mercredi 26 juillet 2023

ASSAUT, Die hard chez les ploucs.

 



Avis de grand froid sur le cinéma d'action en ce moment, à l'heure où l'Amérique nous bombarde de ses feux d'artifice de la dernière chance pour sauver le soldat Hollywood de la désaffectation totale de ses salles, qu'ils soient roses bonbon, atomiques champignon, en combi fouet et chapeau tout cuir ou saut de l'ange à moto sans trucage mais avec gros code promo, Adilkhan Yerzhanov non seulement adresse un clin d'oeil à l'emblématique Assaut de Carpenter du fin fond de ses années 70, mais nous enjoint surtout à retrouver les plaisirs simples de la série B grand style, économie de moyens mais efficacité partout, que Big John justement a porté à des degrés de maitrise quelques décennies durant.

Prise d'otage dans l'école d'une petite ville, cinq affreux masqués et quelques gosses à l'intérieur, des forces d'intervention qui vont mettre des jours à rappliquer (Dieu que c'est grand et vide, le Kazakhstan), et des locaux très emmerdés qui se décident à y aller seuls. Top chrono.

Le directeur d'école, le chef de la police locale (son adjoint a démissionné sitôt la nouvelle tombée, pas assez payé pour ces conneries...), le prof de dessin, de maths, le concierge alcoolique de l'école, le responsable de la maintenance, une mère de famille, le prof de sport et son protégé, Turbo, un attardé mental dont on finira par guetter les onomatopées joyeuses, et finalement pas si connes au regard des imbécilités que vont proférer tous ces tocards paniqués. On se croirait sur la ligne de départ d'un film des frères Coen...


Yerzhanov est sans doute le seul cinéaste actuel à se permettre ce stoïcisme à l'ironie flirtant avec le cynisme le plus absolu tout en nous proposant des histoires gorgées de punch et de violence. Il est le seul, aussi, à pouvoir invoquer Jacques Tati et Tarantino dans un même plan (ces individus masqués et armés qui traversent tranquillement la cour tandis qu'au premier plan, le prof de sport se livre à une démonstration pitoyable de nunchaku), voire un mélange de John McTiernan et de Claude Zidi (cette terroriste qui se relève fièrement après s'être pris une balle avant de se prendre les pieds dans un tuyau qui dépasse).


Nos héros se révèleront bien sûr à eux mêmes au fil de cette terrible épreuve. Révélation qui prendra parfois les aspects d'un jeu de rôles grandeur nature, avec nos apprentis Chuck Norris dessinant le plan de l'établissement dans la neige pour savoir par où entrer sans se faire shooter direct, séance de tir pour savoir qui jouera le sniper, courses chronométrées pour savoir qui court le plus vite, engueulades pas toujours fines qui révèleront les lâchetés des uns, les forces des autres. Les théoriciens pourront s'amuser à y décortiquer une mise en abîme géniale de quelques principes de mise en scène si cela les amuse, qu'ils ne se gênent pas pour moi: je suis d'accord avec eux.

Film d'action donc, mais aussi comédie cinglante sur la déshérence du système policier kazakh (taper sur l'Etat est la raison d'être du cinéma de cet homme-là) qui jette tout de même un froid de banquise avec son dénouement qui vous arrive dessus comme on se prend un congère, renvoyant dos à dos une police de branleurs et des terroristes effrayants mais sans motifs, muets comme des carpes, sans revendication autre que leur sauvagerie assumée ( et leur nullité finalement révélée, parce que se faire décaniller par cette bande de bras cassés, franchement...).


Yerzhanov travaille toujours avec sa petite bande de comédiens, dont le merveilleux Daniyar Alshinov avec sa voix de pingouin et sa jolie pointe de course. Une fidélité à toute une petite bande comme à cette idée fixe, qui parcourt son cinéma de long en large: que faire de cet héritage soviétique dont tout le monde peine à se remettre, que faire de ce glorieux passé de guerriers des steppes dont il ne reste plus que des paysages malfamés et ces mentalités étriquées: pointant derechef le machisme ambiant comme la beauferie générale ici à l'oeuvre, Assaut commence d'ailleurs par un sommet de lâcheté masculine jamais vu avant de trouver son remède par l'instinct maternel d'une femme décidée à tout tenter,  réveillant en chacun son petit instinct guerrier.


Pour profondément nihiliste qu'il soit, le cinéma de Yerzhanov est certainement un des plus jouissifs du moment. Je vous conseillerais donc de vous précipiter sur cet Assaut comme de ne pas y aller trop vite avec L'éducation d'Ademoka, sorti en même temps sur nos écrans mais dont le minimalisme railleur risque de trop désarçonner d'entrée, si vous ne le connaissez pas encore bien (cf critique sur ce même blog, deux pages plus bas).

Trois ans après son génial A dark, dark man, Yerzhanov vient de prouver une nouvelle fois qu'il est un immense réalisateur de film noir. Et pas que.

lundi 24 juillet 2023

WELFARE, toute la misère du monde.

 



Réalisé en 1975, le documentaire de Frederick Wiseman sur le bureau d'aide sociale Welfare de New York ressort cet été au bénéfice d'une adaptation théâtrale qui n'a pas récolté que des éloges au dernier festival d'Avignon. On voit ce qui a pu intéresser Julie Deliquet dans cet enchaînement de confrontations entre les employés des services sociaux et ces hordes de démunis dont on peinera, à l'arrivée, à comptabiliser les troubles, les peines et les malheurs, mais le film de Wiseman offre bel et bien un matériau brut de première qualité à qui voudrait en tirer de la dramaturgie à moindre coût, voire quelques éléments de fiction. Pour mémoire, un des internés du Titicut follies tourné par Wiseman en 1967 dans un établissement psychiatrique aurait inspiré à Ken Kesey le personnage de McMurphy pour son Vol au-dessus d'un nid de coucou.


