révélation immédiate de cette souffrance consentie ne va pas être autre chose pour Juha qu'une fabuleuse porte de sortie de sa douleur intime vers une autre, plus concrète.

On pourrait avoir peur d'une trop lourde insistance à dépeindre le SM comme une thérapie à un trauma antérieur: on imagine que les adeptes du truc ont tous leurs raisons, toutes bien différentes. La concentration de Juha sur ses douleurs, qui efface presque celle, plus ancienne, de ce deuil indélébile, synthétise quelques moments forts où, enfin, il peut jouir d'une douleur concrète: comme un fait exprès, la sévère Mona aura pris soin de lui écraser un doigt sous son talon, hématome qui s'étale de jour en jour sous l'ongle, jusqu'à ce que, enfin, il puisse se l'arracher tout en tenant une discussion professionnelle dont il n'a rien à foutre.

La fille de Juha, l'adolescente Elli, jeune fille qui se cherche, aura eu ce même geste en se débarrassant du piercing qu'elle venait de se faire poser dans la langue, et dont elle rêvait depuis si longtemps: attristée que ses amis, les garçons surtout, pensent que cela lui servira à faire de meilleures pipes, elle balance la breloque toute neuve dans l'évier, comme son père balancera son ongle mort par terre. Ce n'est pas forcément se débarrasser des choses qui n'importent plus qui compte le plus, mais plutôt: larguer les petites choses qui vous pourrissent la vie, tout simplement.

Pour Juha, c'est donc ce deuil, trop lourd, et pourra-t-on penser à propos du dernier plan assez hilarant du film (le grand chirurgien du coeur en tenue cuir aérée tout sourire sur la piste de danse, une canine en moins), cette dignité mal placée, trop lourde à porter, qu'il aura mis à mort, ou à mal, mais à sa manière (à la manière de Mona, surtout): en l'humiliant jusque dans sa chair.

Si le film fait un peu mal, parfois, il n'oublie jamais d'être drôle, et ce qui le raccorde, finalement, à la vie de tout à chacun. C'est plutôt bien vu.

J'irai vite sur CHAO (Landless - les Sans-Terre), documentaire bienvenu tourné par Camila Freitas sur ces damnés de la terre au Brésil, de nos jours, qui s'accaparent des hectares, et le droit de les occuper, pour s'offrir une vie digne de ce nom sous l'égide de principes tout ce qu'il y a de plus simple (vie communautaire, entraide, éviction des pesticides et des produits chimiques, redistribution des biens). Mais on n'est plus dans le Brésil de Lula, et si le film dépeint très bien le combat de ces gens, zadistes d'un autre pays qui se livrent à un combat beaucoup plus frontal que chez nous (leur ennemi est riche, irrespectueux et terriblement agressif et avance, lui, sans fard), il nous montre surtout un peuple privé de tout (beaucoup de gueules cassées dans cette arche de Noë libertaire), mais qui a les pieds sur terre.

En deux ou trois scènes (une séance au tribunal où des magistrats onctueux assomment toute velléité d'y croire en circonvolutions rhétoriques vides de sens, des "journalistes" pris en flagrant délit de mensonges dictés par l'Etat, et un épilogue où il nous est rappelé que Bolsonaro a autorisé par décret l'usage des armes contre les Sans-Terre), on comprend que tout cela est très mal barré. Mais que l'insistance avec lequel ce courant se développe en Amérique du Sud, malgré les menaces, les emprisonnements et les meurtres, pourrait bien faire un jour pencher la balance.

On rêve d'y croire.

mardi 28 juillet 2020

Monsieur et madame vont être servis.


C'est un film mythique, unique, une météorite perdue au fin fond des années 60, à l'heure où les cinématographies du monde entier donnaient à voir des choses nouvelles sur des tons différents. Mais LA SERVANTE, alors... si seulement on m'avait prévenu... Sorti en 1960 et réalisé par Ki-young Kim, réalisateur prolifique dont peu de films ont traversé les frontières jusqu'à nous, le film est depuis devenu l'objet d'un culte même s'il a fallu longtemps, et la sortie du remake réalisé un demi-siècle plus tard par Im Sang-Soo pour qu'il réémerge enfin et ressorte dans une version restaurée (celle proposée aujourd'hui montre pas mal de segments qui, déjà, ont été endommagés par le temps).

Autant THE HOUSEMAID de Im Sang-Soo m'avait laissé perplexe, usant jusqu'à la corde de rebondissements à foison (les Coréens exagèrent, toujours...) et surtout à cause d'un cadre grand-bourgeois frotté à l'eau de javel qui lui donnaient parfois des airs de porno soft. A tout prendre, on pourra même considéré que si un film rend vraiment hommage à l'original, il ne s'agit pas de ce film-là, mais plutôt PARASITE de ce diable de Bong.

Car avant d'être la fable venimeuse d'amours ancillaires fantasmés, LA SERVANTE version 60's est l'histoire sordide, et morbide, d'une jeune femme prête à tout pour faire son nid auprès de ces nouveaux riches qui viennent de s'installer dans cette grande baraque dont certaines pièces et un étage tout entier sont encore livrées à la poussière, la pourriture et la vermine; il est beaucoup question de mort aux rats et de rongeurs qui dégringolent des placards dans la première heure du film, bestioles que la jolie Myung-sook va se charger d'éradiquer.

Elle qui va passer pas mal de temps à assaisonner son riz de poison, débarque d'ailleurs un soir, humant l'air de son petit museau, où la famille se régale d'un simple plat de riz au curry. Les protagonistes, plus tard, passeront du temps à se demander si leurs verres d'eau, ou certains petits plats qu'on leur sert, ne seraient pas empoisonnés.

Saine ambiance, dans une maison aux murs chaulées d'une étrange mixture noircie qui lui confère l'apparence d'une antre d'araignée géante; nous sommes bien au coeur du règne animal, avec une intruse qui se faufile dans la place comme un rongeur, et dont le comportement va de plus en plus s'apparenter à celui d'une araignée géante.

Le film n'est pas seulement une charge contre l'hypocrisie de la famille traditionnelle (petit frère pousse sa grande soeur atteinte de polyo dans les escaliers, monsieur ramène une de ses jeunes étudiantes à la maison, madame a juste le droit de se la fermer), c'est surtout, à la guerre comme à la guerre, une terrible analyse d'une très sévère lutte des classes, qui n'a pas le droit de dire son nom, et se règle par l'"infiltration" plutôt que par le combat, et par la fourberie la plus perverse.

Ki-young Kim se montre d'une perversité d'ailleurs égale à celle de son héroïne: le "twist" final, qu'on sentait un peu venir (tout ceci n'était que fantasme de monsieur et craintes de madame emmêlées) révéle, en vérité, les véritables intentions du film: montrer que dans la société coréenne, gravir les échelons n'est possible que par la fourberie, la cruauté et l'absence de scrupules. Les gueux de PARASITE procédaient par tricherie, eux aussi, pour s'infiltrer chez les bourgeois, mais faisaient tout pour ne pas être démasqués. 


L'héroïne de LA SERVANTE avance, elle, très vite à découvert, mais armée jusqu'aux dents: de sa sexualité agressive qui ne fait qu'une bouchée de la retenue hypocrite de monsieur le professeur, d'un flacon de mort aux rats et l'envie irrépressible de mettre tout ce lamentable petit monde à ses pieds.

Le film n'est guère reposant (avec cette manie sud-coréenne de pousser le bouchon toujours plus loin, on se demande vite où cette machine infernale va pouvoir s'arrêter), mais il ose ce qu'aucun film de cette époque n'avait osé, à ma connaissance: proposer une fable aussi perverse et abrupte, comme Nagisa Oshima en filmait à l'époque, mais en posant une esthétique quasi-gothique, extirpée du cinéma d'horreur, qui m'a fait beaucoup songer au fameux SPIDER BABY de Jack Hill, tourné 7 ans plus tard.

