mardi 12 janvier 2021

Je suis Charlie (depuis tout petit).

 


C'était Stan Laurel qui le disait: "Il est le seul d'entre nous, à l'exception de Buster Keaton, à rechercher constamment la perfection". En périodes de fin d'année, beaucoup se retrouvent dans les bras des comédies de Frank Capra ou Howard Hawks, d'autres se réfugient dans les westerns des grands Ford, Boetticher ou Delmer Daves mais moi, comme beaucoup d'autres, c'est Charlie.

L'hiver est un peu duraille, la réparation de votre vieille voiture va vous coûter un bras, il n'y a rien qui vaille dans les annonces d'offres d'emploi, 2021 a l'air de vouloir ressembler comme une petite soeur dégénérée à 2020, et on est à deux doigts d'aller taper dans ses vieux dvd et divx parce que ce qu'on vous propose sur les plateformes de streaming vous gave. Alors, il y a Charlie.

L'excellent documentaire présenté sur France Télévisions,  réalisé par Yves Jeuland et François Aymé, éclairera celles et ceux qui connaissent mal Charlie (l'artiste et l'homme qu'il a été, l'importance qu'il a eu jusqu'à l'orée des années 50). Pour un inconditionnel de Charlie comme moi, qui a fait du grand homme le socle de sa cinéphilie en devenir, CHARLIE CHAPLIN, LE GENIE DE LA LIBERTE n'a pas appris grand chose, mais tout y est, parfaitement ordonné. L'enfant pauvre des taudis de Londres, l'enfant de la balle surdoué, ses premiers contrats professionnels à 13 ans, son exil aux Etats-Unis, la création spontanée de son personnage de cinéma, le succès tout de suite, les premiers contrats mirobolants, son affranchissement de l'usine à gags de Mack Sennett, la naissance de celui qui, un demi-siècle avant les Beatles, allait devenir plus célèbre que Jésus Christ.

Quand on a lu l'autobiographie de Charlie, MA VIE, deux ou trois biographies plus ou moins romancées et les nombreux ouvrages critiques qui lui ont été consacrés, le film d'Aymé et Jeuland fait office de révision générale, rien n'y manque. Jusqu'à ce passage merveilleux ou les réalisateurs n'oublient pas de reprendre la fameuse théorie d'André Bazin et Eric Rohmer sur la moustache de Charlie, qu'il s'est chargé d'aller récupérer au pas de charge à ce "fils de pute" d'Hitler (c'est Charlie qui l'a dit) dans LE DICTATEUR.


Oui, vraiment tout y est: les femmes de Charlie (Edna, Paulette et Oona bien sûr, mais toutes ces autres, aussi, qui se sont chargé de lui faire les poches et de lui coller des procès en paternité inexistante) et plus encore: au fait de sa gloire, alors qu'il commence à filmer ses grands chefs-d'oeuvre, en prenant des années parfois pour les monter, un film promotionnel  de studio nous le montre se forçant à sourire et à faire le clown en plan fixe. Entre deux sourires forcés, le visage s'effondre, il grimace, le regard effaré, les cheveux déjà blancs: Charlie en pleine dépression.

De la formidable piqûre de rappel que représente ce documentaire, il a fallu s'empresser de retourner aux films. Les grands lettrés un peu fats vous diront qu'il "faut relire" Proust tous les 10 ans et la Comédie Humaine de Balzac d'un bout à l'autre sans s'arrêter; je vous propose quelque chose de beaucoup plus simple: revoyez au moins deux ou trois Chaplin chaque année. Je suis donc retourné à quelques courts métrages fameux: LE PELERIN, CHARLOT SOLDAT (considéré comme son premier grand film d'"auteur"), UNE VIE DE CHIEN, JOUR DE PAYE, UNE JOURNEE DE PLAISIR, CHARLOT ET LE MASQUE DE FER, UNE IDYLLE AUX CHAMPS, virages pris sur une jambe à cloche-pied la canne tournoyante, Charlie amoureux de nymphettes dans les champs (c'est fou comme il lorgnait leurs culs, dans les années 1910 !!!), roquets affamés plus malins que lui, flics abrutis, malfrats patibulaires, patrons ventripotents qui se font siffler leur marchandise sous leur nez en hurlant.


Et puis, MONSIEUR VERDOUX... Rohmer et Bazin nous l'ont bien expliqué, il est fort probable que cet élégant et odieux petit bonhomme soit bel et bien notre vagabond "parvenu", quelques années plus tard, quelques paliers au-dessus, mais toujours dans la mouise, mine de rien. Charlot n'y allait pas par quatre chemins pour arriver à ses fins (dans ses premiers films, il faut se rappeler qu'il était non seulement pauvre et malin MAIS aussi assez méchant, à la limite de l'amoralité), monsieur Verdoux non plus. Pour assurer un bien-être permanent à sa famille "officielle", il tue des dames après avoir mis la main sur leur pécule.