On connait les manières de Frederick Wiseman, cette façon au long cours de s'immerger dans une institution en ne se contentant jamais de camper dans un camp ni dans un autre, cumulant un nombre invraisemblable d'heures de rushs pour en extraire des films souvent longs (ici, 2h45). Nulle recherche de crescendo dans son montage: la tension est là, directe et déjà électrique entre ses demandeurs qui ne comprennent rien aux difficultés qu'ils rencontrent parce que parfois ils n'ont pas les moyens de comprendre (un nombre incroyable de personnes handicapées ou malades pour qui ces bureaux sont les derniers points d'arrimage à une ultime tentative de ne pas se retrouver à la rue), parce que l'administration se montre trop tatillonne, trop floue, n'a pas prévu tel cas de figure, n'a pas tenu compte d'une pièce fournie... Quiconque s'est confronté un jour à ses institutions reconnaitra sans problème l'universalité du problème.


Contrairement à ce qu'on peut lire ici et là sur Welfare, le film n'a pas été tourné sur une seule journée, mais il est le fruit d'une récolte qui a duré plusieurs mois de tournage. Voilà pourquoi Wiseman est un cinéaste singulier, et un très grand documentariste. Voilà pourquoi aussi la présence de sa caméra n'a pas l'air, assez vite, de gêner les intervenants qui finissent par se livrer sans fard aucun, dans un mouvement commun à vouloir préserver leurs chances (de respecter les règles pour les employés, soucieux des marches à suivre, de survie pour les allocataires, venus quémander pas grand chose). 


La force du travail de Wiseman est de nous montrer cette confrontation quotidienne entre la misère et ces employés sans jamais nommer, mais en le montrant toujours, invisible et froid, dévorant ses propres enfants, cet Etat qui vise de manière évidente le découragement voire l'éradication de ces derniers de cordée, cette couche de sédiments inutile au bon fonctionnement de la société.

Chaque confrontation est un combat, plus ou moins douloureux. Tout y passe. Cette femme qui ne comprend pas pourquoi on ne veut pas la réinscrire tombera sur ce jeune homme barbu, à la démarche dansante mais visiblement obstiné, qui n'hésitera pas à monter dans les étages pour aller sonner les cloches de son cadre, du responsable de cette erreur d'appréciation, et d'en redescendre avec une bonne nouvelle d'un air toujours aussi blasé. 


Plus loin, une responsable craque en se refusant tout à coup à gérer deux cas compliqués (un ancien junky bizarre qui ne veut pas partir tant que son problème n'est pas réglé et une femme, venue défendre le cas de sa mère dans une affaire ô combien tordue, qui lui hurle dessus en voulant la mettre plus bas que terre) en faisant appel à la sécurité.

Moment sur le fil, où l'on voit cet officier de police (Noir, tous les membres de la sécurité sont des flics afro-américains) se refuser à intervenir arguant qu'il n'y a aucun souci de menace physique, et pensant peut-être que cette employée (Blanche) cherche à se débarrasser de ces femmes (Noires) pour de mauvaises raisons; "Je ne suis pas travailleur social, moi, faites votre boulot !".


Un autre moment nous montre un type visiblement dérangé, - il prétend avoir passé un mois à l'hôpital à cause de "trois nègres et un portoricain" qui l'auraient tabassé - ne cesser de provoquer un officier à coups d'arguments racistes plus caricaturaux les uns que les autres. Ils finiront par le foutre à la porte, ayant épuisé leur patience comme leur sens de l'humour. Toute la misère du monde, en un seul lieu.

Tous ces gens sont inoubliables, il serait long et fastidieux de tous vous les raconter, mais les moments les plus troublants sont sans aucun doute ceux où on suspecterait presque Wiseman d'avoir employé des acteurs. C'est cet homme visiblement venu en qualité d'aide juridique qui se montre aussi têtu et tenace qu'un pitbull pour qu'on s'occupe de cette jeune fille enceinte et qui a des petits airs, tout comme le regard noir fermé et menaçant d'un Harvey Keitel qui cherche des noises.


Welfare
d'ailleurs s'achève sur une confrontation entre un responsable, gominé comme un larbin des Sopranos et s'exprimant avec un accent du Bronx carabiné et un type complètement allumé, sosie parfait du frangin moustachu des Sparks en plus grand, qui se lance dans une diatribe extraordinaire contre la société, Dieu, lui-même et tous les autres.

Ultime laïus qui nous aura confirmé cette réalité douloureuse que lorsqu'on a fini de perdre complètement pied, il est illusoire de vouloir du réconfort ou un secours quelconque de ces quatre entités aussi peu fiables les unes que les autres.


vendredi 21 juillet 2023

L'EDUCATION D'ADEMOKA ou Beckett dans les steppes.

 


Pas sûr que Adilkhan Yerzhanov étoffe son fan-club avec L'éducation d'Ademoka, qui nous arrive en France en même temps qu'un autre de ses films récents, Assaut. C'est que le bonhomme filme beaucoup: rien que l'année dernière, une série télé de 7 épisodes (!!!), un court-métrage, trois longs dont cette joyeuse pochade dépouillée à l'extrème qui ferait beaucoup penser, comme à son habitude, au cinéma pince-sans-rire d'Aki Kaurismäki, - qui semble bel et bien être son modèle revendiqué -, si ce n'est qu'ici encore on ne peut s'empêcher de songer au théâtre de Beckett, voire la veine poétique du Pasolini jovial et tout dépouillé de Des oiseaux, petits et gros ou encore au stoïcisme quasi busterkeatonien de certains  grands moments du cinéma de Takeshi Kitano: les longues phases d'immobilisme impassible y sont bien souvent les préludes de furieuses orgies de mandales. Le tout égaré dans l' immensité des paysages kazakhs.

Ademoka est une jeune Tadjik au drôle de look et aux airs éteints qui se fait souvent déloger des camps de fortune où elle loge avec sa famille dans le plus grand dénuement. Où l'on apprendra au passage que le Kazakhstan subit lui aussi son "grand remplacement" en la personne de ses réfugiés des pays voisins, et gère le problème comme tout le monde: en raflant toute cette misère à coups de matraques et en la ramenant à la frontière manu militari.