L'actrice Eum-Shim Lee est tout simplement terrible, et on ne saurait trop conseiller à tout le monde LA SERVANTE, qu'on soit armé ou pas contre tous les vices qu'il recèle; c'est pour ma part un des films les plus saisissants, et des plus cinglés, que j'ai pu voir depuis des lustres.

Un qui aurait bien voulu nous en mettre plein les yeux de la même manière, c'est ce bon vieux Ridley Scott. Qu'on m'excuse, mais même les plus incorrigibles de ses fans ne pourront jamais prétendre que le cinéaste britannique se soit jamais hissé aux sommets atteints lors de ces trois premiers films (DUELLISTES, ALIEN et BLADE RUNNER, quand même), aussi je laisse le soin à d'autres de vous raconter que BLACK RAIN, THELMA ET LOUISE ou GLADIATOR sont des films importants. 

Ainsi ce CARTEL, réalisé juste après son pénible PROMETHEUS, où l'on assiste, ravi, à un fabuleux défilé de mannequins à quelques centaines de milliers de dollars la pige, Ray-Ban, Giorgio Armani et j'en passe, et si le film avait été filmé en odorama, on aurait senti du Chanel, à coups sûrs. Tout ça pour vous rappeler que Ridley vient de la pub et qu'apparemment, ça ne s'oublie pas.

Pas désagréable à regarder du tout, CARTEL est un polar qui, comme son titre français l'indique, nous raconte le triste sort réservé à celles et ceux qui s'approchent de trop près à des histoires de trafic de dope qui foirent, comme ici, quand des milliards de dollars sont en jeu et que les boss du système gèrent leurs problèmes brutalement, et sans bla-bla. On savait déjà tout ça, merci, et à tout prendre on préférera SICARIO (d'un autre "faiseur" de grand talent, Denis Villeneuve) qui mettait un peu plus les mains dans le camboui, et nous épargnait le bling-bling au profit d'une certaine barbarie, plus frontale.

Michael Fasssbender en avocat-piranha arriviste (une chemise classe différente pour chaque scène) qui s'aperçoit trop tard qu'il trempe dans un milieu de trop gros crocodiles pour lui, Javier Bardem (coiffé comme Sangoku), mafieux m'as-tu-vu, et Cameron Diaz en femme-guépard tatouée à qui Ridley Scott offre une scène sexy empoisonnée assez ridicule (une lap-dance obscène sur le pare-brise d'une voiture) dont on se demande même comment elle pourra s'en remettre, sans oublier une Penelope Cruz en petite amie badaboum mais innocente comme l'agneau qui vient de naître (et donc sacrifiée), et puis un Brad Pitt en "intermédiaire" qui se croit plus malin que tout le monde. Ce n'est plus de l'actor's studio, c'est du mannequinat...

Beaucoup de beau monde pour... pour... une série noire de luxe qui ne nous dit pas grand chose de plus que ce qu'on savait déjà (dans ce milieu, il faut se méfier de tout le monde; les narcos sont des malades; ne soyez pas trop cupides, ça vous perdra; faire le mal, c'est mal). Et si tout le monde se demandait ce que pouvait bien f... le grand Cormac McCarthy depuis LA ROUTE, eh bien maintenant on le sait: il écrit pour Hollywood ce genre d'histoires, bourrées de dialogues pontifiants et de considérations misérables sur la vie et la mort. Cormac, je t'adore, et j'espère que tout ça, ça te rapporte.

Ridley Scott restant un cinéaste efficace, qui possède un vrai sens du cadre et sait s'entourer de techniciens au top, on dira que ce film, au fond très paresseux, fait beaucoup plus de blings que que de boums, et ne provoque aucun wouaaah. Avec toutes ces jolies poulettes et ces coqs de concours, ce n'est plus un film, mais une basse-cour.






lundi 27 juillet 2020

Couchés, les damnés de la Terre.


Premier film "français" du cinéaste tchadien Mahalat Saleh-Haroun, sorti en 2017, UNE SAISON EN FRANCE met en scène les difficultés d'un réfugié de la République de Centre-Afrique à pouvoir vivre et s'installer à Paris, de nos jours, malgré sa situation dramatique: seul avec ses deux enfants, cet ancien professeur de français, dont on devine que les événements politiques et militaires ont chassé d'une vie confortable où il était "quelqu'un", a vu sa femme mourir sous ses yeux alors qu'ils prenaient la fuite. Il n'en faut pas beaucoup pour que, de quelqu'un, on ne soit plus personne, et c'est d'abord la lutte au quotidien de cet homme, colosse à la voix douce mais qu'on surprend à maintes reprises à pleurer à l'abri des regards, que le film s'attache à nous montrer.

Il y a quelque chose de trop banal, d'empesé, presque, à suivre cette histoire semblable à des milliers d'autres, qu'on s'intéresse de près ou de loin au douloureux problème des migrants fuyant des terres hostiles, et c'est d'abord récalcitrant, malgré soi, qu'on suit Abbas et sa famille meurtrie dans sa quête d'un travail, d'un nouveau logement, d'une nouvelle vie.

En marge de son parcours, il y également celui d'Etienne, grand ami d'Abbas et ancien professeur lui-aussi (de philosophie), qui s'est trouvé une cabane sous les ponts où il s'arrange comme il peut: vivre de sa paie de vigile devant une pharmacie parisienne, s'épuiser dans des démarches administratives stériles, se fabriquer un nid entre deux couvertures propres et quelques livres, qu'Abbas et lui s'échangent. C'est le premier "drame" du film, même si ce n'est pas le premier que le personnage vit: en même temps que la date buttoir d'une expulsion approche, sa petite maison en planches prend feu. 

La question que pose le beau film de Saleh-Haroun n'est rien d'autre que celle-ci: elle n'est non pas de survivre à pareille compilation de drames, mais comment garder sa dignité à tout prix. Lors des très belles scènes entre Abbas et son "amoureuse" française, Carole, tout comme dans celles entre Etienne et sa fiancée, il est question d'impuissance, de la fin du désir, du renoncement à tout et c'est Etienne, cet intellectuel dont les illusions n'en finissent plus de se briser sur mille et un écueils, après avoir recueilli ce qui restait de son exemplaire de Montaigne en livre de poche  mangé par les flammes, et sans doute aussi parce qu'il n'a pas (ou plus) d'enfants, qui décidera d'en terminer lui-même.

Enterré au carré des indigents, au cimetière de Thiais, rebaptisé gentiment Jardin de la Fraternité, le corps d'Etienne sera brûlé cinq ans après son inhumation si personne ne le réclame, comme le rappelle un personnage du film. Oui, mais, demande la petite fille d'Abbas, il ne voulait pas la crémation, Etienne, non ? On peut toujours sauver de ce qui reste de sa dignité vivant, jamais quand on est mort.

Dignité encore lorsque Abbas décide de quitter l'appartement de Carole, qui vient d'avoir une première visite des flics, tendus et menaçants (ici il faut se rappeler ce que répondit Friedkin à la question "qu'est-ce qui vous fait le plus peur ?": "Que quelqu'un cogne à ma porte au petit matin"), sentant qu'un vent mauvais est en train de tourner (il est officiellement sans-papier depuis quelques jours), et que cela pourrait retomber sur la femme qu'il aime.

