mardi 27 décembre 2022

Bilan 2022, les meilleurs films de l'année.


 L'année 2021 avait vu le triomphe dans mon top d'une vache (c'était le magnifique First cow de Kelly Reichardt), 2022 verra une nouvelle fois l'avènement de la gente animale. Eo de Jerzy Skolimovski ouvre le bal de mes 10 films préférés que j'ai choisi de ne pas classer tellement leurs intentions et leurs styles sont dissemblables. Ce serait idiot en effet de mettre dos à dos le dernier James Gray par exemple, et cet essai filmique fantastique d'un octogénaire à jamais libre dans sa tête, capable du classicisme le plus limpide comme du lâcher-prise le plus radical. Bardé d'effets visuels sidérants comme de l'empathie la plus profonde avec son animal, l'âne Eo restera, - signe des temps si l'on veut prendre cet indice sur son pendant le plus pessimiste - le personnage le plus bouleversant, le plus humain d'une année qui n'en manquait justement pas, d'inhumanité. Qu'un jury cannois ait préféré la diarrhée misanthrope et cynique d'Ostlund à cette pure merveille venue de nulle part restant, pour moi, une énigme insondable. Autre signe des temps ?

https://www.youtube.com/watch?v=HDibdz3nQJM


Le cinéma américain ne va pas terrible-terrible depuis quelques années. Ecartelé entre industrie à grand spectacle et ces usines à gaz que sont devenus les plateformes de streaming, les auteurs semblent avoir de plus en plus de mal à se faire voir. Heureusement qu'une bande d'irréductibles Gaulois de Hollywood continuent à ne jurer que par le 35 mm avec, parmi ces fameux loustics, Paul Thomas Anderson qui nous a offert sur un plateau un vrai beau morceau de vraie belle nostalgie de sa jeunesse à lui, Licorice pizza. Echevelé, pop jusqu'aux pattes d'éph' et remuant de partout sur une bande-son 70's soigneusement choisie, le cinéaste ombrageux et lyrique de Phantom thread aborde cette romance rétro et sexy sur une note complètement libre dans laquelle il abandonne toute intention de maitrise absolue pour nous livrer le film le plus joyeux et acidulé de l'année. Dans lequel les adultes (stupides pour la plupart) sont remisés dans le décor au profit des premiers élans adolescents. Avec deux comédiens faits l'un pour l'autre, ça crève les yeux.

https://www.youtube.com/watch?v=9aFhtQrgZX8


Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'un film de James Gray se fait accueillir avec des pincettes ou, au mieux, par une indifférence polie. C'est une constante: un nouveau film de James Gray est toujours là pour faire la preuve que c'est le début de la fin pour lui, alors qu'il suffira à celles et ceux qui ont été déçus par son Armageddon time d'y retourner et de s'apercevoir de leur bévue. Avec, là encore, un retour sur l'enfance de l'auteur qui se dépeint ici en petit con qui mène la vie dure à ses parents, partagé entre ses rêves de devenir un jour un "artiste" et l'influence patiente et bienveillante d'un grand-père qui l'adore (grand Anthony Hopkins). Fluidité d'une mise en scène impeccable, écriture au cordeau et vlan: classique instantané !

https://www.youtube.com/watch?v=3dO8y8P0v40


C'est inattendu, mais on doit la plus belle histoire d'amour de l'année au turbulent Park Chan wook. Toujours aussi virtuose, portant son art à un niveau de maîtrise et d'inventivité à vous faire saigner les yeux, les amants socratiques de Decision to leave offrent un ballet d'effleurements et de tensions douces comme on n'en avait même jamais rêvé. Sur fond de roman noir tarabiscoté où un enquêteur amoureux et une Landru au féminin portent l'art de l'évitement (de s'embrasser, de l'inculper) à des sommets de subtilité, Park a fait muté son art de l'hyperviolence stylée en tachycardie amoureuse sans frein. Voilà un cinéaste ô combien généreux qui n'a vraiment peur de rien.

https://www.youtube.com/watch?v=cfPhBaHC_pA


Il était là dans mon top l'an dernier, il y est à nouveau avec ces Contes du hasard et autres fantaisies, film en trois saynètes d'une concision et d'une qualité d'écriture rohmérienne diront certains, bergmanienne penseront d'autres. Ryusuke Hamaguchi est en train de se tailler une place à part au coeur du cinéma japonais, en habile décrypteur des passions et de ses errements. Merveilleusement écrit et interprété, on pense beaucoup en savourant ces trois segments narratifs très différents à Laclos,  Bergman effectivement, à Proust ou à Marivaux. Excusez du peu.

https://www.youtube.com/watch?v=jyipw1scsto


Il nous avait enchanté il y a plus de 10 ans avec La quattro volte, Michelangelo Frammartino nous revient avec Il buco, autre objet filmique étrange, ni fiction ni documentaire, qui reconstitue la découverte d'un réseau de grottes dans le Piémont, dans les années 70. Frammartino filme la plongée dans le gouffre avec autant d'attention que la fin d'un vieux berger qui s'éteint au pied d'un arbre, la main qui dessine un plan de la grotte qu'un cheval qui passe sa tête dans l'ouverture d'une tente. Son film précédent nous exposait déjà à cette sensation de ressentir les saisons, le froid comme l'importance d'un geste anodin, avec en filigrane la vie, la renaissance et la mort. Un cinéma tellurique sans équivalent, une immersion sensorielle absolument unique.

https://www.youtube.com/watch?v=XUvgxrca_do


D'Italie encore, un autre objet filmique étrange que La légende du roi crabe de Alissio Rigo de Righi et Matteo Zoppis qui débute comme une vieille histoire des campagnes qu'on se raconte à la veillée, et s'achève telle une aventure de pirates en Terre de Feu. Le grand Luciano, pochetron romantique doit quitter son village et son amoureuse après avoir réglé à sa manière un différent avec le seigneur de l'endroit. Au hasard d'une usurpation d'identité, il va se lancer dans une improbable chasse au trésor en compagnie de bandits peu commodes. Un film porté par un souffle romanesque hors du commun et un comédien amateur inoubliable, avec une sacrée gueule, Gabriele Silli.