Parti-pris peut-être du à des impératifs budgétaires, ou affirmation d'une esthétique dénonçant la situation matérielle lamentable des structures d'Etat, tout est filmé dehors, dans des dispositifs absurdes qui confèrent au film tout entier des allures à la Dogville, avec ses maisons dessinées au sol, sans parois ni fenêtres, ou de scène théâtrale expérimental d'un spectacle off à Avignon. 

Une chaise, un bureau, et zou on donne des cours au milieu d'un terrain de foot, on y prend des décisions importantes, on y prononce des discours éloquents, on y ouvre les parapluies puisque parfois évidemment, il pleut. Les sans-papiers doivent passer par un cadre tendu avec des tringles à rideau censées faire portique de sécurité. Même les voyous ont l'air d'avoir été dessiné à la hâte, avec les trois feutres de couleur qui restaient.


Ademoka se tire indemne d'une rafle policière parce qu'un flic plus sympa que les autres a fouillé dans son sac, et y a trouvé une bande-dessinée qu'elle a dessiné elle-même.  Lui ayant trouvé du talent, le policier la dirige vers un professeur qui saura la prendre en charge, dit-il. Il s'agit d'Ahab, clochard alcoolique, boiteux, aux dents en avant, qui roupille dans la steppe sous les éoliennes et ne sait pas l'ouvrir sans citer les philosophes, les poètes et les grands écrivains qu'il connait par coeur. Mody Dick est un de ses livres préférés.


Toujours la même musique chez Yerzhanov, qui n'en a pas fini avec la stigmatisation d'un pays, le sien, gangrené par la corruption au moindre niveau. Aussi cite-t-il Goethe, par la voix de son érudit dépenaillé: "Le patriotisme est étranger à l'art comme aux sciences". Yerzhanov est bien le genre de tête de mule à tête dure à faire de ce genre de dogme une boussole pour sa créativité.  Si le proviseur lui pique son salaire depuis longtemps, Ahab prendra la bourse d'Ademoka en échange de son aide. Son cinéma tourne depuis toujours autour de ce même thème, prenant des airs de comédie blafarde (The owners), de grande fresque romanesque au lyrisme intense qui soudain dégringole (La tendre indifférence du monde) ou de pur film noir désabusé qui défouraille à tout-va (A dark dark man, son meilleur film à ce jour). Pas sûr que cette variation un brin arty et dépouillée sur le même thème convainque tout le monde. Il y en a déjà pour crier au foutage de g..., mais on verra avec Assaut si Yerzhanov continue à avancer ou s'il commence à pédaler dans la semoule...



Pour ma part, j'ai trouvé le dispositif de mise-en-scène suffisamment gonflé pour continuer à croire en la singularité d'un auteur que je surveille depuis longtemps. Sans parler de cet usage saugrenu du format scope pour embrasser tout ce vide dans lequel apparait quelque personnage incongru par la gauche, par la droite, un vide parfois comblé par des silhouettes d'avions cloués au sol depuis la fin de l'URSS sûrement (Yerzhanov ne craint ni les symboles, ni l'emphase qui fait plouf).

Je ne l'avais pas reconnu tout de suite, mais c'est le même comédien qui incarnait le grand flic balèze, taiseux et très brutal de A dark dark man qui ici incarne Ahab, dégaine avachie et look pas très frais. Il s'appelle Daniyar Alshinov et, on peut le dire, c'est un comédien, un vrai.

On déconseillera donc à celles et ceux qui ne connaissent pas ce grand cinéaste de commencer par celui-ci même si son dénuement formel comme la simplicité de son propos m'ont personnellement ravi, et fait sourire tout du long.



dimanche 16 juillet 2023

IL BOEMO, le masque de la mort lente.


 Le dernier film du cinéaste tchèque Petr Vaclav nous raconte donc la vie du compositeur Josef Myslivecek (nous l'appellerons Josef si vous le voulez bien), musicien tombé rapidement dans l'oubli malgré ses triomphes en Italie et le reconnaissance de ses pairs comme des générations qui suivront, dont un certain Mozart qui lui chipa, raconte-t-on, quelques mélodies.

N'étant pas un fin mélomane mais me targuant quand même de posséder une certaine oreille, je dirais qu'à vue de tympan, la musique du bonhomme n'était pas de la roupie de sansonnet. Vojtech Dyck incarne avec une belle prestance ce grand gaillard fort bien fait de sa personne, qui mena bon nombre de grandes dames et d'autres aux vies plus dissolues dans son lit, fut protégé par les plus grands dont le prince de Naples, quelques ducs et ambassadeurs, claqua beaucoup aux tables de jeux et dans les bordels et mourut dans la quarantaine, littéralement dévoré par la syphillis.

C'est peut-être par esprit cocardier que le réalisateur rend ici justice à un grand compatriote, mais il y a non seulement quelque chose de saisissant dans le destin de cet artiste, dont l'évidence du talent sauta aux yeux de tout le monde, mais une manière de parler de l'époque, de filmer les personnages qui en font plus qu'un simple biopic.

Il y a tout d'abord cette absence de complexe à filmer de longues séquences d'opéra, en restituant toute l'exubérance d'époque, comme les coulisses peu ragoutantes où la noblesse se comporte comme dans une auge. On y voit de ces chapons poudrés qui crachent par-dessus le balcon de leur loge, en balancent les os de poulet, le prince de Naples chier dans une soupière et faisant admirer ses étrons à l'artiste, ou un comte jaloux violer son épouse sur le parquet d'un immense salon après avoir demandé aux servantes et à ses gosses de déguerpir.


Une sacrée galerie de personnages sur laquelle la caméra de Vaclav s'attarde souvent avec une gourmandise sadique, captant ici la carnation rougeaude d'une cantatrice en plein envol lyrique, le regard effaré et humide de cette diva au sale caractère, aussi prévisible qu'une girouette en pleine tempête (magnifique Barbara Ronchi qui incarne "La Gabrielli", Callas d'époque), dont le tapage incessant et les terribles accès d'humeur se révèlent de subtils garde-fous au climat délétère qui l'entoure.