Le dernier plan, glaçant, sur la plaine déserte de la "jungle" de Calais qui vient d'être remblayée à coups de bulldozer, où Sandrine Bonnaire (vraiment très bien, merci à Saleh-Haroun d'avoir pensé à elle pour ce rôle plutôt qu'à la Binoche ou à la Huppert, nos deux "internationales") les recherche en vain, nous montre l'invisible: où sont passé Asma, Yacine et Abbas ? Comment disparaître complètement, demandait une chanson de Radiohead ? En n'étant plus rien, apatride et sans identité, c'est là que tout le travail de sape horrible des administrations européennes opèrent sa grande oeuvre: faire en sorte que ces gens, à peine des humains aux yeux des Etats et des lois, disparaissent pour de bon, eux et leur foutue dignité.

C'est que nous raconte UNE SAISON EN FRANCE, avec toute la précision et l'empathie coutumière de ce grand cinéaste.

A pareils destins, on peut toujours trouver pire et pour cela, il suffit de retourner au cinéma de Wang Bing. Cinéaste chinois le plus important de sa génération, - avec Jia Zangkhe qui travaille, lui, sur le versant de la fiction, - qui n'a jamais vu un seul de ses films ne pourra pas se faire une idée réelle de l'état dans lequel son cinéma peut mettre un spectateur attentif. Pour vous faire mieux comprendre son travail, j'ai trouvé ces quelques mots dans le numéro 78 de la revue Trafic (été 2011), où Dork Zabunyan écrit ceci:

Une tripe endurance semble caractériser le cinéma de Wang Bing: l'endurance, tout d'abord, des corps ou de la parole de celles et ceux qui sont filmés (...), l'endurance physique de Wang Bing lui-même; (...) l'endurance enfin du spectateur, qui doit conquérir une attention perceptive suffisante lui permettant de "tenir".

..."Tenir" les 9 heures d'A L'OUEST DES RAILS, les 14 de CRUDE OIL, les 4 heures d'A LA FOLIE ou, comme ici, aux 3 heures de FENGMING, CHRONIQUE D'UNE FEMME CHINOISE, dans lequel He Fengming raconte sa vie, de ses débuts de "révolutionnaire" à 16 ans, puis mère de 2 enfants et épouse d'un intellectuel qui, comme elle, sera accusé de complotisme "droitier", enfermé dans un camp de travail où il mourra, puis de son exil forcé des années plus tard dans un village misérable lors de la Révolution Culturelle, jusqu'à leur réhabilitation, -posthume pour lui -, vingt ans plus tard.

La littérature est importante sur cette période sur laquelle il est autorisé aujourd'hui de parler, mais le dispositif de Wang Bing est encore une fois radical, et saisissant. Par son "endurance" plus haut citée, le cinéaste parvient à épuiser son sujet (et son spectateur, souvent, même si on peut parler de travail d'hypnose) jusqu'au délire, parfois: posée en face du fauteuil dans lequel Mme Fengming raconte son histoire, la caméra ne bouge jamais, jusqu'à continuer à filmer le vide lorsqu'elle part aux toilettes, ou court décrocher le téléphone dans la pièce d'à côté. Au bout de 40 minutes environ, on n'y voit plus rien (la lumière du jour a baissé; nous sommes donc en fin de journée), et c'est madame Fengming qui se lève pour allumer (et ce n'est pas Wang qui le lui a demandé). Et en effet, c'est ce qu'il y a à entendre qui est important.


De la même manière, quand Wang change de cadrage (il s'est installé sur le canapé aperçu sur la gauche, et filme madame Fengming en plan américain cette fois), on a regardé le cadran: c'est au bout d'1 heure 30 que cela arrive. Ce qui réveille autrement plus qu'une explosion de building dans un film avec The Rock.

Alors que Jia Zhanghke ne cesse de filmer une nouvelle Chine et en tisse des fictions souvent radicales, mais ancrées dans la réalité d'un pays dont il a toujours filmé les évolutions, Wang Bing recueille sans se lasser les images d'une Chine qui se meurt (les zones industrielles aux proportions démentes d'A L'OUEST DES RAILS, son premier film), d'une Chine qui existe toujours (la misère d'un autre âge dans la Chine rurale dans LES TROIS SOEURS DU YUNNAN), ou d'une Chine honteuse (les conditions de vie dans l'hôpital psychiatrique-prison d'A LA FOLIE). Et, quand les images manquent, comme ici, la parole de ceux qui ont vécu.

Aborder le cinéma de ce stakhanoviste du documentaire n'est qu'en apparence une affaire compliquée: il suffit de faire preuve de BEAUCOUP d'endurance; le voyage en vaut la peine.

samedi 25 juillet 2020

Filmer les belles choses.


Werner Herzog poursuit avec THE WHITE DIAMOND, réalisé un an avant son GRIZZLY MAN, son exploration de l'âme des chasseurs de l'impossible, dont il fait sans doute partie lui-même. L'énergumène disséqué dans ce documentaire s'appelle Graham Dorrington, il est professeur de physique dans une université de Londres et sa passion, c'est le dirigeable. Cela ne suffirait pas, bien entendu, à se retrouver dans un film de Herzog il faut aussi une touche indispensable de folie. Obsessionnel et toujours prêt à faire abstraction de ce qui l'entoure, Dorrington a emmené le cinéaste avec lui pour cette nouvelle tentative de faire planer son dirigeable à gaz non inflammable, et doté de quatre petits moteurs à propulsion, au-dessus de la canopée de Guyane.

Herzog ne pouvait manquer pareille invite et nous le retrouvons tel qu'on le connait si bien: dans son élément, dans une jungle sud-américaine et un cadre époustouflant. Deuxième tentative pour Dorrington donc, la première s'étant soldée par la mort accidentelle de son meilleur ami, le documentariste animalier Dieter Plage, qui était toujours partant pour filmer dans des circonstances extrèmes (des archives nous le montrent échappant de peu à une charge d'éléphants énervés, ou encore de se faire tabasser par un gorille furieux). L'effet-miroir avec Herzog est d'abord suffisamment saisissant, lui qui se vante souvent de toujours tenter l'impossible, et d'avoir frôlé la mort plusieurs fois, pour qu'on le suspecte encore une fois de se hausser du col en s'appuyant sur la folie des autres.

D'une part Dorrington réitère un essai qui a coûté la vie à un proche, d'autre part on observe très vite que notre chercheur semble attirer la scoumoune comme un aimant: le moteur principal s'enclenche en marche arrière, tout ce qui fonctionnait en laboratoire ne fonctionne plus du tout, et la caméra se plait à nous montrer l'insistance d'un des assistants, très remonté, à ne plus s'amuser avec les règles de sécurité, à engueuler Dorrington, jusqu'à le menacer de quitter les lieux. Plus loin, c'est Herzog, incorrigible m'as-tu-vu, qui use de toute sa science de la manipulation pour convaincre Dorrington de l'embarquer, lui et sa caméra, dès le premier vol car "imagine que ce soit le seul... il n'y aurait pas de seconde tentative".


On est plus persuadé de l'égocentrisme de Dorrington que de sa folie supposée: l'observer partager sa tristesse lors de longues séquences appartient à ces moments dans la filmographie de Herzog qu'on suspecterait presque d'être préfabriqués. Mais si le savant n'attire qu'assez peu de sympathie (trop insistant, pas assez fou), Herzog a l'intelligence de s'échapper ailleurs, et de faire quelques pas de côtés vers cet "autochtone" par exemple, qui rêve de traverser l'Atlantique à l'aide de ce dirigeable miniature pour aller retrouver sa "famille" partie en Europe et qui l'a oublié en Guyane il y a bien longtemps (ici, on rêve au parcours tragique de cet homme, à toutes ses ramifications possibles) et qui regrette surtout de ne pas avoir pu voler avec son coq, un "super coq" insiste-t-il, lorsque Dorrington l'a invité à aller faire un tour là-haut avec lui.