https://www.youtube.com/watch?v=5dnn23vL72A


Le cinéma a sans doute besoin de vraies gueules et de vraies histoires justement, c'est sans doute pourquoi l'unique film français de mon top n'a pas de Kiberlain, de Lellouche, de Lacoste ou d'Efira à son générique mais un nouveau venu sidérant. Dimitri Doré incarne Bruno Reidal, assassin d'enfant qui se livra aux gendarmes après avoir enfin exaucé son obsession d'égorgement. Tirée d'une histoire vraie, rapportée dans une étude de cas par le célèbre professeur Lacassagne, le premier film de Vincent Le Port tient son sujet de bout en bout avec une poigne qui ne tremble jamais. Loin du sensationnalisme tartempion des films traitant d'assassins, le film aborde son sujet avec une rigueur qui fait parfois penser à Bruno Dumont sur son versant naturaliste austère, et à Maurice Pialat dans son art de faire respirer un intérieur de ferme, un champ ou un visage. Une vraie claque.

https://www.youtube.com/watch?v=zkgaw-rOW1Y


Et puis... vous allez peut-être imaginer que je ne suis pas quelqu'un de bien gai, mais comment ne pas évoquer ce bloc de noirceur aveuglant de beauté, Vitalina  Varela de Pedro Costa, auteur du déjà si désespérant et magnifique Dans la chambre de Vanda... Vitalina y incarne son propre rôle, racontant sa propre vie en une longue mélopée en voix-off qui dit l'exil loin du Cap-Vert, son homme qui a foutu le camp, la misère du bidonville en banlieue de Porto, la rapacité des gens. Un portrait de femme qui culmine en un sourd dialogue avec un prêtre qui a perdu sa foi à qui on laissera le dernier mot: "Heureux ceux qui sont morts". Quand je vous disais que j'étais un joyeux drille. Quand la caméra sort enfin du noir et de cet entrelac d'intérieurs et de ruelles sans lumière et sans ombre, on n'en respirera pas mieux pour autant. 

https://www.dailymotion.com/video/x7xvlaj


Et voilà. Comme j'ai décidé d'achever chaque année mon top avec une vache, là voilà. Le film d'Andrea Arnold s'appelle sobrement Cow et, ou bien c'est moi qui en ai assez de vous autres, les humains, ou le monde animal a décidément beaucoup de choses à nous dire. C'est le second film esthétiquement et philosophiquement "ethnodécentré" de cette année et il n'est sans doute pas anodin que deux de nos plus grands cinéastes actuels se penchent sur la question. Allant dans le vif du sujet comme elle en a l'habitude, collant aux pies et aux cornes de la valeureuse Luma, vache laitière émérite de vêlage en vêlage et de traite en traite, c'est non seulement la chronique d'une existence exploitée que la cinéaste de Fish tank nous fait vivre, mais aussi le récit d'une vie monotone entrecoupée de grands moments de chagrin. 

https://www.youtube.com/watch?v=k8TKOoUmnsc

Allez... hi-han tout le monde. Ou mmmmeeeuh, c'est vous qui voyez.

jeudi 15 décembre 2022

Les bonnes étoiles, une étrange affaire de famille.

 




De Kore-Eda, on connait maintenant la petite musique comme si elle était un peu la nôtre. Bien avant sa Palme d'Or avec Une affaire de famille qui avait mis tout le monde à peu près d'accord, le cinéaste avait déjà sa '"carte" auprès de celles et ceux qui le tenaient pour un des auteurs japonais les plus importants de sa génération avec des films aussi forts et bouleversants que Nobody knows ou encore Still walking. Ce soudain passage en terre sud-coréenne avec un casting et des équipes techniques entièrement étrangères n'est pas une première pour lui, puisqu'il faut se souvenir de La vérité, son film français avec la Deneuve et la Binoche en pâle contrefaçon bobo du Sonate d'automne de Bergman, où il s'essayait à un vrai-faux jeu de miroir entre cinéma et réalité certes pas désagréable, mais dispensable.

Kore-Eda a certainement passé un cap avec Une affaire de famille où il se laissait aller, enfin, à la gaudriole et à la légèreté sans pour autant laisser tomber son appétence, et son brio, pour le mélodrame familial. Les prestations de Lily Franky et Sakura Endo n'y étaient pas étrangères. Cette famille foutraque de bras cassés attachants faisaient enfin voir un Kore-Eda aussi à l'aise avec la comédie qu'avec le dramatique, et sachant parfaitement doser les deux ingrédients. Car la famille reste le grand sujet du cinéma de ce cinéaste qui, au coeur d'une société japonaise guindée et traditionnaliste, a toujours autant de mal à remettre en cause ses piliers.


Tout comme la famille Shibata ramassait des enfants perdus comme on ramasse des chatons mouillés pas encore sevrés, Sang-yeon et Dong-Soo se livrent à un petit trafic assez lucratif mais risqué, puisqu'ils sont dans le viseur de deux policières de la protection des mineurs: ils vendent à des couples fortunés mais stériles des nourrissons que des mamans désoeuvrées abandonnent dans les "baby box" des orphelinats, spécificité toute sud-coréenne.

Si on peut regretter que le dernier quart d'heure n'aille pas plus vite au dénouement, - petit pêché mignon du cinéaste qui sait prendre son temps sur de légers arpèges de guitare -, cette ballade en estafette délabrée, le lardon en bandoulières avec ses imprévus cocasses et ses rabibochages attendus (l'incruste de ce gamin malin comme tout et terriblement attachant qui va mettre de la couleur dans ce road-movie, le début de romance attendue entre la jeune maman et Dong-Soo qui a grandi dans un orphelinat), Les bonnes étoiles emporte le morceau, une fois de plus, par son incroyable humanité, sa bienveillance de tous les instants.


Avec deux petits trucs en plus: un sens de l'humour qui rend les dialogues entre les personnages succulents, et une nouvelle manière de faire se percuter sans prévenir la douceur d'une échappée belle impromptue et des éléments de série noire dont on ne sait trop s'il faut en sourire ou en frémir (les deux policières se posant des questions sur la probité de leur surveillance, la présence furtive des deux petites frappes qui rackettent le magasin de Sang-yeon l'intermède cocasse du contrôle routier par ce flic jovial et sympathique comme tout). Car, pour celles et ceux qui sont attentifs, il se passe quelque chose de très violent dans le dénouement de cette histoire que Kore-Eda évacue au terme d'une ellipse lapidaire plus que gonflée.


