mardi 14 juillet 2020

Inconsolables, consolés.


Le site de la Cinémathèque Française, baptisé Henri du prénom de son père fondateur, a pris l'habitude depuis le confinement.01 (en attendant le .02; je veux plus quitter mon rocking-chair, moi !) d'excaver de son fond une vieillerie par jour. Et s'il y en a qui piquent un peu les yeux, d'autres nous ravissent. Car où voir les westerns du temps du muet de Allan Dwan sinon, je vous le demande ?

Après THE GOOD BAD MAN, chroniqué ici même, ce THE HALF-BREED (Le métis) qui date, purée !, de 1916, tiré d'un western de Bret Harte, qui fut réadapté, ou plagié, plus d'une fois jusqu'aux années 50. Magnifique mélange de mélodrame et de film d'action sans coup de feu (les hommes s'y échangent quelques marrons, mais ce sont les femmes, ici, qui flanquent des coups de couteaux), THE HALF-BREED raconte comment un sang-mêlé chassé de chez son tuteur par des propriétaires terriens plus blancs que blancs, survit dans la forêt du comté de Calaveras, à l'ombre des sequoias géants (un territoire incroyable, peuplé de troncs gigantesques, qui servira de décor à Raoul Walsh dans son magnifique "La piste des géants"), en faisant parfois quelques descentes en ville où le racisme le plus ordinaire l'accueille pour mieux le renvoyer à sa vie de sauvage.

Comme le personnage, qui s'appelle Lo Dorman, est incarné par le toujours frais Douglas Fairbanks, les demoiselles même les mieux éduquées craquent un brin quand il règle de manière virile quelques différents, ou leur offre son bras pour les aider à monter à cheval. Même la fille du pasteur, mignonnette blondinette à bouclettes gentillette pourtant promise au shériff, serait prête à jeter sa gourmette pour sa virile queue de castor (qu'il porte comme Davy Crockett, en coiffe). C'est sans compter avec l'arrivée d'un duo de saltimbanque, lui qui court aux putes, elle femme de tempérament qui plante notre shériff après qu'il lui ait mis la main où je pense, et court se réfugier en forêt où...

J'ajoute que le shériff est le père de notre sang-mêlé, et comme ça, le tableau sera complet. Le film file à toute allure, en prenant maints raccourcis pour éteindre les conflits, les incendies et les velléités de meurtres. Western parfaitement pacifique, on aspire à grandes goulées ces images qui ne sont là que pour le plaisir de nous montrer des individus perdus au coeur de la nature: Allan Dwan adorait ces plans encadrés de verdure, en plongée sur des vallées immenses avec, tout petit au milieu du cadre, une silhouette qui s'avance.

Ou ce plan, qu'on pourrait se passer en boucle et que Dwan filma, déjà, en mode rewind: Fairbanks saute d'un pic rocheux en s'agrippant à un jeune arbre, qui ploie et le dépose au sol: Fairbanks qui prend le chemin en sens inverse, s'accroche au même arbre, et se propulse en haut du rocher comme avec une perche. Comme si, sur un coup de folie, Griffith croisait soudain la route de Buster Keaton.

Mais quel bonheur...

Retour au bled maintenant, avec ce drôle d'essai-documentaire signé Mohamed El-Khatib que vous pouvez aller mater sur arte.tv, RENAULT 12, où l'épopée sur quelques jours de Mohamed, artiste-cinéaste-chorégraphe-écrivain qui va s'occuper de descendre la R12 qu'il possède (modèle 1973, parfait état, essuie-glace conducteur à remplacer) du centre de la France jusqu'au Maroc. Parti pour réaliser un film-hommage à sa mère, le film se partage en différentes visites et coups de fil qui parfois grippent l'impression globale de plénitude du projet: ici, la diatribe acerbe de la grande soeur qui en a marre de voir son frangin "utiliser" leur mère comme matière de travail, sous couvert de générosité; plus loin, le coup de fil violent d'un ami qui demande à Mohammed d'"arrêter d'emmerder tout le monde avec ces histoires de mère". Ce sera aussi une halte sur la terre des moulins combattus par Don Quichotte, jadis.

L'émotion "programmée" par le projet initial du film (un hommage, un retour sur la terre natale des parents) se retrouve sans cesse non pas contrariée, ni contredite, mais agrémentée de rencontres et de surprises qui finissent par devenir beaucoup plus importantes que cet hommage filial. La Renault 12 elle-même, qui ira jusqu'à se retrouver en affiche et en titre du film, finit par être beaucoup plus importante, et intéressante, que cette mère aimante et adorée, exemplaire, à qui le film voudrait faire allégeance. C'est d'abord lors de visites chez des garagistes, ou auprès de connaisseurs qui admirent la voiture (son excellent état, ses qualités d'une autre époque, sa solidité, son endurance), ou lors de cette révélation finale incroyable qui n'est pas la mise en lumière d'un quelconque secret de famille, mais bien autre chose; quelque chose qui pourrait, en réalité, absolument tout expliquer.