On sait que cette histoire, librement inspirée par l'affaire Landru, lui avait été "donnée" par Orson Welles qui en avait brossé les grandes lignes et avait renoncé à le tourner. Ces deux grands amoureux de l'Humanité se retrouvaient donc au générique d'un film, amoral lui aussi (mais pas immoral), qui nous explique du ton le plus bonhomme qui soit que, pour satisfaire à son bonheur et à celui de celles et ceux qui vous sont chers, il faut savoir mettre de côté certains principes... se réinventer! 

Vous avez vu le film, comme moi, je ne vais pas vous le raconter. Mais le revoir aujourd'hui nous plonge dans un monde où derrière le faste se dissimulent quelques arrangements, derrière le grand bourgeois se planque un clochard terrifié à l'idée de retourner dans le caniveau, et se montre prêt à tout pour y échapper. Le monde du bon monsieur Verdoux, sauf erreur, est toujours le nôtre.

Amoralisme badin qui culmine dans ce court monologue d'anthologie lorsque Verdoux, juste avant d'être condamné à l'échafaud, explique qu'à côté des Etats qui massacrent par milliers, lui n'est qu'un amateur. MONSIEUR VERDOUX sort en 1947, Auschwitz et Hiroshima étaient passés par là. Ce monologue, je me l'étais bien exagéré dans mon souvenir pour m'apercevoir que je l'avais confondu avec celui d'Hannibal Lecter dans LE SILENCE DES AGNEAUX qui expliquait à la tendre Clarisse à peu près la même chose: il jalousait Dieu en personne qui, la veille et en toute ironie, avait fait s'effondrer le toit d'une église sur la tête de centaines de fidèles. Dans le film de Demme, c'est une simple allusion, mais dans le roman de Thomas Harris, il se déploie sur des dizaines de pages, à couper le souffle.

Le sympathique Verdoux n'a pas toujours été assassin et philosophe, et le débrouillard sans-abri une brute cupide non plus.  A partir de 1918, il va devenir un grand cinéaste, et un artiste très politique. Libre à vous de préférer LE KID, LA RUEE VERS L'OR ou LES TEMPS MODERNES, mais pour moi, le plus grand, c'est LES LUMIERES DE LA VILLE. 


On sait que pour terminer ce film, Charlie en sua des ronds de chapeau, comme pour LA RUEE VERS L'OR ou LE CIRQUE, qu'il réalisa entre une déprime, deux procès pour pension alimentaire et des sautes d'humeur dont chacun était victime sur le plateau. C'est aujourd'hui dans les annales, mais la fameuse scène dite "de l'aveugle", où le cinéaste se cassa la tête des semaines durant pour faire comprendre comment la jeune vendeuse de fleurs  se met à croire que Charlot est un aristocrate, et comment Charlot comprend la méprise de la jeune femme en même temps que son handicap, est peut-être LA scène que je me regarde en boucle pour comprendre ce que le terme "mise-en-scène" signifie vraiment.

Et cette fin, alors... qui fit pleurer ce bon Albert (Einstein) lui-même, le soir de la première, et que j'ai beau attendre de pied ferme à chaque fois, comme la scène du pot d'adieu de DEER HUNTER, comme les derniers plans entrelacés du PARRAIN III, et qui me comprime le coeur comme un papier qu'on froisse (ça c'est de Charles  - Baudelaire -). A chaque fois.

Dans ce film, Charlie ne s'attaquait pas au Capitalisme moderne, ni aux montées des fascismes, mais au cinéma parlant. Réaliser un film muet alors que tout le monde se mettait à devenir bavard, c'était le premier acte de résistance résolument politique, mine de rien, de sa filmographie. Un combat qu'il remporta par KO au premier round: le cinéma était effectivement plus grand, plus beau, plus fort, lorsqu'il arrivait à tout dire avec des images. Juste des images, oui, mais des images justes, Godard a bien souvent raison.

Le parlant n'a pas eu sa peau, ses amours de passage et ses mariages ratés non plus, ses convictions politiques un peu, mais c'est ce grand alcoolique d'homosexuel refoulé fascisant de Hoover qui finit par l'avoir, et lui faire quitter le sol des Etats-Unis. Aujourd'hui, il aurait sûrement d'autres problèmes. 



vendredi 8 janvier 2021

Corps invisibles.


PETITE FILLE commence par une séquence toute simple, dans laquelle la mère de  Sasha, huit ans, raconte comment son fils lui avait demandé s'il pourrait être une fille, un jour. Bien sûr que non, lui avait-elle alors répondu (Sasha n'avait pas 4 ans), déclenchant une "vraie" crise de larmes, de détresse et de profond désespoir dont elle évoque encore le souvenir en pleurant. C'est le premier instant où, saisi par l'émotion, on écrase soi-même un sanglot en douce.

Plus tard, alors que Sasha et sa maman rendent une première visite à la pédopsychiatre spécialisée en transidentité, re-belote: la petite Sasha ne peut réfréner ses larmes à l'évocation de sa vie scolaire compliquée. PETITE FILLE est un film comme ça: difficile de ne pas ressentir en plein une empathie profonde pour cette enfant, et ses parents.