Les bougons diront qu'il n'y a rien de bien étonnant là-dedans pour un film de Hirokazu mais ils auront tort: voilà un cinéaste qui évolue à son rythme sans se démettre de ses obsessions (sans compter que son passage dans le polar tordu avec l'excellent The third murder en 2017 lui a peut-être inculqué un art de frapper sans retenue). Sa façon de mêler mélodrame, film policier et fable morale, dans pareil régime de merveilleuse fluidité dont il a le secret est tout de même du grand art. 

Tous les comédiens sont fabuleux y compris les gamins, Kore-Eda étant un de ceux qui savent le mieux les diriger devant la caméra, c'est depuis longtemps une certitude.

jeudi 8 décembre 2022

Fumer fait tousser, mais la drogue c'est bien !

 



Bientôt, Quentin Dupieux sera notre Hong Sang Soo national. A raison de 2 films par an, il s'en approche même si, excusez du peu, il y a bien plus de 2 océans entre les deux cinéastes. Mais non bien sûr, je rigole. Filant sur un régime d'économie drastique et d'un maximum de liberté de production, deux questions se posent pourtant, qui agace le milieu et pas mal de monde de manière générale, mais comment fait-il pour embaucher toutes ses têtes d'affiche bankables mais surtout: que fume-t-il ? Eh bien on dirait que toutes ces vedettes y vont avec une très nette envie de se marrer, moyennant négociation salariale tirant vers le bas peut-être. Ils ont bien raison.


Après le casse-tête physico-quantique d'Incroyable mais vrai avec ses motifs de vie pavillonnaire bousculée par la présence insondable d'une trappe dans la cave, Dupieux semble vouloir régresser encore un peu vers un imaginaire pop chamarré, de crétinerie absolue et d'effets spéciaux cheap plus moches les uns que les autres. Soit une équipe de super-héros en casques intégrales et tenues latex bleues ciel pour la partie Marvel made in Saint Rémy de Provence, fauchée comme les blés. Soit un hommage à San Ku Kaï lors d'un combat pas épique du tout entre nos cinq playmobiles et un gonze harnaché d'une carapace de tortue géante. Soit un mash-up Charlie de Drôles de dames et du Téléchat de Topor avec un Alain Chabat qui prête sa voix à une marionnette de rat presque crevé et dégueulasse comme tout par écran interposé, yeux rouges et bave verte qui lui dégouline sur son sweat et qui n'arrête pas de pécho des bombasses tout en donnant des ordres à sa team. N'importe quoi, isn't it ?


C'est l'esprit Canal période Objectif Nul, affiliation certifiée par la présence de Chabat, Tillier et de Pascal Zadi, fers de lance d'une certaine idée de l'humour téloche qui s'est déportée vers d'autres cieux (le cinéma, le stand-up, d'autres chaînes...). Quentin Dupieux se fiche complètement de ces cinq zigues, à qui il n'offre rien d'autre que des dialogues débiles au coin du feu ainsi que des préoccupations familiales banales ou de libidineux contrariés. Là où il s'amuse comme un petit fou, c'est lors de disgressions narratives: nos cinq Super s'emmerdent, alors ils se racontent des histoires.


On le savait imprégné de Ionesco, voire de Beckett, de Richard Brautigan et de séries B, le voilà qui se surprend à faire son Lawrence Sterne, son Jacques le Fataliste. A l'intérieur, deux ou trois petites histoires affreuses comme tout, qui n'ont rien à voir avec le reste. Un pastiche de slasher avec une Dora Tillier soudain incitée à massacrer ses amis parce qu'elle porte un "casque de vérité", et surtout un segment tordant bien que dégueu, - dont je ne vous raconterai rien - avec une Blanche Gardin très à l'aise dans ce genre d'affreuseté d'un humour plus noir que noir.

A l'arrivée, il reste la conviction que le film tout entier n'a servi qu'à emmailloter ces deux segments narratifs savoureux. En somme, Quentin Dupieux fait ce qu'il veut et s'en fout un peu. Pour preuve, une propension un peu plus avérée que d'habitude à se laisser aller sur les dialogues vulgaires qui mériteraient, quand même, un peu plus d'attention. On lui pardonne, parce que vraiment, une fois de plus, on se sera bien marré.





lundi 5 décembre 2022

Cow, la dernière vache.

 



Il faut un minimum s'appeler Andrea Arnold pour entrer dans le bureau d'un distributeur et y aller tout de go: "Bonjour, je voudrais que le film que je viens de tourner dans l'exploitation agricole de mes amis soit diffusé en salles, s'il vous plait. Cela raconte les dernières années d'une vache. Il n'y a aucun commentaire, aucune voix off, aucune intrigue parallèle, rien. C'est un documentaire."

Cette Andrea Arnold est inscrite pour de bon dans mon grimoire cinéphilique perso depuis ses premiers courts-métrages. Je vous conseille fiévreusement à ce propos d'aller jeter un coup d'oeil à La guêpe par exemple où culminait déjà, en à peine 15 minutes, un art étincelant de faire se conjuguer lumpenproletariat à l'anglaise, suspense ébouriffant et romantisme pop échevelé (et sexy, le cinéma d'Arnold respire jusque dans les soupirs suffoquées de ses héroïnes une folle envie d'aller se coller au plumard), sans parler de cette baffe dont je ne me suis personnellement jamais remis, Fish tank avec cette Katie Jarvis qui reluquait sans vergogne le beau mec que venait de ramener sa cagole de mère à la maison.




Un peu de politique des auteurs dans cette page: même dans la vie d'une vache, - elle s'appelle Numa -, il y a de grands moments de romantisme chaud bouillant. Lorsqu'après une saillie Numa repose son menton sur les reins de monsieur qui souffle dans l'air froid de l'étable des volutes de contentement, c'est la cigarette après l'amour, les confidences sur l'oreiller, la conviction qu'il faille bien profiter de ce grand moment car le reste de la vie d'une vache, à vrai dire, c'est pas du tendre.

Vêlage, séparation, traite, entassées dans l'étable l'hiver, en liberté l'été en mode herbe fraîche, saillie, visite du véto avec son gant de plastique jusqu'à l'épaule, vélage, séparation d'avec son veau, traite, la vie ma Numa c'est pas du gâteau, c'est quelques dizaines de litres à donner par jour et puis c'est marre.