Et puis il y a cette grotte, planquée derrière une immense cascade, où s'engouffrent des dizaines de milliers de martinets, endroit sacré pour les habitants du coin, et de mille légendes. Un acolyte d'Herzog, alpiniste chevronné, embarque une caméra avec lui pour filmer ce qu'il y a derrière ces cascades rugissantes, que personne n'a jamais explorées. Par respect pour les croyances des habitants, dit alors Herzog, il aura choisi de ne pas nous montrer les images. Mais quel malin, celui-là...

Quel drôle d'expérience que THE PORTUGUESE WOMAN, signé Rita Azevedo Gomes, cinéaste que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, et film demeuré inédit en France. Suite de compositions picturales absolument superbes, le film feuillette un livre d'images autour de la destinée d'une noble portugaise embarquée dans le nord de l'Italie par son mari, un certain Lord Van Ketten, qui l'abandonne dans un château délabré avec ses gens, pour aller guerroyer on ne sait trop où, ni pourquoi.

Sans savoir sur quoi repose l'histoire en terme de véracité historique (mais elle est adaptée d'un conte de Robert Musil, nous dit-on, revisité par Agustina Bessa-Luis), le film nous propose une suite de tableaux admirablement composés, comme inspirés des toiles flamandes ou des maîtres italiens. Dames qui brodent dans les prés verdoyants, petits lapins blancs qui sautillent dans la luzerne, loup apprivoisé qui croque une volaille sous la table du festin, amants qui prennent leurs bains dans des tonneaux dans un halo de vapeur, feux qui crépitent et murs lézardés, les images défilent sans qu'on comprenne bien si elles portent un discours bien particulier: est-ce juste un portrait de femme qui s'abstrait des liens du mariage par la solitude, une simple chronique de la noblesse, autre chose ? 

On n'ose pas trop gloser ici sur les aspirations du film à être autre beaucoup plus qu'un superbe défilé de toiles, mais on citera quand même deux noms: Acacio de Almeida, le chef -opérateur qui a fourni un travail de première main (après avoir jeté un oeil sur sa filmo, on va dire que cet homme a du métier: son premier film date de 1967 !), et la magnifique Clara Riedenstein, dont la rousseur quasiment de chaque plan, irradie la pelloche.

A noter que c'est aussi le dernier film d'Ingrid Caven qui nous offre des "intermèdes" chantés en plusieurs langues, seuls moments gênants et dispensables de ce très beau film (passer d'un coup du Titien à du Straub-Huillet, c'est dur).


vendredi 24 juillet 2020

Déconfiture masculine en slip de bain.



Connaissez-vous Uri Zohar ? Eh bien avant hier, moi non plus. Mais demandez à un Israëlien ce qu'il en pense, et vous serez servi. Dans les années 60 et 70, cet acteur et cinéaste fut le fer de lance de la "Nouvelle Sensibilité", un peu l'équivalent de notre Nouvelle Vague et de ses pendants européens, et son nom culmine là-bas comme celui de Truffaut ou Chabrol chez nous. Drôle de zigue quand même, et grand metteur en scène (les trois films dont je vais vous parler ici sont absolument merveilleux), considéré aussi bien comme un intellectuel de premier plan que comme une figure politique majeure... et un comédien-vedette de son époque. 

En 1988, Zohar ferma les volets pour se consacrer... à la religion, - ce qui laisse pantois quand on vient de voir ces films - parce que, prétendait-il, homme à femme à la libido débordante, père de famille et personnage public débordé, il avait préféré, et c'est lui-même qui l'a dit, se soumettre à une autorité plus fortes que ces pulsions.

Une fois posé le profil de l'animal, jetons d'abord un oeil à TROIS JOURS ET UN ENFANT, tourné en 1967 et présenté à Cannes cette année-là, où fut décerné à l'excellent Oded Kotler le Prix d'Interprétation masculine. Trois jours, donc, de la vie d'Eli, étudiant de Jerusalem qui partage un appartement avec une étudiante en botanique qu'il n'aime peut-être pas tant que ça. Un jour, Noa, son premier amour l'appelle du kibboutz où ils se sont rencontrés pour lui demander s'il voudrait prendre chez lui Shai, son petit garçon: son père et elle descendent à la capitale pour des examens et ne connaissent que lui à Jerusalem.

Eli n'a jamais pu oublier cette jeune femme dont il est toujours amoureux, et durant ces trois jours mi-figue, mi-raisin, n'en finira pas de ressasser avec beaucoup d'aigreur cette première liaison dont, c'est le cas de le dire, il se fait tout un film alors qu'il est compréhensible que, pour elle, cela reste une histoire sans grand intérêt. Aussi le film décortique avec une précision méticuleuse les pulsions jalouses, enfantines et immatures de ce jeune homme qui n'a pas réglé ses comptes avec ces déceptions post-adolescentes et pour qui ce "raté"de sa vie amoureuse, ne pas avoir su bien séduire la belle Noa, ne pas avoir le courage de quitter la fade Yael, reste une blessure. Son égocentrisme culmine d'ailleurs lors de scènes où Eli observe le petit Shai se mettre dans des situations dangereuses, guettant l'accident, ou la catastrophe.

Tiré d'un roman d'Abraham B. Yehoshuah , TROIS JOURS ET UN ENFANT emprunte quelques trouvailles à la science du montage de Resnais, inserts de flash-backs sur des visages songeurs pour les pensées inavouables, arrêts sur image pour moments suspendus au-dessus de vides intérieurs. Le film culmine lors d'une scène avec un serpent venimeux égaré dans un petit appartement, à vous faire dresser les cheveux sur la tête, que j'abandonne avec joie aux férus de psychanalyse à bon prix.

LES VOYEURS sera tourné cinq ans plus tard, avec Uri Zohar dans un rôle qu'il a repris plusieurs fois dans d'autres films, parait-il, celui du surveillant de plage bronzé et torse poilu, obsédé sexuel et magouilleur à la petite semaine. Ressemblant à s'y méprendre à Ilie Nastase avec une coiffure à la Guillermo Villas, l'acteur-réalisateur lorgne de toute évidence vers la comédie italienne, et Alberto Sordi. Le film s'arroge tous les fantasmes et désillusions propres aux années 70, avec une révolution sexuelle qui aura pour le coup une belle saveur de raté. Zohar y campe ce beauf plus tout jeune mais l'esprit au ras de la calfouette dont la principale occupation est de mater son meilleur copain (il est guitariste dans un groupe de rock) en train de sauter les midinettes, en essayant de récupérer les restes au passage. Il le faut le voir, à son âge, s'extasier encore sur la grosseur du paquet dans le slip de bain d'un adolescent, et criant à l'injustice.

On pense surtout aux VITTELLONI, version post-68, avec les mêmes mais en slip, des capotes coincées sous l'élastique. La déconfiture du mâle israélien semble bien être la grande histoire du cinéma de Zohar, et LES VOYEURS, film absolument tordant, propose des liens plus que limpides avec la propre biographie de l'auteur, qui ne le savait peut-être pas encore.

Mais Gutte (c'est son prénom) a quand même beaucoup de mal, malgré son look de tennisman latino: s'il dragouille avec difficulté la femme de son pote, il préfère tout de même s'en remettre aux services de sa putain préférée, le short sur les chevilles dans une arrière-cour de HLM. Ah ! l'amour...

Déconfiture masculine, encore, toujours plus fort, toujours plus haut, Zohar tourne deux ans plus tard, en 1974, LES YEUX PLUS GROS QUE LE VENTRE dans la peau, cette fois, de Benny, bon père de famille qui brille de sa gloire d'entraîneur d'équipe de basket et se retrouve tout à coup débordé par sa vie de famille (le petit dernier dans la poussette), son job, ses affaires immobilières et, surtout, ses deux maîtresses. Déjà révélé dans LES VOYEURS, le mâle israélien pris la main dans le sac essaie de parler plus fort que tout le monde et tente de décharger ses responsabilités sur les autres.