Si l'esthétique du Amadeus de Forman éclatait sous les dorures et la surcharge de lustre, laissant suinter derrière de sales odeurs de pourriture et de mort, c'est dans de grands espaces biens souvent vides et poussiéreux qu'évolue Il boemo, surnom donné par les Vénitiens à ce natif de Prague qu'on voit dans l'ouverture du film mourir, ayant ôté son masque, le visage ravagé, dans cette grande pièce silencieuse où il n'y a plus rien.


Une scène d'introduction qui donne le la à la suite, marqué par un processus de délabrement inévitable. Dans un accès de fureur, la Gabrielli rugit contre ses salauds qui considèrent les chanteuses comme rien d'autre que des putains qui savent chanter. Josef aussi fera sa pute: accordant ses faveurs à cette dame à qui il donnait des cours de violoncelle et sera sa première bienfaitrice. Sa première entremetteuse dans le monde de la haute sera cette intrigante qui "partira" avant lui du même mal: on racontera qu'il s'agit d'une chute de cheval, mais les traits tirés comme la petite crevasse en bas de sa joue, aperçue lors de leur dernière rencontre, sera la prémonition de ce qui arrivera à la figure de Josef, bien des années plus tard.

Sans parler de cette scène particulièrement étrange, au centre du film, où Josef revenu à Prague croise son père, - son sosie aux cheveux blancs et aux joues marbrées -, lui-même dans un futur lointain mais qu'il n'atteindra jamais.



Aussi les grandes fêtes orgiaques, aux allures bien morbides, où chacun se joue des faveurs de l'autre sous ces voiles vénitiens ne sera que la prémonition de cet autre masque que portera Josef à la fin de sa vie, dissimulant l'horreur d'une chair pourrie. Sa grande histoire d'amour sera, bien entendue, celle inassouvie avec la comtesse Fracassati, cadenassée par un mari possessif et qui se suicidera avant lui.


Difficile d'appréhender un film pareil, au classicisme qui n'a plus vraiment cours dans le cinéma d'aujourd'hui. Aussi cette scène merveilleuse de la rencontre entre Il Boemo et un Wolfgang Amadeus tout jeunot, pendant que le père de ce dernier ronfle dans son fauteuil dans un coin, marque autant la rencontre de deux grands artistes, l'un admirant déjà l'autre, Josef tombant soudain en arrêt devant les trilles improvisées par ce petit démon à partir d'un de ses airs, qu'un point de jonction entre Amadeus et ce film-là.

On est en droit de préférer les regards admiratifs et sidérés que Josef jette sur le prodige à ce moment-là, aux grandes mines affectées et frémissantes de Salieri, rongé par la jalousie.

Si on a si longtemps chanté les louanges du film de Forman jusqu'à aujourd'hui, il serait tout de même assez injuste de déconsidérer ce film-là. La malédiction Myslivecek s'arrêtera-t-elle avec ce film ? Rien n'est moins sûr.


vendredi 14 juillet 2023

FIFI, ce doux sentiment de l'été.

 


Grâce à l'insistance des grands gourous du net, des réseaux sociaux et des plans com à la Grosse Bertha de nos amis américains, j'ai décidé de snober de mon air tellement royal et si arrogant le dernier Indy, le prochain Nolan, la future Barbie et Tom Cruise n'aura toujours pas mon ticket au multiplexe du coin. L'été est plus propice à mon sens aux rencontres impromptues au bord d'un lac, à côté de pédalos dans le floc-floc des vaguelettes alors que la fête bat son plein, pas loin, et qu'on s'est mis à part avec la petite copine du moment pour tirer sur un joint ou siroter une bière.

Fifi c'est un peu ça, un film buissonnier alors que c'est l'été, et qui dit grandes vacances dit aussi profond ennui, surtout lorsqu'on est, comme Sophie, 14 ans, enfermée avec sa famille très nombreuse dans son appartement HLM. 

Fifi n'a jamais vu la mer, n'a jamais connu son père mais elle se débrouille. Premier indice qui ne trompe pas dans cette chronique très banale, le tandem Aslan & Saintillan ne nous la feront pas à la Ken Loach. Si ça picole un peu trop à la maison, si on n'est jamais trop tranquille entre le petit frère hyperactif très chiant et les odeurs de couches du bébé de la grande soeur, et même si on s'envoie de jolies noms d'oiseaux à la figure, que les portent claquent souvent et qu'on menace de couper l'électricité pour impayés, on survit là-dedans comme on doit et même, parfois, on s'y marre pas mal.


On est heureux de revoir François Négret d'ailleurs, dans le rôle du compagnon de la mère du moment, dont on ne sait de quel gosse il pourrait être le père,- aucun peut-être -, des années après avoir foutu le bordel dans sa propre cité dans le si prémonitoire et inoubliable De bruit et de fureur de Brisseau.

Fifi pourrait faire penser à Fish tank, si ce n'est que cette jeune fille n'a pas la rage de Katie Jarvis dans le film d'Andrea Arnold et ne croisera pas la route d'un prédateur sexuel roublard. Sa rencontre avec le grand frère d'une copine, Stéphane, qui a 10 ans de plus qu'elle ne se soldera pas par un drame. Pour évacuer cette différence, il y a que Fifi est une débrouillarde qui ne s'effarouche pas pour un rien et que Stéphane, jeune type tout doux et carrément lunaire, ne comprenant plus trop l'univers des gens de son âge et voyant pourtant arriver l'âge adulte avec une vraie tristesse prémonitoire, trouve avec Fifi quelqu'un avec qui enfin discuter sans calcul.


Belle histoire de complicité (presque) amoureuse qui s'évertue avec brio d'éviter un à un tous les écueils du dramounet sociologique: elle vient d'une famille pauvre, lui d'un milieu raisonnablement friqué, elle n'a jamais vu la mer, il fait ses études à Paris, et Fifi autorise cette belle rencontre par une douce effraction de l'une dans la maison de l'autre sans que cela ne fasse de vague (car en réalité, c'est plutôt rigolo: ayant subtilisé les clés de sa copine qu'elle savait partie en vacances pour quatre semaines avec ses parents, elle squattait tranquillement quand le grand frère est arrivé).