Une fois qu'on a compris que Cow ne nous mènera pas ailleurs que dans la vie de Numa, qu'il n'y aura pas de chausse-trappe ni d'effets de style, ni d'incursion de la fiction là-dedans ni quoi que ce soit d'autre, on se retrouve face à un film en prise directe sur le réel qui nous parle immédiatement. Le travail de la cinéaste n'y est pas pour rien, qui réussit au bout de 10 minutes à nous faire reconnaitre l'héroïne, son veau, les lieux, le temps qui passe. Première prouesse: Cow est un bout de vie de vache qu'Andrea Arnold parvient à nous raconter comme un roman.



Il y aussi cette façon étonnante de soudain saisir la gueule de ces animaux dans le cadre comme jamais on ne filme une vache: plan serré, elles n'ont plus de cornes, ce sont d'autres personnes, aux expressions jamais vues. Filmées "à la Dardenne", au ras de la paille quand la filmeuse se rapproche caméra à l'épaule trop près de la mère et de son veau, c'est un bon coup de tête qui fait valser l'image mais ne fait quand même pas ressembler l'incident en anecdote de rencontre avec une bête sauvage. Alors, on entend cet agriculteur raconter qu'une fois, cette vache l'avait "chassé" de l'enclos afin de protéger son petit. "Chassé", seulement ?

De sa proximité troublante avec le Eo de Skolimovski on pourra tirer cette analogie facile que le regard d'un âne et d'une vache en souffrance sont plus humains que bien des regards humains. Curieux que ces deux films paraissent presque en même temps car même s'ils n'ont rien à voir dans leurs formes et ne veulent pas nous raconter la même chose, ils ont cela en commun qu'ils semblent nous parler de souffrance animale, et du mal qu'on leur fait. Alors qu'on pourrait prendre, aussi,  ces deux films pour des paraboles désespérées (et désespérantes) de notre propre condition. 


Une image reste là, plantée comme un clou dans notre conscience étourdie de spectateur qui aura vécu là 1 heure 30 d'hypnose intégrale dans un élevage bovin de Grande-Bretagne: Numa qui a donné 6 veaux à la ferme, des tonnes d'hectolitre de lait et tout ce qu'on voulait d'elle était emmenée quotidiennement à la traite dans une salle circulaire, conçue comme le fameux panopticon théorisé par Foucault dans son Histoire de la folie et illustré de la plus terrible des manières par Pasolini dans les scènes finales de Salo: où qu'elle se tienne, les pies dans la machine qui la pompe, elle peut voir les autres et il y aura toujours quelqu'un pour la regarder, elle. Pour la surveiller.

Pour faire passer ce sale moment, de la même manière qu'on fait jouer des sonates de Mozart dans les élevages de poulets de batterie, les éleveurs y passent des morceaux de pop anglaise  (Billy Eilish, Garbage...) sur lesquels certaines vaches semblent se dandiner un peu. Beaucoup, en fait, ont l'échine courbée. Le jour où Numa refuse et se couche dans son box, on se rend compte que la musique c'était aussi et surtout pour le confort des humains, pour le nôtre. Pour notre tranquillité.

Comme pour Eo, les répliques philosophiques, politiques ou tout ce qu'on voudra, sont innombrables. C'est que ces deux films, sans doute parmi les plus importants de cette année qui se termine, ne tombent jamais dans le piège de l'anthropomorphisme, semblent même ne pas y avoir pensé une seconde. Ils nous proposent même ce théorème inverse, qui fait mal: plutôt que de prêter aux animaux des pensées et des sentiments humains, l'oeil de la caméra est là pour nous faire ressentir comment le monde animal nous observe.


 

Ce n'est pas une nouvelle révolution copernicienne pour autant (mais une tentative !), et Jerzy Skolimovski et Andrea Arnold viennent de toucher une corde sensible. Sans doute plus Andrea Arnold que ce doux rêveur iconoclaste de Polonais bougon car, avec ce Cow dépourvu de tout effet de manche, de toute tentative apparente de se détacher du réel pour entrer dans d'autres considérations esthétiques ou autres, avec son style de cinéma direct, bref, avec sa sauvagerie bien à elle, cette romantique complètement punk qui a réalisé ses Hauts de Hurlevent XIX° comme son American honey XXI°, mêmes hymnes à la fusion des corps qu'ils soient gothiques ou grunge, nous invite à présent à réfléchir à ce qui nous est animal. 

Un transhumanisme d'un autre genre dont on espère le meilleur avenir, contrairement à son désespérant pendant technonologique. Amen.

 

dimanche 27 novembre 2022

Pacifiction (que ça).


 Les lumières se rallument et deux questions d'emblée se posent: qu'est-ce-que j'ai vu et... je suis où là ? D'abord, une évidence s'impose: Albert Serra vient de nous emmener dans des endroits inconnus de nous.

Tahiti tout d'abord avec le Haut-Commissaire de Roller incarné par Benoit Magimel. Tahiti où la rumeur enfle, venue d'on ne sait où et peut-être préfabriquée de part et d'autre de l'échiquier politique local: l'Etat s'apprêterait à lancer un nouveau programme d'essais nucléaires dans l'archipel et, sans savoir s'il s'agit là de lard ou de cochon, va jeter le haut fonctionnaire dans des abimes de doutes et de suspicion.

Un genre de cinéma ensuite, qu'on sait Albert Serra seul capable d'en fournir, un drôle de canevas scénaristique sans fondement et sans véritable rythme sur laquelle une menace plane, languide, et qui tire la fable vers le thriller paranoïaque. Pour ça, Serra nous perd dans de longues scènes de boites de nuit où les corps langoureux de serveurs en slip et de beautés des iles peu habillées se balancent au rythme d'une électro planante. Le patron du lieu jette des regards noirs à la ronde (Sergi Lopez, mutique), des trouffions de la marine nationale matent et se matent dans leurs beaux uniformes, un amiral saoul comme une bourrique débite des remarques sibyllines en menaçant de tomber à chaque gorgée, et un drôle de gonze dont on apprendra qu'il est portugais est retrouvé à moitié raide dans sa chambre après qu'on lui ait volé son passeport. Affleure déjà un indice d'importance: tout ce petit monde picole beaucoup trop (sans doute un hommage à Malcolm Lowry et à son personnage de Consul, autre imbibé exilé sous les Tropiques).