Grand cinéaste de l'immaturité et de la vacuité masculine, Zohar était-il conscient de bâtir une oeuvre autour de ça, où ne s'en est-il rendu compte que plus tard, comme pour toute véritable obsession envahissante ? Avant de se réfugier dans la religion, et en espérant qu'il y ait vraiment trouvé un sens autant qu'un soulagement à une existence devenue trop frénétique à ses yeux, on peut penser que le trublion Uri Zohar en aura bien profité.

Une chose et sûre et certaine, il manque au cinéma israélien tous les films qu'il n'a plus voulu faire, même s'il est toujours une référence incontournable chez lui. Car c'était un immense cinéaste, qui savait jouer sur toutes les gammes, de l'émotion au grand-guignol, sans forcer. Et je me demande si j'ai jamais vu des scènes de match de basket-ball aussi bien filmées que dans LES YEUX PLUS GROS QUE LE VENTRE.

Donc, je répète: Uri Zohar.



jeudi 23 juillet 2020

Laisser le temps à la parole.


Voir MALMKROG au cinéma, dans des conditions idéales, sans la tentation de la touche "pause" et de l'arrêt vide-frigo, pendant les 3h20 qu'il dure, avec tout de même l'idée préalable de s'enfuir, si jamais, est une expérience que tout un chacun devrait tenter... car qui a déjà vu un film de Cristi Puiu sera prévenu: voilà un homme qui aime les temps qui durent et les séquences qui vont jusqu'au bout. On avait tord de s'en faire, car malgré leurs durées déjà, et leurs thématiques peu amènes (le parcours hospitalier d'un vieil homme en fin de vie dans LA MORT DE DANTE LAZARESCU, ou le repas familial-règlement de comptes de SIERRANEVADA), il y a beaucoup à voir et à écouter dans les films de Cristi Puiu: une fois toute l'attention calée sur ce qui se passe sur l'écran, le temps file mais ne se mesure plus.

Ce que ses films précédents décortiquaient avec soin et patience, Puiu le dépouille un peu plus en osant ce pari fou d'adapter les longs dialogues d'un classique de la littérature philosophique russe, assez méconnu chez nous, un roman de Vladimir Solovyov où de riches notables discutent durant une journée de villégiature à la campagne du bien et du mal, de la présence de Dieu, la prédominance de la civilisation chrétienne sur toutes les autres, de la guerre, la morale et la politique. Unité de lieu; un immense manoir avec ses domestiques, dans un décor enneigé avec pour seuls fils d'arrière-plan, la présence d'un vieux général malade à qui l'on prodigue des soins de temps en temps, les échauffourées entre domestiques et... cet étrange moment au milieu du film où, après qu'on ait fait sonné la cloche sans que personne ne vienne, des inconnus tirent à l'intérieur de la maison, des gens se courent après en hurlant, des coups de feu fassent sauter le plâtre des cloisons. Seul moment de MALMKROG où les protagonistes semblent totalement perdus, jetés tout à coup en dehors du cercle abstrait de leurs discussions immobiles: les domestiques ne sont plus là pour les servir (ils ont même besoin d'eux pour leur tirer la chaise avant de se lever), il y a du vacarme partout dans la maison: tout cela n'est pas normal.

Prémisse sans doute de la Grande Histoire qui va bientôt les rattraper et les ramener à leur sort (la Révolution qui arrive, la mort ou l'exil pour eux sans doute, la fin d'un monde), cette scène arrive comme une poutre tombée d'un toit, sans que cela ait pourtant un quelconque impact sur la suite (on passera du thé à l'heure du repas, et on continuera à parler de Dieu, de l'Europe, et commentera même la parabole des vignerons dans les Evangiles).

La première discussion du film (avant le déjeuner de midi et la coupe de champagne) était justement sur l'importance de l'Armée, de la discipline militaire comme pilier moral d'une nation (théorie défendue par Madame la Générale), sur la fin de l'importance des Armées (utopie défendue par ce haut diplomate fervent défenseur d'une Europe "universelle" et unie); discussion qui s'écoute un sourire amer au coin de la bouche: les pires horreurs du siècle naissant ne leur étaient pas encore tombé dessus.

On notera que toutes les discussions "politiques" trouvent un écho assez étrange, voire morbide à nos oreilles branchées sur les ondes du XXI° siècle, mais que celles qui se perdent dans les méandres et les abîmes de la foi chrétienne et de l'édification d'une morale unique, avec ou sans la religion, trouvent toujours un écho particulier.

Reste que la magie de la mise-en-scène de Puiu, qui culmine en une direction d'acteurs presque hallucinante (des kilomètres de textes difficiles appris par coeur, et en plusieurs langues même si le Français est le plus souvent employé), relève d'un travail de préparation qui a du être titanesque. 

Il faut sans doute être quelque peu armé avant d'aborder MALMKROG mais le film vérifie que la philosophie s'écoute mieux, et se discute plus qu'elle ne se lit (je n'en lit jamais, mais j'étais pendu aux lèvres des protagonistes, littéralement).

Pas dépourvu d'humour non plus (la scène de la fusillade, qui sera beaucoup commentée je pense, en est une preuve un peu tordue), le film se termine sur un fondu au noir après que Nikolai, l'hôte philosophe, se propose de lire à tout le monde un texte "un peu long", et sorte pour aller chercher l'ouvrage dans ses appartements. Là, on se trémousse un peu sur son siège (on a passé les 3 heures, non ?...), mais voilà le générique qui arrive...

Une expérience de cinéma non pas extrème, mais exigeante quand même: allez-y en pleine forme et les sens bien affûtés. MALMKROG est un film à noter sur les tablettes, un film unique.


Si MALMKROG II existait, je n'y serai pas allé tout de suite. J'ai donc jugé plus prudent d'enquiller, la tête encore bourdonnante et me demandant encore si Madame Olga n'avait pas raison lorsqu'elle prétendait que tout jugement moral se devait de respecter à la lettre la parole de notre Seigneur (je déconne...), sur une bonne grosse, très très grosse, et très très bonne comédie américaine bien lourde et poilante, j'ai nommé SPY de Paul Feig, qui date d'il y a cinq ans, avec une Melissa McCarthy déchaînée.

De quoi qu'est-ce-que ça cause de ? C'est pas compliqué: James Bond (enfin presque, c'est Jude Law) porte en fait une oreillette et c'est son binôme Susan qui l'alerte de son bureau pourri à Washington, et lâche les drônes à distance s'il le faut. Pétillante, pétulante voire vulgaire, mais toujours hilarante, Susan va bien sûr se retrouver sur le terrain et tout massacrer, malgré son physique assez peu approprié.

On comptait se fendre la pêche, et on n'a pas arrêté de se fendre la poire. Cette Melissa McCarthy, venue du stand-up et dont une bonne moitié des répliques a du être improvisée sur place, est une bombe, et se coule à merveille dans ce style de comédie ultra-référencée avec blagues odoriférantes juste au-dessus du tampax et du gel anti-hémorroïdes (beaucoup de pets dans l'action, d'allusions aux aisselles qui "sentent le fromage", et même de très gros plans sur de très grosses bites).

Le mannequin Jude Law, le body-guard Jason Statham ainsi que la poupée Rose Byrne ont bien voulu prêté leurs plastiques avenantes et leur autodérision au service de la grande grosse dame qui, littéralement, pète tout. On aura également noté au passage le nom d'une certaine Miranda Hart, qui joue la meilleure copine de notre héroïne, grande cruche aux saillies libidinales imprévues, qui finit dans un accés de panique inversé par plaquer au sol, et sous elle, le rappeur 50 cents (et à lui taxer son hélico et une caisse de champagne).

Que c'est bon de rire.

mardi 21 juillet 2020

Les sourds-muets sont des ordures.