Le film d'El-Khatib a l'élégance d'effleurer la métaphore sans mettre complètement le doigt dedans. Se rappelant toujours que, mine de rien, son film s'inscrit plus dans la tradition du road-movie que du récit picaresque, il laisse aussi la psychanalyse de bazar comme les métaphores toutes faites se débrouiller toutes seules: peu importe la destination, ce qui compte c'est le voyage.

Sauf qu'ici, par l'effet d'un twist inattendu (même par le réalisateur), ce qui importe sera sans doute ce que Mohamed débusque, à l'arrivée. Comme il ne s'agit pas ici d'une connerie Nerteuflix boum-boum, on ne vous spoilera rien du tout, mais on soulignera quand même, juste comme ça, en passant, qu'on ne sait jamais où une création (pourtant programmée, comme ici), peut vraiment vous emmener. Comme la vie elle-même...


... ce qui aurait pu être le titre de ce chef d'oeuvre d'Abbas Kiarostami, sur lequel je me suis précipité comme un mort de faim, sur arte.tv encore, ET LA VIE CONTINUE. Rappelons que le cinéaste s'était attelé à ce projet dans l'urgence qui avait suivi le terrible tremblement de terre de 1990 qui avait fait des dizaines de milliers de morts en Iran avec, comme projet, de retrouver les protagonistes de son OU EST LA MAISON DE MON AMI ? tourné avec la habitants d'un village qui avait été ravagé par cette catastrophe.

Comme toujours chez Kiarostami, tout est simple et limpide en apparence, jusqu'à ce dispositif de mise-en-scène qu'il maîtrisait si bien (caméra embarquée dans une voiture, scènes de dialogues à l'intérieur, dialogues avec des personnes en bord de route), mais tellement sophistiqué. Mélangeant séquences documentaires et scènes "rejouées" avec des protagonistes amateurs, ramassés ici et là, le cinéaste fait incarner son double par un comédien, Farahad Keradmand, qui se présente comme un cinéaste qui a tourné jadis un film dans cette région. De la même manière, l'idée d'avoir embarqué avec lui un enfant, qui incarne le fils du cinéaste, renvoie au chef d'oeuvre que Kiarostami avait tourné cinq ans auparavant, et qui est considéré comme un des plus grands films sur l'enfance.

Le spectateur occidental est toujours pris en tenaille devant un film de Kiarostami, entre la force de son propos, ainsi que par celle, plus forte encore, de sa mise-en-scène et la violence des mises en situation qui le place à un poste d'anthropologue curieux, qui garde ses distances, mais critique: ces personnages qui louent la puissance de Dieu même au pire de leur existence (tous ont perdu un proche, beaucoup ont tout perdu), ces gens qui se parlent, et se crient dessus d'une manière parfois choquante pour nous, est souvent une épreuve pour notre ethno-centrisme trop bien éduqué (je me rappelle d'une discussion surréaliste à propos de CLOSE-UP, où mon interlocuteur se demandait comment on pouvait rester de marbre face à un film où la parole d'un juge islamique était écoutée avec tant de  respect, sans contradicteur).

C'est aussi la contradiction d'un cinéaste, grand manipulateur de la réalité, que de nous poser face à un drame humain d'une telle ampleur pour en faire une pure oeuvre de création. Kiarostami sait qu'il se sert d'une misère humaine intolérable pour faire un film, et il en joue, et de cela il se joue, avec la plus merveilleuse des élégances. Son personnage, son double, est un intellectuel un peu distant, assez peu sympathique (peu de personnages dans les films de Kiarostami, hors les enfants, le sont), qui semble trop obnubilé par sa quête, que l'on peut considérer égoïste aux vues des circonstances, mais incroyablement têtu: on a beau lui expliquer quel telle route est coupée, qu'avec sa R5 cabossée, telle autre sera impraticable, il continue: c'est le dernier plan du film (combien de routes, combien de virages serrés Kiarostami aura-t-il pris tout au long de sa carrière ?).

Il avance, ne fait rien d'autre que de vouloir atteindre son but. Et c'est son fils, lors d'une halte dans un village dévasté avec, encore, quelques maisons debout, que le jeune Puya se lance dans une discussion incroyable avec une mère qui vient de perdre sa fille aînée, et la console en lui démontrant que la vie qu'elle aurait eu aurait peut-être été plus pénible que cette mort-là, et que ses frères et soeurs, à l'inverse, sauront mieux apprécier leur existence en se rappelant la disparation de leur soeur.

Une philosophie, même imaginée par un enfant, est comme une prière adressée à Dieu; une consolation toute fabriquée dont il faut se persuader pour aller jusqu'au bout. 

Revu presque trente ans après sa sortie en salle, ET LA VIE CONTINUE m'a une nouvelle fois estourbi: ce plan incroyable sur une peinture, elle-même plagiat d'une vieille photo signée... des frères Lumière, collée sur un mur fissuré, vers lequel la caméra s'avance puis, d'un bref mouvement, s'écarte pour préférer nous montrer un trou dans le mur, et nous dévoiler un coin de nature magnifique, est sans doute un des plus beaux travellings du cinéma contemporain. Lui qui savait si bien parler de copie et de doubles dans son cinéma, et a souvent été (mal) copié, reste un artiste sans équivalent. Kiarostami me manque, beaucoup.




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