Entre ce moment-là et ceux où de Roller va perdre la tête en cherchant le sous-marin russe avec ses jumelles électroniques planqué derrière les palmiers, il n'y aura pas grand chose pour nous expliquer le pourquoi du comment. Vice formel qu'un cinéaste plus enclin à l'hypnose qu'à la rigueur de son récit, Pacifiction se refermera en une boucle forcément décevante pour qui attendait du rebondissement, voire du mouvement. Une impression qui culmine dans cette scène magnifique, mais vaine comme le reste, avec Magimel seul au milieu d'un stade dont les lumières s'allument une à une et que, comme frappé par une l'illumination finale, le personnage tende son visage vers la pluie fine qui tombe. Moment qui m'a fait penser, allez savoir pourquoi, à la mine béate de Truffaut dans Rencontres du 3° type qui s'avance vers les lumières du vaisseau spatial. Sauf qu'ici les lumières s'allument pour rien, que de Roller entre en extase on ne sait pourquoi et d'ailleurs: qu'est-ce-qu'il fait là ?


Une intrigue lâche avec des comédiens lâchés eux aussi en une drôle de séance pédalo: Serra aurait abandonné Magimel sans ligne de dialogue ni aucune explication de script dans la plupart des scènes, le laissant improviser comme il pouvait. Effet de naturel garanti (des poignées de main coincées aux discussions polies pleines de banalités, jusqu'à un drôle de laïus du diplomate en hommage à une écrivaine invitée d'honneur que le comédien cafouille sans abandonner sa prestance), et petits vertiges dans les moments les plus politiques, notamment avec ce jeune indépendantiste vindicatif où subitement le ton se tend, laissant filer de lourdes menaces sous le vernis de la politesse. Ou encore lorsque l'amiral conclut un entretien tendu, et bien tordu, par un "Ne nous en faites pas, tout va bien se passer" qui rend le Haut Commissaire fou furieux.


Serra peut être insupportable de maniérisme contemplatif, plombant la splendeur de ses images par une propension exagérée à étirer les scènes. C'est moins le cas dans Pacifiction. On est heureux qu'il ait abandonné ses premiers tics (des silhouettes au milieu de la plaine battue par les vents, en un splendide noir et blanc: Honor de cavallera, Le chant des oiseaux...), comme ses manies suivantes (l'aristocratie poudrée qui se décompose sur son lit de mort: La mort de Louis XIV, Histoire de ma mort...), et c'est en cela qu'on peut être heureux de voir combien son cinéma peut rester un peu plus longtemps au sol, par moments. 

Grâce à la belle histoire entre de Roller et la belle Shannah notamment, on se dit que si Serra commence à apprendre à filmer les passions les plus terre-à-terre sans chercher à nous hypnotiser à tout prix, on est en droit d'espérer encore mieux de ce cinéaste surdoué, mais aux intentions peu claires.


Des scènes inoubliables pourtant: cette ballade en mer au pied des rouleaux monstrueux où s'entrainent les meilleurs surfeurs du coin. Une répétition de cérémonie rituelle où des danseurs miment des coqs de combat en une chorégraphie sauvage. La danse lascive d'une DJ seins nues qui ne joue que pour un drôle de couple qui se pelote au bord de la piscine.

Des petits riens peuvent faire de grands films, de grandes scènes ne font pas forcément un grand film. C'est par là que le cinéma de Serra s'échappe un peu trop: c'est splendide mais on ne sait pas ce qu'on a vu. C'est splendide mais on ne sait plus à quoi ces images se rattachent. Juste des images, comme disait l'autre, des images justes, ça il faut voir... qui nous racontaient quoi, au fait ?

Reconnaissons-lui quelque chose, et ce malgré le culte parfois exagéré que lui voue une certaine presse habituellement très blasée, c'est la première fois qu'on ne s'ennuie pas une seconde devant un de ses films et qu'on voudrait que cela ne s'arrête jamais. Les lumières se rallument et... c'est comme de se réveiller au sortir d'une cuite carabinée et de se demander ce qu'on a fait la veille. Du coup, on se sentirait presque comme ce Portugais du film dont on se demande encore ce qu'il foutait là.




jeudi 24 novembre 2022

Armageddon time, tu seras un mensch, mon fils.

 



Et si le grand sujet du cinéma de James Gray au fond, cela n'était rien d'autre que la recherche de la recension la plus exacte de nos émotions ? Qu'on fasse un tour dans sa filmographie en gardant ça en tête, et on s'apercevra que l'importance de Little Odessa, son premier film, se nichait dans la tristesse éprouvée par la fratrie composée de Tim Roth et Edward Furlong pour un père horrible et une mère mourante, plutôt que le portrait d'un tueur à gages dans ses oeuvres. Ad astra était bien plus celui d'un grand enfant perdu dans les étoiles à la recherche de l'affection de son père, malgré sa dépense d'énergie à nous faire croire qu'il nous embarquait à l'intérieur d'une immense bande-dessinée un peu planante.

James Gray semble vouloir manger tout cru le cinéma dans son ensemble. Ses genres, ses époques. Son style tout en finesse, dépourvu d'esbrouffe et emprunt d'un classicisme que peu sont à même de maitriser comme lui (Eastwood bien sûr, Jeff Nichols peut-être) le font souvent comparer à ces deux grands totems que sont Coppola et Kubrick. De l'intime qui vient se nicher dans la grande fresque pour l'un, une visitation de tous les genres pour l'autre, avec comme idéal une perfection formelle et sémantique sans doute illusoire.


C'est qu'il est atteint de la même sorte de fringale que son alter-ego plus sauvage, plus ébouriffé que lui, Paul Thomas Anderson dont la filmographie oscille entre stridences hallucinées et grand style collet serré. Marrant que ces deux oiseaux juchés sur les plus hautes branches du cinéma américain actuel, aient réalisé de concert leurs films autobiographiques, ou presque. Le milieu de la cinquantaine sûrement, où les deux plus grands cinéastes de leur génération choisissent de faire un point, chacun dans son style.

Le cinéma de Gray, c'est les opulences d'Ad astra ou de Last city of Z comme le minimalisme de Two lovers, du cinéma qui sait faire des embardées à la Friedkin comme dans La nuit nous appartient mais aussi composer des films d'un noir d'encre; littéralement plombant (The yards). Après ce doux Armageddon time, on le verrait débouler avec un projet de western que cela ne nous étonnerait pas.