Connaissez-vous Andrew Bujalski ? Non ? Normal, ces films n'ont pas le droit de sortie chez nous. C'est dommage qu'aucun distributeur n'ai eu le courage (l'inconscience ?) d'essayer d'en montrer quelques uns, ces films sont charmants comme tout. Sorte de petit frère de Hal Hartley, mâtiné de Philippe Garrel américain, à moins qu'on ose littéralement d'aller jusqu'à le comparer à Rohmer, l'influence la plus visible de ses films, le réalisateur n'est intéressé que par les histoires d'amour et les petits coeurs qui battent fort.

MUTUAL APPRECIATION, son deuxième film réalisé en 2005 juste après FUNNY HA HA que j'ai chroniqué dans ce blog il y a quelques semaines, est un peu son JULES ET JIM. Mais une histoire d'amour d'étudiants, filmé dans des vingt mètres carré, où on parle beaucoup de ses sentiments, où on passe beaucoup de temps à s'en excuser: ces jeunes ne couchent pas vraiment beaucoup, et font tout un pataquès lorsqu'ils finissent par s'embrasser. C'est mignon comme tout (et tellement rafraîchissant; si vous voulez du raide, filez voir un Harmony Korine ou un Larry Clarck, plutôt).

Lawrence vit avec Ellie, qui en pince un peu pour Alan, le meilleur copain de Lawrence qui débarque de Boston avec sa guitare pour faire quelques concerts à New York. Alan qui a fait la connaissance de Sara, animatrice de radio rock qui lui fait du rentre-dedans, et présente son frangin qui est batteur, et Alan a justement besoin d'un batteur pour ses concerts. Ellie en pince aussi pas mal pour Alan, et ils vont se le dire, en se touchant à peine. 

Lawrence est incarné par le réalisateur lui-même (physique d'empoté de service, assistant universitaire à lunettes) et Alan par Justin Rice, vrai musicos et figure de la scène pop indé new yorkaise (physique d'empoté, entre Adam Greene et Reda Kateb). Filmé dans un noir et blanc gracieux, les scènes s'enchaînent autour de quelques verres, parfois lors de séquences pompettes qui nous rappellent au bon plaisir de Hong Sang Soo (autre admirateur de Rohmer), et sur des plumards - désolé il n'y a pas assez de chaises... - qui les attendent bras ouverts (mais Ellie et Alan, juste bien élevés, vont résister à l'appel du câlin tandis que Sara y culbute sans préliminaire cet empoté d'apprenti rock-star).

Après avoir vu ses deux premiers films, on est curieux de savoir si Andrew a mûri passé la trentaine, et s'il a laissé ses années étudiantes derrière lui. On verra donc tout ça si jamais on tombe sur ses films suivants mais une chose est sûre; il serait dommage qu'il égare en route cette naïveté toute fraîche de presque puceau qui nous rappellent quelques souvenirs, de môches comme de très beaux, et qu'on regrette à chaque fois qu'on y repense.

(à voir sur Mubi)

Très heureux de tomber, enfin, sur THE TRIBE de Myroslav Shlaboshpytsyi (oui oui), réalisé en 2014, que j'avais manqué en salle et qui se traîne une réputation aussi flatteuse que sulfureuse. Mais quelle horreur que ce film, dans tous les sens du terme.

Qu'on me comprenne; je suis un grand admirateur du travail de Michael Haneke, qui a inventé quelques dispositifs de mise-en-scène frontaux, jamais employés avant lui, et qui nous ont mis face à nos propres terreurs, à la violence la plus extrème, comme aux horreurs les plus absolues avec une absence totale de filtre et d'écrans intermédiaires que j'ai longtemps trouvée fabuleuse, avant que ce ne soit érigé en système. Et là encore, il avait le droit d'user jusqu'à la corde les procédés qu'il avait lui-même mis en place.

Tout comme je suis un admirateur de FUNNY GAMES ou du RUBAN BLANC, je défendrai jusqu'au bout un film comme le dernier Lars Von Trier, THE HOUSE THAT JACK BUILT, et il sera donc inutile de me traiter de mijaurée car... THE TRIBE, non vraiment, quelle putasserie.

Ce film ne m'a pas fait penser à Michael Haneke, ni à Ruben Ostlund qui, lui, a dévoyé le système "je tire sur la corde jusqu'à ce que ce soit insupportable" sur un mode plus goguenard, quoique parfois assez pénible, mais à cet autre film qui "voulait faire comme" Haneke, l'insupportable THE GREAT ECSTASY DE ROBERT CARMICHAEL de Thomas Clay, en 2005, avec ces interminables plans-séquences en plan fixe sur une scène de viol et de torture.

Entre FUNNY GAMES et le snuff-movie, il y avait effectivement cette place que des cinéastes comme Clay ou  Shlaboshpytsyi se sont donc chargé d'occuper, histoire d'aller plus loin sans doute, et évacuant de fait toute précaution au profit d'une évaluation brute de la violence. Sur ce schéma simpliste: "la violence, c'est ça", il n'est effectivement pas utile d'y aller par quatre chemins, juste d'exiger de l'endurance de la part de ses interprètes (scènes de cul en temps réel, scènes violentes captées sans jamais "regarder ailleurs"), ainsi qu'une solide préparation préalable de ses techniciens.

Procédé qui affiche tout de même une absence fondamentale de confiance en un système de narration, ici la fiction cinématographique, au profit d'une autre croyance qui a plus à voir avec les systèmes de caméra-surveillance. Certes ici, l'image est autrement plus stylée (c'est ce qui rajoute à l'insupportable: Haneke faisait "voir" le crime de l'adolescent de BENNY'S VIDEO par le cadrage approximatif et un mauvais grain de caméra VHS, et même Von Trier avec sa manière sadique de retarder "les plans qu'il ne faut pas montrer" se révèle presque plus roué et inventif que son psychopathe de concours), et souvent la caméra bouge, et accompagne ses personnages lors de gracieux travellings (ce sont les plans où les prostituées et leur mac tapent à toutes les cabines de poids lourds sur cet air de repos, jusqu'à ce qu'un routier intéressé leur ouvre, ou lorsque les petites frappes circulent dans les couloirs de l'internat et ouvrent les portes brutalement), mais voilà une manière de faire qui exonère le metteur en scène de se mouiller plus que ça: "je vous montre comment ça se passe, c'est dégueulasse, hein ?..." Merci du cadeau.


On pourrait s'arrêter là et dire qu'il s'agit du travail appliqué d'un cinéaste maître de sa technique, qui s'est laissé happer par sa virtuosité et son "idée", mais nous avons à faire ici avec "Monsieur Plus" du trash pseudo-intello, le nouveau Maître Balsen du trip tarte-à-la-crème, car le film se passe entièrement chez les sourds-muets. C'est la "tribu" du titre, un pensionnat spécialisé pour jeunes adultes en Ukraine où règne la loi du plus fort: tabassage, racket, viols, mise sur le trottoir de certaines filles, responsables d'établissement (sourds-muets eux aussi) corrompus, et qui nous offre le spectacle assourdi, sans explication ni dialogues, d'une violence brute dont on comprend tous les enjeux, sans effort.

Rien de plus compréhensible en effet que le spectacle des pulsions les plus animales, et quand le cinéaste nous "montre", dans la scène "Monsieur Plus" du film, un avortement clandestin dans tous ses détails, il profite aussi de l'absence des hurlements et des pleurs pour se régaler dans l'outrance. Effectivement, mon bonhomme, on ne nous l'avait jamais faite celle-là. Quand les malades de FUNNY GAMES abattaient le petit garçon, un plan sur le visage de sa mère suffisait bien (et disait beaucoup plus qu'un crâne en bouillie). Même filmé de loin, THE TRIBE nous montre tout, comme s'il fallait tout voir pour comprendre.