En ne forçant jamais rien, en refusant tout net une logique de dramaturgie dans laquelle beaucoup d'autres cinéastes auraient foncé tête baissée, Fifi ne nous parle jamais de la stupidité des pauvres, de l'arrogance des riches, de promiscuité sexuelle malsaine, de violences conjugales ou de gosses abandonnées à la délinquance par des parents déficients. Faisant place nette autour de ces deux personnages, le film nous offre de beaux moments: comme ce barbecue chez l'ami de Stéphane où Fifi profite de la piscine et des bonnes blagues de son hôte (Laurent Poitrenaux, très bon) pendant que l'ado de celui-ci fait la gueule pour un rien (bien vu...). Ou que Fifi se marre en découvrant pour la première des court-métrages de Charlot que Stéphane a déjà vu dix fois, alors que lui-même rentre d'une soirée avec des gens de son âge où il s'est emmerdé.


Travail de dentelle fine et légère confusion des sentiments dans ce très beau film qui a la riche idée de ne jamais monter dans les tours ni d'envoyer tout voler dans les lustres. Comme ça fait du bien. Un film finement écrit et conçu, qui ne serait rien sans Céleste Brunnquell et Quentin Dolmaire, si justes tous les deux et pourtant tellement différents dans leurs manières de jouer qu'on se demande qui auraient pu incarner ça aussi bien.

Arrêtez de faire vos feignasses, laissez tomber ces blockbusters estivaux qui n'en ont qu'après votre flouze, et traquez les salles où Fifi se joue encore. On sait encore faire, et sortir des films comme ça en France, sans chichis ni vedettes, courez-y avant que cela ne s'arrête !

dimanche 9 juillet 2023

VERS UN AVENIR RADIEUX, mais c'était mieux avant.

 


J'ai tellement aimé Nanni Moretti, le bonhomme comme ses films que me voilà bien embêté: comment dire du bien d'un film qui m'a autant embarrassé ? Les suiveurs du grand cinéaste italien auront beau battre le rappel de sa filmographie pour justifier ses nombreuses redites, en avançant par exemple que Vers un avenir radieux vaut justement pour cet assemblage de tout ce qui a été vu dans son cinéma, quelque chose coince quand même. 

Son parcours idéologique, ses convictions politiques, son art égocentrique de se placer au milieu de tout et de se montrer sous tous ses affects, cette manière unique qu'il possède de brasser l'intime, le politique, la comédie et le mélodrame, en jouant avec tous les fils narratifs (ici: le film dans le film comme dans Mia madre, qui était autrement plus sophistiqué dans sa manière de confronter la trivialité d'un tournage avec la charge émotionnelle d'un deuil).


Je vais tenter d'en finir là avec les "comme dans" (la piscine comme dans Palombella rossa, la dénonciation de la violence au cinéma comme dans Journal intime, la liste est longue...) pour souligner quelques points qui, selon moi, pointent la lourdeur d'un film que j'ai trouvé bien paresseux. L'envie qu'a eu Moretti de rendre hommage au PCI via l'événement fondateur de son indépendance (les événements de Budapest et la scission définitive avec Moscou) a toute ma sympathie mais comment justifier, - outre cette dernière séquence bien balourde de marche extatique sous les drapeaux rouges -, que le cinéaste mette dans la bouche d'un trentenaire apparemment éduqué des propos idiots qui témoignent de l'inculture de cette génération ("Il y avait des communistes en Italie ? Il y avait beaucoup de Russes en Italie à cette époque alors?...").


Un mépris générationnel qui m'a laissé pantois et qui témoigne sans doute d'une sorte de blocage idéologique plutôt gênant. Loin d'avoir de la peine pour lui, il semble assez normal que sa femme, incarnée par la pauvre Margherita Buy, réduite ici à jouer les utilités et à supporter ses monologues comme ses sautes d'humeur, mette les voiles.

On me dira qu'il s'agit là d'un autoportrait volontairement peu flatteur, mais entre cet art de l'auto-dénigrement que Moretti a toujours possédé, et cet orgueil intellectuel très affirmé qu'il n'a jamais voulu masquer, la barque ici penche et finit par basculer vers le redondant, voire le ridicule.

Que dire de la partition malheureuse d'Amalric par exemple, très à côté de la plaque en producteur largué ? De cette réunion caricaturale avec des cadres dynamiques de Netflix, à l'inculture affligeante (toujours ce mépris pour un "nouveau monde" et de nouvelles mentalités qu'il ne comprend pas, - je pense comme lui mais la démonstration est indigne du réalisateur de Palombella rossa) ?


Qu'importe que le réalisateur bégaye pas mal son cinéma, mais il bégaye mal: le débit-mitraillette si délicieux de l'acteur se retrouve comme ralenti par une langue sans doute rendue lourde et lente par l'âge, ses accès d'humeur sur un plateau de tournage n'amusent plus comme avant (ceux de Turturro dans Mia madre avaient une autre allure), et qu'il bloque le tournage d'un autre pour marquer son désaccord avec sa façon de tourner une scène, ou refuse à son actrice principale le droit d'infléchir une relation "politique" en quelque chose de plus sensuel, pointerait plutôt son manque de fantaisie comme un manque d'ouverture d'esprit flagrant. Sans parler des quelques séquences chantées et dansées, filmées de manière molle.


Posons la question: est-ce volontaire ? Vers un avenir radieux serait-il le film dans lequel Moretti se dévoilerait en vieux con dépassé, en forçant le trait à dessein ? Si oui, cela me rappelle un peu l'exagération qu'avait Eastwood à parler de son âge dans Un monde parfait, où il incarnait un vieux marshall obligé d'avaler un médicament appelé Gériatrol. Ou de ne plus savoir monter à cheval au début d'Impitoyable.

A Cannes où le film était présenté, le dernier opus du vieux Ken Loach a été accueilli par un affectueux "raccroche, papy", et on a reproché au dernier Wes Anderson (un jeunot...) de tourner en rond (je vous renvoie d'ailleurs vers ma critique sur ce blog, dans laquelle je pense tout à fait le contraire). 