Le héros du film, Paul, est un jeune ado un peu rêveur, pas toujours sympathique, qui donne du fil à retordre à ses parents qui voudraient le voir réussir mieux qu'ils n'y sont arrivés eux-mêmes. La figure tutélaire qui veille sur cette famille très soudée, où on se retrouve souvent en grandes tablées à la maison, c'est Aaron le grand-père, vieux bonhomme qui voit sa fin arriver mais veille à inculquer quelques derniers rudiments de savoir-vivre et de morale à ce petit-fils qu'il adore. Dans le rôle, Anthony Hopkins est grandiose. On ne dira jamais assez, une fois encore, combien les grands comédiens britanniques possèdent une technique à l'épreuve des plus grands adeptes de la Méthode.


Que nous raconte Armageddon time si ce n'est qu'il est sans doute difficile de devenir un "mensch" comme le lui explique son grand-père que de devenir soi-même ? Pour Paul, cela arrivera vite, trop vite, suite aux assauts conjugués d'un deuil brutal et de la découverte de l'injustice du monde suite aux déboires que connaitra son meilleur ami, un jeune Noir débrouillard mais sans attache, jeté dans la rue par les circonstances. Ce sera son "Armageddon time", titre sans doute disproportionné vus les enjeux dévoilés à l'écran, mais qui résonne comme une charge cynique à l'égard de ces années 80 qui commencent, signeront la fin de l'opulence, le début des hostilités et éliront Reagan comme roi d'un nouveau monde.


Le Licorice pizza d'Anderson ne racontait pas autre chose, à la lisière des 70's: après le choc pétrolier, le déluge. A la télévision, Reagan brandit la menace de la fin des temps, de l'Apocalypse et du communisme à nos portes tandis que Paul vit son Armageddon personnel, en filigrane, en pointillé comme on voudra, qui dessinera les premiers contours de son avenir d'homme, sur les traces de son grand-père: un "mensch" peut-être, un artiste sans aucun doute et pour ce faire, s'en aller d'ici. C'est ce montage splendide de trois travellings arrières sur des lieux qu'on quitte (cette salle de classe, cette école, cette salle à manger familiale), qui sont les lieux d'une vie dont Paul ne voudra plus.

Il faudra un jour analyser tous les derniers plans des films de James Gray. De la fuite déroutante de l'épouse de Perry Fawcett dans le grand miroir du salon aux vitres embuées du terminal de Long Island de The immigrant, les films de Gray finissent toujours sur un appel à fuir, même si ces films commencent souvent par des arrivées, des retours à la maison, des aspirations aux grands rêves. Au bout, il y a toujours une nouvelle obligation de partir dans son cinéma.


Armageddon time
n'a pas vraiment d'affiliation avec les autres films de son auteur, mais il en a les mêmes principes: dérouler un fil narratif paisible sous lequel frémissent mille passions et autant d'enjeux. D'où cette impression d'avoir déjà vu ce film ailleurs: pourtant, on a vite fait de faire la comparaison avec la famille juive new yorkaise de Woody Allen dans son Radio days par exemple, mais on pense souvent à cet autre grand film d'une amitié entre gosses de milieux différents dans la Grande Pomme (dans le beau Brooklyn village d'Ira Sachs).


Et pour finir, on sort de la salle à moitié conquis, à moitié déçu. Mais il y a cette fin, il y a Hopkins, il y a le regard fou d'Anne Hathaway quand elle attrape son (sale) môme par le cou et le plaque contre le mur du couloir pour lui avoir mal parlé une fois de trop, son père qui défonce la porte pour le frapper à coups de ceinture alors qu'il semblait le plus doux des hommes, ce dialogue merveilleux entre un vieil homme et son petit fils dans un parc à Flushing avec Paul/James qui, déjà, fait décoller une fusée qu'il a lui même fabriqué.

Tu pourrais être un artiste lui dit Aaron, tu pourrais être ingénieur lui dit-il aussi après le décollage du jouet. Un peu des deux: il sera réalisateur de cinéma. Dans son prochain film autobiographique, James Gray nous dira peut-être si, oui ou non, il pense avoir vécu en "mensch".

dimanche 20 novembre 2022

Jacky Caillou, l'homme qui a vu la louve.


 

Trouver l'envie d'aller voir un film français en salle est pour moi devenu une gageure, je dois bien l'avouer. Même si je prévois d'aller voir le dernier Albert Serra dans pas longtemps, mais c'est un Catalan. Les affres de la vie bourgeoise à Paris, les retrouvailles familiales dans les résidences secondaires avec ces vastes jardins et ces grandes tablées avec le cousin ingénieur qui déprime à cause de sa femme qui la trompe, ce n'est plus pour moi. Ils ont fini par me sortir par les trous de nez, et les acteurs qui vont avec tout autant. Restent quelques cinéastes qui me tiennent à coeur, - et encore parfois je me force -, dont Alain Guiraudie dont je flairais quelque chose d'avoisinant dans ce drôle de Jacky Caillou, conte amoral et lycanthrope sans vedette, sans budget, une poignée de comédiens professionnels mais pas trop et une ruralité qui respire quelque chose d'un peu sauvage et vrai.

Malgré ses défauts et ses malheureux trous d'air dans sa dernière demi-heure, Jacky Caillou n'en manque pas, d'air. Car il en faut pour imaginer l'histoire d'un jeune homme que rien ne prédispose à rien sinon à hériter du don de magnétiseur qu'on se refile de génération en génération dans la famille, et de son histoire d'amour contrariée avec une jeune fille de son âge à qui il pousse des poils gris sous l'omoplate.

Drôle de conte sur l'éclosion des désirs en un fatras alarmant de peur des premiers émois, peur de posséder un don qui vous échappe, peur de voir ce don vous dévorer, peur de se transformer en bête hurlante la nuit tombée, peur du coup du fusil du chasseur, peur de ne plus redevenir femme et crainte, enfin, de perdre sa nature profonde d'animal dangereux mais libre à jamais.


Jacky est un gars très gentil qui ne fout rien: tout juste bidouille-t-il des trucs rigolos avec un vieux magnéto à cassette et son micro HF qui en ferait presque le Brian Eno de la vallée, le Frank Zappa du bourg. Sa grand-mère est la magnétiseuse du coin, chez qui tout le monde se rend lorsqu'une verrue apparait, un mal de dos ne veut pas partir ou que la déprime vous gagne. C'est l'inconnue Edwige Blondiau qui incarne cette mémère aux airs de gamine, boiteuse, édentée, coiffée comme une squaw cheyenne déplumée dont le franc-parler n'a d'égal que sa douceur de mère protectrice. En d'étranges rituels qui deviennent vite des formalités, mamy étreint les arbres après avoir magnétisé toute la journée (pour se débarrasser du mal qu'elle a  pris aux autres), mange des tranches de foie de veau cru et rend hommage aux siens qui sont partis, - les parents de Jacky -, en causant à des cairns dans la montagne et en crachant par terre.