Or, s'il fallait tout un film pour nous expliquer que ce type de violences fait florès dans les pays de l'Est, pourquoi en rajouter pour nous dire que chez les sourds-muets, c'est pareil ?

Ou quelque chose m'a échappé, ou bien ce film est une ordure.

Une ordure, il y en a une aussi, peut-être même plusieurs dans ce classique du cinéma allemand de l'immédiate après-guerre (1946), que la chaîne Arte diffuse assez régulièrement, et qui reste un des rares grands films allemands à avoir dénoncé la dénazification "encore à faire" à cette époque, la nation toute occupée à reconstruire ses murs avant le reste. LES ASSASSINS SONT PARMI NOUS est un film important, et qui a du faire grincer quelques dentiers là-bas (l'ordure en question, un ancien capitaine de la Wermacht qui a fait exécuter des civils sans motif sur le Front de l'Est, est aussi un architecte du renouveau, un "premier de cordée" comme dirait l'autre, qui s'est rebâti illico une fortune en fondant... les casques de l'armée pour en faire des casseroles).

Mais entre ce film, quelques autres et le renouveau du cinéma allemand dans les années 60, celui-ci s'en était tenu à des sucreries en costume pour panser ses plaies. C'est un très bon film, pas aussi noir et décisif, évidemment, que le fameux ALLEMAGNE ANNEE ZERO de Rossellini, mais qu'un cinéaste allemand ait pris à bras le corps le problème, sans fioriture, était déjà un acte courageux, et d'importance (l'ancien officier qui déguste son café-pain d'épice avec son journal à côté titrant: "Deux millions de victimes gazés !", c'était plutôt raide pour l'époque).

Ajoutons que le titre sera emprunté par Simon Wiesenthal pour ses mémoires de chasseur de criminel de guerre. Comme quoi, le film avait marqué.


lundi 20 juillet 2020

Les nouveaux juifs errants.


BROOKLYN SECRET a eu la malheureuse destinée de sortir mi-mars en France, aussi quelques salles l'ont repêché dans cette drôle de période post-confinement pour quelques ultimes moments de vie au cinéma. Sa réalisatrice, Isabel Sandoval, est une cinéaste américaine transgenre originaire des Philippines. Ce film est justement la chronique douce-amère d'une liaison amoureuse entre Olivia, double fictionnel de la réalisatrice et Alex (incarné par l'excellent Eamon Farren, qui avait marqué les esprits en petit salaud meurtrier dans la dernière saison de TWIN PEAKS) , jeune homme un peu perdu entre retour impromptu dans son quartier natal et le giron de sa famille, et ses problèmes d'alcool. 

Olivia travaille comme auxiliaire de vie auprès de la babouchka d'Alex, vieille dame affectueuse qui perd la boule, et chez qui elle possède également une chambre. Là où BROOKLYN SECRET se montre le plus convaincant, c'est dans la description d'un drôle de monde, celui non seulement des émigrés transgenres en provenance des Philippines, à la recherche d'un homme à marier et de papiers définitifs qui régulariseraient pour de bon leur situation en Amérique, un univers à cheval entre petits arrangements monnayés, comme attendu, mais avec comme monnaie d'échange de vrais sentiments. Le grand mystère du film, ça n'est donc pas les ambitions d'Olivia et de ses copines de devenir "de vraies Américaines", mais les motivations de ces hommes, à la marge du récit, qui acceptent de fournir un ultime coup de pouce financier à leur accession au monde libre en échange... d'une véritable histoire d'amour, d'un vrai mariage.

Pour preuve, le "promis" d'Olivia que l'on croise une ou deux scènes, en instance de doute, finit par se désister pour une seule raison, qui n'est pas financière: il n'est pas amoureux. Quant au "secret" d'Olivia, tenu tel auprès de la famille d'Alex comme du reste du monde, il ne semble pas être grand chose à côté des "secrets" intimes de ces hommes qui ne veulent qu'une chose: tomber amoureux, et se marier, à une femme transgenre.

Quand l'histoire d'amour entre Olivia et Alex commence, elle séduite par la beauté, la jeunesse et la gaillardise de ce jeune mec un peu beauf sur les bords, c'est à la même enseigne qu'on assiste à leur premier baiser (c'est elle qui attaque), leurs premières étreintes, leurs premiers échauffourées: elle, transparente à nos yeux; lui toujours plus opaque à mesure que leur histoire avance. Pourquoi revient-il sur sa première réaction de rejet lorsqu'il avait appris la vérité sur elle ? Pourquoi ce dénouement triste, et incompréhensible, lorsque Olivia finit par le repousser pour de bon ? Que se sont-ils dit, qu'a-t-il fait ? Est-ce elle qui n'est pas amoureuse ? Ce sont les petits secrets du film, l'inconnu de ces drôles d'histoire d'amour, comme de toute histoire d'amour. C'est la vraie beauté du film, aussi, que de mettre les sentiments de tous les protagonistes sur le même plan: l'exigence d'un vrai coup de foudre.

Le film de Sandoval est un film qui n'oublie pas non plus le triste état politique actuel des Etats-Unis, sous la menace perpétuel d'un président raciste et fanfaron, qui envoie les forces policières harceler les immigrés en situation irrégulière, et fait planer sur la population une ambiance de rafle permanente. Il n'est pas si courant de ressentir cette sensation d'oppression dans un film américain contemporain, comme si on filmait le Chili des années 70, le Paris de 1942. 

Du coup, et c'est heureux, BROOKLYN SECRET est plus un film passionnant pour ça que pour l'identité sexuelle de son héroïne. C'était le secret bien caché du film, qu'on n'attendait vraiment pas.


Mats Grorud est un tout jeune réalisateur de films d'animation qui, après deux court-métrages, s'est lancé dans la réalisation de ce très beau WARDI (2018), qui raconte quelques heures dans la vie d'une petite fille palestinienne dans le camp de Bourj El-Barajneh au Liban, bidonville devenu ville dans la ville en plus d'un demi-siècle, et qui avait recueilli un flot énorme d'immigrés palestiniens chassés par l'armée israëlienne. C'est ce que au Liban, en Syrie, en Egypte ou en Jordanie, on continue d'appeler al-Nakba (la catastrophe); deux palestiniens sur trois poussés hors de chez eux.

A l'heure où un Etat continue à en annihiler un autre dans l'indifférence même plus offusquée de la communauté internationale, WARDI nous rappelle à ce sale moment de l'histoire du XX° siècle qui n'a pas fini de jeter le chaos dans cette région du globe, et au-delà. Grorud nous montre Bourj El-Barajneh comme on ne nous le montre jamais, de l'intérieur. Invraisemblable dédale de ruelles biscornues et de bicoques en briques apparentes, bâches et tôles ondulées, la "ville" a poussé vers les nuages, - à chaque génération un étage supplémentaire - où une partie de tout un peuple a fini par prendre racine, lorgnant vers un horizon qui ne leur appartient plus.

La petite Wardi, à qui son arrière grand-père vient de donner la clé de la maison abandonnée par son propre père en 1948, aujourd'hui abandonnée aux figuiers de barbarie et aux nouvelles constructions des colons, est de la cinquième génération d'après la catastrophe. Au gré de ses discussions avec ses parents, ses tantes, ses cousins, elle recueille la parole de celles et ceux qui ont vécu al-Nakba, comme de ceux qui sont allé combattre, qui ont connu la destruction du quartier lors de la guerre du Liban, et plus elle papote, plus elle monte vers les toits, vers cet oncle devenu un peu fou, et qui était pourtant si rigolard sur les photos, enfant.