Peut-être parce que j'ai vu le Moretti trois jours après Asteroïd city, mais les éléments chics et tocs du film d'Anderson m'ont renvoyé aux décors de studio du dernier Moretti, avec son chapiteau de cirque monté au milieu d'un quartier populaire "exemplaire", idéalisé.

Plus que le caractère passéiste et toujours égocentré du propos, avec lequel le grand Moretti qu'on adore aurait pu faire une fois de plus un très grand film, c'est la faiblesse de la mise en scène comme la paresse de ses dispositifs, déjà vus en mieux ailleurs dans sa filmographie, qui ici interrogent vraiment. 

C'était mieux avant, d'accord Nanni, mais pourquoi vouloir renoncer tout à coup de vouloir faire mieux maintenant ? C'est ce qui attriste dans son nouveau film, une manière d'abdiquer qu'on ne lui connaissait pas.

samedi 8 juillet 2023

MASTER GARDENER, allons voir si la rose...

 


Admettons donc que Master gardener soit l'ultime volet d'une trilogie comprenant Sur le chemin de la rédemption avec Ethan Hawke et The card counter avec Oscar Isaac. Je n'ai pas vu le premier mais comme le synopsis l'indique, Hawke y incarne un prêtre en proie à la turbulence de ses paroissiens qui voit son passé ainsi que sa nature profonde resurgir de manière violente. Comme The card counter et The master garderner, il s'agit donc de remodeler à l'infini le même schéma qui pourrait se reproduire 10 films encore sans que vraiment on se lasse.

Après le curé puis le joueur de poker ancien tortionnaire de Guantanamo, voici Joel Edgerton qui pouponne ses pousses et ses boutons de rosiers rares pour le compte d'une grande bourgeoise qui possède un des plus beaux jardins du comté. C'est très vite évacué et le film n'en fait pas longtemps mystère: cette vie quasi monacale scandée par les journées de travail et les soirées passées à noircir les pages d'un journal intime succède à une autre, moins reluisante celle-là: Narvel était un tueur pour le compte d'une bande de tarés survivalistes et suprématistes blancs et sa "rédemption" (mot fatiguant puisqu'il sert à peu près à tous les films de Schrader) est d'abord passée par une collaboration avec le FBI pour d'abord coffrer tous ces abrutis, puis filer vers une autre vie sous programme de protection.


Si quelque chose s'affirme dans le cinéma de Paul Schrader c'est qu'il n'arrive pas, mais alors vraiment pas, à inventer d'autres histoires que celle-là. Un blocage étonnant, mais complètement assumé, de la part de celui qui était considéré comme le plus grand scénariste du Nouvel Hollywood avec Robert Benton. Mieux, son cinéma s'affine, quelque chose de déjà visible dans l'excellent Card counter dans lequel Isaac nous incarnait un Travis Bickle tiré à quatre épingles et plutôt zen, qui faisait tout pour éviter de retourner sur le champ de bataille, avec un Paul Schrader qui se permettait surtout de filmer un atroce combat à mort à mains nues en un superbe hors-champ.


La trame de Master gardener est encore plus misérable que ça. Narvel se réveille lorsqu'une de ses nouvelles employées, lointaine pièce rapportée, et abimée, de la famille de son employeuse, se fait cogner par son ancien petit ami, minable petit dealer de quartier. Du beurre pour le très efficace Narvel, qui en a commis des bien pires.

Tout ceci serait fort peu intéressant si le sujet n'était ailleurs. Le personnage qu'incarne Edgerton avec le coffre qu'on lui connait (mâchoire pendante, regard inexpressif, encôlure d'ex-taulard ou d'ancien Marine) est au centre d'un combat de coeur entre une femme de tête (qui est peut-être en train de la perdre d'ailleurs, sa tête, grand numéro de Sigourney Weaver, en grande dame faussement altruiste, prompte à se taper le petit personnel), qui pourrait être sa mère, et une jeune femme perdue qui pourrait être sa fille (Quintessa Swindell, à croquer).


En somme, toutes ces figures bêtement virilistes que le cinéma de Schrader nous propose depuis toujours ne sont peut-être que de bêtes gros arbres qui escamotent un très joli paysage, juste derrière. Le plus marquant dans The card counter n'était pas la force létale de l'ancienne brute, c'était la passion amoureuse qui venait d'éclore entre Isaac et Tiffany Haddish (exactement sur le modèle de l'histoire d'amour entre Willem Dafoe et Susan Sarandon dans Light sleeper, le même final au parloir).


Master gardener
s'achève aussi comme ça, sur la naissance d'un couple fait de bric et de broc (l'ex-junky métisse et l'ex-néo-nazi tatoué). On espère pour tout le monde que Schrader a enfin vu le bout de ce fameux chemin de la rédemption, dont il nous rabat les oreilles depuis ses premiers films.

Que sera le prochain film de Paul Schrader ? L'histoire d'un ancien boxeur reconverti en travailleur social après un dernier match où il a mortellement touché son adversaire et qui va vivre un dernier amour avec une bonne soeur (avec Hugh Jackman et Robin Wright) ? L'histoire d'un ex-flic ripoux et homophobe tombé pour trafic de stupéfiant tombant dans les bras d'une ex drag-queen atteinte d'un cancer (avec Sean Penn et Matthew McConnaghey) ? Tout est possible et on ira y jeter un oeil... ce sera probablement excellent.

mercredi 5 juillet 2023

ASTEROID CITY, l'illusion cosmique



Sur quelle longueur d'onde arrive-t-on à capter Wes Anderson cette année ? Sur une radio bricolée maison, montée avec des trucs et des machins pas possibles qui en font au final, et comme d'habitude, un accessoire au look insensé et prêt à fonctionner 100 ans environ. Après la (relative) déception causée par son French dispatch, plus film à sketchs et montage de clichés sur nous autres, les Gaulois, dans lequel notre bricolo texan faisait preuve une nouvelle fois d'une inventivité visuelle surprenante comme d'un certain relâché au niveau des trapèzes (des segments narratifs très inégaux), Asteroid city se présente sous des atours plus novateurs.
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Nous voilà dans le désert du Nouveau-Mexique, dans une ville plantée au beau milieu de nulle part comme un décor de western (plutôt Happy days en fait). Il est d'ailleurs assez confondant que l'endroit ressemble à cette ville dans laquelle atterrit Spencer Tracy dans Un homme est passé de Sturges. Il ne sera pas ici question, bien entendu, de meurtre impuni, de vengeance ou de corps enterré (quoique si... des cendres dans un tupperware), - nous sommes dans un film de Wes Anderson -, mais d'un grand raout organisé par l'Armée Américaine pour fêter cinq petits génies et leurs inventions, invités avec leurs parents pour recueillir leurs médailles en chocolat à quelques kilomètres des premiers essais nucléaires.