Quelque chose tracassait mamy Caillou avant qu'elle ne meure de sa belle vieillesse: cette jeune fille à qui il pousse des dôles de trucs dans le dos lui cache un truc, c'est sûr, et c'est pour ça qu'elle ne peut rien faire pour elle.


Jacky va reprendre l'affaire et, début de chouette histoire d'amour aidant, consommée dans les champs à l'abri sous la canopée, va s'apercevoir que la jolie Elsa a déjà égorgé pas mal de brebis dans le coin, et que les paysans échauffés ont déjà sorti les fusils.


Dommage qu'après un démarrage si étonnant, truffé d'un tas de petits éléments étranges qui finissent par nous devenir tout à fait naturels, le film fasse un détour trop appuyé vers une chasse au loup trop attendue, avec populace furibarde et maréchaussée dépassée, délaissant la belle course au clair de lune à deux qu'on aurait voulu voir durer plus longtemps.

Malgré cet écart trop attendu vers les conventions du genre et même s'il nous frustre d'une histoire d'amour jamais vue qu'on aurait aimé voir grandir, le film finit par faire face de belle manière à cette morale très logique au bout d'une histoire pourtant assujettie jusque là aux lois irrationnelles du surnaturel et du fantastique le plus séminal: que peut faire un jeune homme doté d'un don irrationnel contre une hérésie de la nature ? Jacky Caillou ne peut remettre d'équerre que ce qui ne marche pas droit, et Elsa trouvera sa voie naturelle ailleurs que chez les humains.

Chacun à sa place, et les moutons auront intérêt à être bien gardés.


Ce que le cinéma français ne s'aventure pas trop à nous montrer, Jacky Caillou le tente, et quelque chose sonne vrai dans cette allégorie montagnarde qui nous ramène de force, pour une fois, aux forces irrationnelles de la nature, à celles qui nous effraient la nuit tombée et que les ombres et les bruits adoptent les formes de nos imaginations enfiévrées. 

Mais un film fantastique qui ne fait pas peur, bien au contraire. Qui nous donnerait plutôt envie de nous retrouver dans nos peaux de bêtes. Les débutants Thomas Parigi et Lou Lampros sont parfaits en amoureux débutants contrariés par les ondes et par la lune, et on pourra apporter de nombreux gages de confiance à Lucas Delangle, dont c'est le premier long, en lui souhaitant de creuser cette veine de conte à se dire aux coins du feu mâtiné de romantisme fiévreux, et d'y aller encore plus à fond la prochaine fois. Dans le cinéma français aujourd'hui, ce sont ceux qui osent absolument tout (Guiraudie, Dupieux, Ducornuau, Dumont, liste à compléter ?...) qui parviennent, et encore pas toujours, à nous sortir de ce cinéma bien trop coiffé pour être vivant (et honnête).



samedi 19 novembre 2022

La conspiration du Caire, ou comment la sardine devint anguille.

 



Tout comme Ali Abassi, cinéaste iranien naturalisé suédois qui a reconstitué la ville de Mashhad en Jordanie pour son Holy spider, le cinéaste égyptien naturalisé suédois Tarik Saleh a du filmer Le Caire et un de ses lieux les plus emblématiques,- l'université islamique al-Azhar - en Turquie. C'est dire qu'il n'y a pas lieu de dormir sur ses deux oreilles lorsqu'on est un artiste libre sous le régime des mollahs comme dans l'Egypte du sinistre général Al-Sissi.

La conspiration du Caire relate les jeux d'alcôve sordides qui vont présider à l'élection du nouvel grand imam après sa mort, survenue en pleine cérémonie. Le pouvoir va se montrer des plus attentifs, et des plus intrusifs malgré ces airs de ne pas y toucher, jusqu'à ce que l'imam qu'il désire voir élire monte en chaire. C'est que présider la plus importante université islamique du monde n'est pas rien en cette période pour le moins remuante: la parole qui en provient demeure la plus importante bien avant celle du pouvoir en place.

Tarik Saleh ne se prive pas de quelques moments d'histoire pour rappeler la place unique de ce lieu de parole et d'instruction où tous les croyants érudits du monde musulman rêvent d'étudier un jour: créée par la communauté sunnite il y a des siècles, al-Azhar a toujours su résister aux assauts des pouvoirs les plus vindicatifs, de Nasser à Moubarak en passant par Sadate. La partie d'échecs commence à se crisper dès les premiers coups: l'étudiant infiltré par la Sûreté est assassiné, le pouvoir a choisi "son" immam, qui ne part pas favori face à cet autre, plus radical, et clairement affilié aux Frères Musulmans.


Le colonel Ibrahim, barbouze finaud à la solde du pouvoir, rompu à toutes les astuces et à tous les coups bas, choisit le jeune Adam, étudiant en première année qui arrive de son petit village de pêcheur. Adam dit "la sardine" qui sera son nouvel "ange", chargé d'observer, de s'infiltrer dans les groupes les plus radicaux et de devenir le nouveau bras droit du Cheikh Al-Durani, porte-voix d'un Islam avide de fatwahs et de guerre sainte.

C'est un thriller monté comme un roman d'espionnage. L'ennemi est dans la place et une "taupe" va devoir dénicher qui tire les ficelles, qui faire tomber et comment. A ce titre, le film n'a pas volé son Prix du meilleur scénario au dernier festival de Cannes, avant tout pour la netteté qu'il emploie à esquisser ses personnages en un tour de main: Ibrahim et ses airs de vieux hibou ébouriffé (Farès Farès, vraie gueule de cinéma et grand comédien), le général Al-Sakran avec sa voix de fumeur invétéré qui semble avoir traversé tous les pouvoirs et semble capable de la plus grande mansuétude comme de la dureté la plus imparable, ce chef de la Sûreté sûr de lui-même et de la violence répressive à tous les coups, là pour rappeler que dans l'Egypte d'Al-Sissi, on tue, torture et fait disparaitre à tour de bras. Et cet Adam La Sardine, petit mec fluet à la sensibilité à fleur de peau, perdu à l'intérieur de ces murs à l'histoire écrasante et aux ors splendides, tout aussi paumé dans les rues du Caire où il retrouve, pour des discussions à fleuret moucheté, le colonel Ibrahim qui va tenter de le pousser toujours plus loin.