L'injustice est flagrante, mais d'où vient-elle ? De la nature sans doute, qui on le sait nous joue souvent ce genre de sales tours, mais encore ? Car dans son malheur, Sasha a beaucoup de chance: un cadre de vie qu'on devine plutôt aisé, une mère disponible à plein temps, un père pour qui l'identité de sa fille n'est plus une question mais une évidence, une grande soeur prête à en découdre avec quiconque se mettrait en travers de la route de sa petite soeur, un grand et un petit frère qui s'amusent avec elle sans se poser de questions.

PETITE SOEUR est un cocon dans lequel tout est amour, compréhension et quête d'un mieux-vivre permanent. Ce qui gêne n'est jamais filmé, mais constamment évoqué. Le mal est en dehors de tout ça, dans le regard des autres, le manque d'égard des institutions, la rigidité véreuse de l'Education Nationale notamment, grande absente du film de Lifchitz dans tous les sens du terme: par son absence de prise de  décision propre, son j'en-foutisme moral (comment appeler ça autrement), qui malgré son obligation d'accueil et de bienveillance, malgré les textes de loi aussi, travaille surtout à ce que chacun rentre dans le moule, et que les différences soient gommées.

Sébastien Lifchitz est un documentariste trop fin pour ne pas se précipiter dans l'invective ou le docu-drama. Pas de caméra cachée ni de coup de fil en embuscade pour piéger ce Directeur d'Ecole par exemple, qu'on n'entendra ni ne verra jamais, ni de dispositif goguenard à la strip-tease pour attraper les bassesses des uns et la bêtise des autres. De manière étonnante, mais qui crée un vide qui parle par lui-même, le cinéaste laisse à celles et ceux qui ne veulent pas être là, ne pas voir la vérité de Sasha, ne pas en entendre parler, ne pas en discuter et s'en tenir à leurs "obligations", à ceux-là,  il laisse le droit de ne pas figurer dans son film.


Scène déprimante, mais qui parle d'elle-même, et qui met le doigt d'une manière fort simple sur le coeur du problème: quand les parents de Sasha organisent une réunion avec la pédiatre venue exprès de Paris, sont présents quelques parents d'élèves, et pas un seul représentant du corps enseignant.

Il faut se souvenir que Sébastien Lifchitz, dont l'oeuvre tourne souvent autour des affaire de "genres", réalisa en 2012 LES INVISIBLES, un documentaire déjà vibrant sur cette génération d' homo et bi-sexuels qui, jusqu'à une période assez récente et encore aujourd'hui pour beaucoup, vivent ou ont vécu leur sexualité loin des regards, cachés. Les invisibles dans PETITE FILLE, presque dix ans plus tard, ce sont donc ceux qui ne veulent pas s'expliquer sur l'ostracisme dont Sasha est victime, et qu'ils favorisent par leurs décisions, ou absences de décision. On pensera peut-être que, vu comme ça, il y a du progrès; l'attirail juridique est là pour attester de droits et d'obligations, comme pour signifier que les institutions comprennent, et veillent à ce que toutes les personnes soient respectées. Sans savoir pourtant quoi en faire, et comment les traiter.

BAMBI, sur cette artiste-mannequin trans emblématique des années 70, était aussi un film de Sébastien Lifchitz qui, à l'inverse des INVISIBLES, nous proposait à voir une personne qui faisait tout pour être vue, en toute exhubérance. Mais comme le cinéaste avait su montrer la part de tristesse et de désespoir du top-modèle derrière les paillettes, tout comme il faisait partager les moments de bonheur vécus, malgré tout, par les amoureux de l'ombre des INVISIBLES, il nous montre derrière l'évidence qui crève les yeux (la transidentité de Sasha), non pas l'indifférence ou la méchanceté de ce qui l'entoure, mais nous fait partager toutes ses incertitudes: est-ce que ce qui est visible aujourd'hui va disparaitre au profit d'une opération chirurgicale qui adviendra peut-être au terme de sa puberté ? Sortira-t-elle indemne de ce gymkana physio et psychologique dévastateur qu'on nomme l'adolescence, et voudra-t-elle encore devenir femme ou se contenter de ce corps de garçon ?


Lifchitz, qui est aussi un cinéaste au long cours (son dernier film sorti en salles, et que je n'ai pas vu, suit le parcours d'adolescentes sur plusieurs années), pourrait très bien nous redonner des nouvelles de Sasha et de sa famille dans quelques années. Il pourrait ainsi libérer tout le monde d'un sacré poids, nous spectateurs compris, en nous apprenant que finalement, l'ascension de Sasha vers le monde impitoyable des adultes ne s'est pas si mal passé que ça. Histoire de se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce noeud que j'ai dans la gorge depuis les premières images de cette magnifique PETITE FILLE.