Défilé de personnages plus marrants les uns que les autres, posés là comme des petits soldats en plastique que les gosses s'amusent à planquer derrière les cactus en plastique ou les dunes de sable dessinées au râteau avec, comme d'habitude, un panel de plus de 20 stars venus faire la pantomime devant la caméra de Wes (ce qui ne doit pas toujours être drôle, tant le cinéaste doit abuser des marques au sol et guetter la petite mèche de cheveu qui dépasse).


J'ai peut-être un peu halluciné, mais la scène où le soldat Indien avec ses nattes de guerrier cheyenne se chauffe avec un père de famille (scène par ailleurs sans contingence précise ni répercussion importante sur l'histoire, comme à peu près tout dans ce film), j'ai beaucoup pensé à cette série d'animation belge drôlatique Panique au village, dans laquelle Poolvoerde ou Bouli Lanners prêtent leurs voix à des cow-boys, des Indiens et des chevaux en plastique qui jouent à la bataille.

Vedettes parmi lesquels on notera l'absence notable de Bill Murray qui, encore une fois, a du manquer son train (private Anderson joke).


Le film montré à Cannes a beaucoup déçu, comme son précédent, révélant le fameux couplet "c'est le début de la fin" alors que votre serviteur y a décelé comme un renouveau de vigueur. Continuant à accumuler les poses comme un sens du détail-gadget qui fait mouche, et qu'il est le seul au monde à posséder, le réalisateur de Mr Fox signe son premier film-méta en faisant de cette fable nostalgique et très colorée un film dans un film pensé pour la télévision des années 40 avec intermèdes en noir et blanc, où nous est contée l'écriture comme la composition de ce projet d'entertainment: scénariste caractériel (Norton) qui s'amourache d'un comédien de théâtre de seconde zone (Schwarzmann) et lui donne le rôle du photographe veuf qui accompagne son génie d'ado dans le désert, états d'âme d'un metteur-en-scène en plein divorce qui couche dans les loges (Brody), animation d'un pôle creative-writing pour aider à la conception de l'ensemble par un gourou de studio (Dafoe), le tout présenté par un Mr Loyal de la télévision américaine (Cranston).


Scène curieusement émouvante où Schwarzmann s'évade du plateau de tournage pour aller s'en fumer une dans l'escalier de secours, et se retrouve nez à nez avec une actrice "sortie" in extremis du casting (Robbie), avec qui il parle des scènes qu'ils auraient pu tourner ensemble. Une scène étonnante, presque Romeo et Juliette (les deux sur leurs balcons respectifs, face à face), qui nous émouvrait presque en nous parlant soudain de l'injustice d'un métier où votre nom en haut de l'affiche est lié au bon vouloir de quelques uns, ou de circonstances malheureuses. De manière assez ironique scintille entre eux, sur la devanture d'un théâtre en bas, le nom de Midge Campbell (Johansson), qui elle a décroché le rôle principal d' Asteroid city.


Wes Anderson s'amuse, - et nous amuse - toujours autant et son inventivité visuelle comme son imagination d'enfant gâté font toujours mouche (mais combien a-t-il de jouets dans sa chambre ce gosse à la fin ? A quel âge arrivera-t-on à le convaincre de s'en séparer ? Ses parents le savent-ils ?). Même si on a fini par prendre l'habitude de le voir faire jouer ses comédiens comme des majorettes. Il faudra aussi s'attarder un jour à sa passion du coup de foudre silencieux (entre l'institutrice et le cow-boy, le fils du photographe et la fille de l'actrice, entre Scarlett et Schwartzmann) qui ouvre des champs érotiques et de baisers volés à cette comédie de masque plus coquine qu'il n'y parait.


Un film et sa charpente, le tout brassé en un seul dans des coulisses en préfabriqué et des décors luxueux. L'illusion du cinéma et l'illusion de la création backstage (un deuxième niveau tout aussi faux que le premier, Wes Andersonien de toutes manières). Emission de télévision, pièce de théâtre ou objet de cinéma, et si le cinéaste venait de faire son Illusion comique à lui ?

Ne soyons pas inquiet et n'en déplaise aux mauvais coucheurs, Anderson n'a pas fini de faire joujou avec nous.

mardi 4 juillet 2023

LOVE LIFE, and hate people.


 Le cinéma de Koji Fukada ne me transcende pas plus que cela, sans doute du fait qu'il soit contemporain de celui de Kore-Eda et de Ryusuke Hamaguchi, ces deux gros morceaux. L'un travaillant la cellule familiale sous toutes ses formes sans craindre un seul instant les écueils du mélodrame (Une affaire de famille, Tel père tel fils), s'y précipitant même assez souvent (pour le meilleur), l'autre oeuvrant sur une ligne plus littéraire, fouillant au plus profond des sentiments humains.

Fukada tient de Kore-Eda un manque de complexe à l'égard de toute émotion qui pourrait passer à portée de caméra, et d'Hamaguchi une perspicacité de psychologue qui le fait travailler chaque séquence comme on vide un tiroir, sans rien laisser dedans, comme le faisaient Bergman ou Tchekhov.

Du mélo familial, allons-y: Taeko vit avec son époux Jiro et un fils qu'elle a eu d'une précédente relation, Keita. Après la mort accidentelle de Keita surgit alors de nulle part ce père volatile, Park, qui les avait abandonnés alors que Keita avait à peine 1 an. Taeko va alors décider de s'occuper un peu de lui, puis plus que cela, en l'aidant notamment à sortir de la rue.