Il est rare qu'une fiction nous montre cette réalité historique de l'intérieur, sans revendiquer de bannière politique apparente. Difficile, pourtant, de ne pas prendre parti devant ce furoncle honteux sur la face du Proche-Orient, mais ce qui retient l'attention ici, c'est que Mats Grorud, citoyen norvégien, a vécu longtemps à Beyrouth, à côté d'un camp de réfugiés (sa mère était infirmière de l'ONU, et lui a rapporté bon nombre de témoignages qui figurent dans son film). 

Encore une affaire de transmission par la parole en somme, pour un pan d'histoire que les décennies à venir vont se charger d'enfouir sous des tonnes d'oubli. Il en va toujours ainsi avec la mémoire des vaincus.


dimanche 19 juillet 2020

Un Oedipe qui crève les yeux.


Question à mille balles, mais facile (parce que la réponse se trouve juste là, à gauche): quel cinéaste fut assez fou pour, un jour, réussir à tourner une adaptation de L'ILE AU TRESOR de Stevenson avec (respirez un bon coup...) Melvil Poupaud tout petiot dans le rôle de Jim Hawkins, Martin Landau, Jean-François Stévenin, Lou Castel, Anna Karina, Jean-Pierre Léaud, Yves Afonso, Pedro Armendariz Jr et... Sheila ???

Une histoire, ou un livre, aussi fameux soit-il, n'est pas chose suffisante pour Raoul Ruiz, il faut qu'il dédouble les choses, qu'il joue avec les substitutions d'identités, qu'il prenne en charge toute la psychanalyse du conte, qu'il désarticule tout. Ainsi, quand le petit Jim Hawkins quitte la demeure familiale après l'arrivée de ce mystérieux étranger qui est un familier de ses parents, et qui est peut-être aussi son père (mais ce n'est pas le seul à pouvoir être son père), un brave homme au franc sourire et au rire d'ogre le prend en stop et l'héberge un temps dans son restaurant: il s'appelle Long Silver et s'il n'est pas encore un pirate aux yeux de Jim, il possède dans son antre toutes les éditions possibles et imaginables de TREASURE ISLAND, dans toutes les langues.

Ceci n'est pas un coup de folie passagère dans la filmo de Ruiz, c'est tout à fait habituel. Celui qui se prétendait comme tout sauf un grand cinéaste (les grands ne suivent qu'une seule idée au long de leur carrière, lui en avait trois cent pour chaque plan, prétendait-il) savait donner du fil à retordre à tous les romanesques. Quand le film débute, c'est la voix de Jim devenu adulte qui raconte en voix-off que tout a commencé lors d'une panne d'électricité, interrompant le feuilleton télé que le petit garçon suivait avec avidité; aussi cette voix émet-elle l'hypothèse que l'histoire qui va suivre (L'ILE AU TRESOR éparpillée façon Ruiz) n'est peut-être que le fruit de l'imagination de Jim, qui s'était chargé toute seule de poursuivre l'émission interrompue: une histoire de guerre, de mort et d'héroïsme...

Là encore, quelque chose glisse du buffet: car ce n'est pas tout à fait Jim adulte qui raconte en voix-off, car on a reconnu la voix de Jean-Pierre Léaud, "écrivain" sans histoire, justement, à qui Jim enfant vient raconter ce qui lui arrive. Lequel écrivain prétend d'ailleurs, à ce moment-là, qu'il n'y a plus d'histoires à écrire, et qu'il n'était plus là que pour raconter ce qui se passe.

Tout au long de cette... adaptation de ?... (non: film inspiré par) Stevenson, l'art de Ruiz consiste à prendre à contre-pied toutes les attentes, jusqu'à faire incarner un pirate de goëlette par le méchant mexicain des films de Peckinpah (Armendariz Jr, qui soliloque à foison sur "Bernito Cereno" de Melville, le plus grand roman sur la mer, dit-il), et faire jouer l'héroïne par une vedette de la chanson française has-been. 

Tout est à l'envers. Comme tout est déjà fait, Ruiz refait tout à sa manière. D'une simple omelette, John Silver dévoile cette grande vérité: qu'on peut en faire sans casser des oeufs: avec une seringue. Si la cachette des pirates sur l'île d'Hispanola n'a jamais existé, il est sûr en revanche que d'autres loups de mers, après avoir lu Stevenson, ont enfoui leurs trésors à cet endroit (tout comme Stevenson lui-même y a enfoui sa collection de numismate, rajoute un autre !).

Quand le cinéma se transforme en pareille aire de jeu, moi je m'y ébats comme un garnement. Dommage que le cinéma de Ruiz, - il est vrai un peu obscur ailleurs, mais dans d'autres films - fasse toujours un peu peur. C'est vrai qu'il faut absolument lâcher toutes ses certitudes avant de l'aborder, même dans ses films les plus joyeux, comme celui-ci.


Et alors, pourquoi revoir une énième fois LE SILENCE de Bergman, si ce n'est que pour faire retomber, un peu, l'hilarité qui m'avait contaminé après le Ruiz ? Sans doute le film du réalisateur suédois auquel je me suis fait laissé prendre le plus souvent, avec son ambiance moite d'après-midi crapuleuse, duel silencieux entre deux frangines qui font halte dans cet hôtel de luxe d'une ville étrangère (la Finlande ?) pour que l'une, malade, se repose un peu. L'autre, Gunnel Lindblom, traîne ses langueurs estivales et fricote avec des inconnus dont elle ne partage pas la langue, et abandonne son jeune garçon par la même occasion.

Il faut se souvenir qu'au milieu, ce gosse n'est autre que Bergman lui-même qui règle ici un peu, il l'a raconté assez souvent, quelques comptes avec sa propre mère, femme splendide "avide de rencontres". Le petit Johan traîne dans cet hôtel en sympathisant avec une troupe de nains qui occupent une suite, et donnent des spectacles en ville, et le sympathique vieux groom à la dégaine  d'épouvantail avec qui tout le monde semble discuter par gestes et par mimiques (qu'on ne vienne surtout pas me gonfler avec l'incommunicabilité dans le cinéma de Bergman; c'est sans doute le cinéma le plus bavard et le plus signifiant que je connaisse).

Le monde de l'enfance (un peu) abandonnée à elle-même, ici encerclée par une inimitié qui n'a pas besoin de beaucoup de mots pour s'exprimer: il ne faut effectivement pas grand chose pour que les deux frangines fassent comprendre à l'autre qu'elle l'emmerde: celle-ci (Ingrid Thulin, glaçon orné de ses grands yeux noirs humides) a souvent des crises, crache du sang, hurle dans les spasmes de la douleur, fume cigarette sur cigarette, descend verre sur verre, un livre et un crayon toujours à la main: c'est une intellectuelle qui vit de sa plume, n'a jamais voulu d'enfant et encore moins de mari (prétend-elle). L'autre est une chatte sauvage richement mariée, mais guère sage, qui chasse le loufiat dans les bars pour les ramener dans son lit.

De ce triangle -vraiment- amoureux, passionnel et fusionnel s'échappent quelques moments de pure cruauté, de méchanceté parfois, comme de compassion et de vraie tendresse. Le plan le plus splendide restant peut-être celui où Ester se lève et trouve Johan, en slip et en position foetale, faisant la sieste aux côtés de sa mère complètement nue. LE SILENCE est un film d'une beauté et d'un calme qui ne serait rien sans ses éléments de désordre: des traces de salissure dans le dos d'une robe blanche, un sourire de contentement devant la souffrance de l'autre, ou le petit Johan qui pisse sur un mur de couloir de l'hôtel, juste comme ça.

Ici je dois faire un aveu: vu la première fois à un âge qui devait tourner aux alentours de la pré-adolescence, voici le film qui avait provoqué un premier émoi, purement érotique et presque violent. En le revoyant plus tard, et en le comprenant enfin, j'ai mieux compris pourquoi: LE SILENCE est un film à hauteur d'enfant, aux motifs oedipiens qui crèvent littéralement les yeux. Quel film...