Comme dirait l'autre, manquerait plus un tsunami par-dessus tout cela, et le compte serait bon (il y a bien un tremblement de terre d'ailleurs, mais sans conséquence, manière sans doute un peu lourde de stigmatiser la fragilité de nos existences). Le film a tout de même le mérite d'essorer son histoire de deuil jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une goutte, y compris dans les rapports compliqués, souvent tordus, mélange de non-dits et de traditionalisme désuet, que Taeko entretient avec son mari et sa belle-famille. 


Le générique de fin aura beau susciter un certain malaise avec cette sérénade pop à la guimauve qui donne son titre au film (c'est le message comme on le voyait venir à des kilomètres: aimez la vie comme la vie ne vous le rend pas, ok merci), il faut reconnaitre à Love life ses nombreuses qualités: l'accident domestique au centre de l'histoire vous file un bon petit coup derrière la tête, tout comme la relation émouvante et très particulière qui se renoue entre Taeko et Park (lui étant non seulement Coréen, mais aussi sourd-muet).

Mais si j'avais laissé tomber son précédent diptyque Suis-moi je te suis après avoir vu sa première partie (un peu l'impression d'assister à une romance k-pop un peu améliorée), il faut se souvenir qu'Harmonium, l'autre film que j'ai vu de lui, insistait beaucoup sur la mystérieuse perversité d'un personnage qui saccageait la vie d'un couple jusqu'à l'horreur complète. Quand le personnage de Park, piège scénaristique et émotionnel tendu à nos envies irrépressibles d'empathie vis à vis d'un homme assez peu gâté par la vie, se dévoile dans une séquence anodine mais tranchante, le voile se déchire sur les intentions d'un film tout à coup plus retors qu'il n'y paraissait. 



La danse solitaire de Taeko sous la pluie, alors que tous les invités de cette fête courent s'abriter sans faire attention à elle, la laissant absolument seule, est un de ces moments qui nous fera dire que Fukada saura à l'avenir puiser dans cette veine déprimante et incroyablement misanthrope pour réaliser quelque chose d'immense. 

On notera aussi que sa façon, - toujours la même -, de filmer les petits appartements cosy des banlieues des classes moyennes nippones est assez irrésistible, et en dit long sur l'obligation de promiscuité courtoise engorgée de rituels obséquieux. Une obligation qui, à la longue, finit par faire mal. C'est sans doute le grand sujet du cinéma de Fukada.


dimanche 2 juillet 2023

DANIEL, on achève bien les gauchos.


 Cinq ans avant de réaliser un de ses chefs-d'oeuvre, A bout de course, Sidney Lumet se penchait en 1983 sur le sort réservé par la justice et le FBI aux communistes et ses sympathisants sur le sol américain. Daniel s'inspire de l'histoire des époux Rosenberg, grillés sur la chaise en 1953 pour espionnage au profit de l'URSS en nous racontant l'histoire de Daniel Isaacson, jeune homme perdu dans ses colères et ses doutes, et qui va tenter de remonter le fil du passé, plus de 15 ans après l'exécution de ses parents.

Sujet pas facile, propice à tous les excès du genre mais qui n'a finalement que peu à faire avec la vérité historique, tant celle-ci a pu être établie cent fois depuis. Le personnage de Daniel est précieux pour cela: pris dans une rage informe et de rejet systématique de tout ce qu'on lui dit, il laisse à sa pauvre petite soeur (épatante Amanda Plummer) l'initiative de "tout prendre" sur elle, jusqu'à la maladie mentale et le suicide. 

Un trauma pareil ne se cache pas dans la poche arrière du pantalon, il pourrit lentement jusqu'à infecter tout ce qu'il touche. C'est avec cette intuition que, mine de rien, Daniel va vouloir tirer les vers du nez de celles et ceux qui étaient là, à ce moment là. Le realpolitik à l'américaine est vite évacuée via les explications goguenardes et désabusées d'un vieux briscard de reporter qui lui explique que les preuves étaient inutiles pour faire tomber ses parents, puisqu'il fallait juste des coupables, ou celles de son père adoptif qui ricane à l'idée que les Russes aient pu "voler" les plans de la Bombe: faire croire qu'ils étaient incapables de l'élaborer eux-mêmes était bien une idée de yankee prétentieux.


Chercher à comprendre pourquoi certains ont menti, et pourquoi d'autres se sont évertués à défendre cette cause perdue d'avance, et comment ils vivent aujourd'hui avec ça, apportera à Daniel les lumières suffisantes pour continuer son parcours d'homme à peu près d'aplomb.

Les plus grands moments de ce film pourtant riche en émotions fortes (Lumet était un maître pour filmer les moments sur le fil, sans jamais user de pathos) sont certainement ceux où les enfants Isaacson, ayant fui leur orphelinat, s'incrustent par effraction dans leur ancien appartement aujourd'hui complètement vide et condamné ou celui, - terrible - où le fiel de la veuve de l'avocat des Isaacson, grande bourgeoise de premier abord souriante, se déverse sur Daniel et sa famille parce que cette affaire aura gâché la brillante carrière de feu son époux.


Découvrir ce film passé quasi inaperçu à sa sortie est une excellente façon de renouer avec ce cinéaste qui, - fait rare dans le gotha hollywoodien - n'avait pas peur de faire de ses convictions de gauche le moteur de sa créativité, dans un pays où "aide sociale" est un gros mot et pour qui François Hollande est le chef des bolchéviques d'Europe de l'Ouest. 

Aidé ici au scénario par l'auteur de Ragtime E.L. Doctorow et par une ribambelle d'excellents acteurs (Timothy Hutton, Mandy Patinkin, Lindsay Crouse, Ed Asner ou la toute jeune Ellen Barkin), Daniel est un film très déprimant qui nous explique qu'au fond, mieux vaut retourner vers la défense des causes perdues (Daniel apparait à la fin du film comme activiste pacifiste durant la guerre du Viêtnam) que de se morfondre dans la conviction de l'échec.

Avanti camarades ! La lose sera toujours au bout du chemin.