Donner un nouvel immam modéré à l'Université pour garder les Frères Musulmans et les radicaux chiites à distance, tel est le projet du pouvoir. Donner aux yeux du monde l'image d'un Islam, et donc d'un pays, encore capable de dialoguer avec le monde alors qu'à l'intérieur du régime même, le dialogue se règle à coups de matraque, de chantage et de séances à la tenaille.


Les manoeuvres politiques et policières ici à l'oeuvre seront sans doute difficiles à expliquer mais elles sont clairement exposées, sans jamais perdre son spectateur. Le spectateur qui a pour guide Adam, ce faux candide, ce naïf qui va apprendre à louvoyer entre les pressions des uns, les menaces des autres et se transmuer de sardine en anguille. Adam, c'est le pion sacrificiel choisit pour son peu d'importance et sa méconnaissance totale des règles du jeu mais qui, en silence, échine courbée, esquive les coups et regarde les hommes tomber.

S'il existe un parallèle à faire, ce serait avec Un prophète de Jacques Audiard et le personnage incarné par Tahar Rahim. La conspiration du Caire ressemble d'ailleurs parfois à un film de prison, avec son dortoir encombré, la cantine où des groupes hostiles se forment. Un jeune homme de rien, innocent et naïf, qui n'incarne de danger pour personne et dont tout le monde profite dans un premier temps mais qui finira par apprendre malgré lui et saura se sauver alors que de plus forts tomberont.


Un film engagé mais aussi un cinéma d'un classicisme exemplaire, d'une belle clarté, qui a beau pêcher parfois par quelques facilités (le Cheikh intégriste qui est aussi un peu pédophile, un peu bigame, et se fait souvent commander des menus McDo a une bonne gueule d'hypocrite) mais qui se rattrape sans cesse avec des séquences splendides (le concours de chant religieux, l'incroyable dialogue avec le cheikh aveugle et le renversement de situation qui s'ensuit).

Boys from heaven, le titre originale du film, rend bien sûr mieux hommage à sa vraie nature: ces jeunes croyants naïfs et bourrés d'idéaux ne savent pas dans quel enfer ils atterrissent. Après Le Caire confidentiel, Tarik Saleh est en train de nous rendre une cartographie complète de son pays natal. Tant qu'il restera les pyramides, l'Egypte restera néanmoins une destination fort prisée. "Recycle-toi dans le tourisme, il parait que ça reprend en ce moment" explique le colonel Ibrahim d'un air narquois à une petite frappe intégriste qu'il menace de balancer dix mètres plus bas s'il n'abandonne pas l'université tout de suite.

Les pouvoirs changent, les pyramides restent et en ce qui concerne Dieu, par contre, nous ne sommes toujours pas fixés.



vendredi 11 novembre 2022

Le serment de Pamfir, de pierre en pire.


 Bouclé juste avant l'invasion russe de l'Ukraine, Le serment de Pamfir de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk (que nous appellerons dorénavant DSS si vous le voulez bien) rejoint certains films de l'ancien bloc soviétique qu'ils soient kazhaks, russes ou géorgiens qui nous donnaient de bien tristes nouvelles de ces pays ayant renoués avec leur indépendance sans s'être jamais libérés du joug de la violence et de la corruption. Bien au contraire: en aggravant même la situation.

Avant que cette guerre commence, il n'y avait pas grand chose à raconter d'un pays dont le monde entier se fichait pas mal, refusant même de faire tout un foin de l'annexion du Donbass, comme des années auparavant de la mise au pas de la Tchétchénie. Poutine veut mettre la main sur un pays aux aspirations clairement européennes mais encore miné de l'intérieur par la violence, la misère, le poids de traditions stupides et surtout par une corruption mafieuse en lien avec les autorités locales. Reste à se demander si le film, sans cette invasion russe, aurait eu droit à une sortie chez nous (je pense que si, tant ses qualités sautent aux yeux)...

Pour évacuer définitivement la parabole politique dont le film se fait l'écho, il est sûr et certain qu'après avoir vu le R.M.N. de Mungiu il n'y a pas longtemps, avec ces communautés roumaines qui ont soif d'Occident tout en rejetant en bloc tout ce qui provient de l'immigration comme des décisions européennes, voir les paysans miséreux du film de DSS aspirer à une fuite vers la Roumanie voisine pour entrer de plain-pied dans un état (à peu près) de droit renforcera l'idée que, décidément, l'Ukraine part de bien loin.


Le film de Mungiu nous racontait une Roumanie très rurale, celle de Transylvanie anciennement hongroise traversée par toutes les lignes de fuite en provenance d'Asie et d'ailleurs. Dans Le serment de Pamfir il ne sera question que de fuite. Se barrer de là. Et pourtant Leonid, alias Pamfir est revenu. Aller travailler des mois et des mois à l'étranger lui suffirait presque pour couler des heures sereines en compagnie de sa femme, de son fils qu'il n'a pas vu bien souvent et de ses vieux parents. Un pas de travers, des dettes qui s'accumulent et le voilà qui va devoir renouer avec son ancienne activité de passeur avec, justement le voisin roumain à quelques kilomètres de là.


On peut arrêter assez vite de parler géopolitique et crises migratoires pour se tourner vers ce qui fait toute la qualité du film: excellent film noir en vérité, traversé de moments de violence vraiment éprouvants, Le serment de Pamfir nous offre la radiographie d'une civilisation pas encore extirpée de la barbarie. Quand Pamfir et ses acolytes passeurs courent leur barda sur le dos, ils soufflent comme des bêtes de trait, quand sa famille se promène dans les bois, il s'agit de grogner plus fort que les autres, animaux et humains, qui raffutent dans les sous-bois. Quand Pamfir retrouve sa femme, il l'étreint à la fois avec douceur et avec poigne, et grogne comme un ours.


Le comédien Oleksander Yatsentyuk offre sa carrure de titan à ce personnage indolent en apparence et toujours sur le qui-vive qui nous prévient assez vite de sa capacité de destruction: au moment de retrouver son petit frère, jeune con qui fricote pas mal avec les malfrats locaux et se croit ainsi protégé, Leonid envoie un coup de poing terrible dans le sac de frappe sur lequel s'entraîne son frangin. Toute la grange tremble et rugit sous l'impact mais cette force colossale ne suffira pas à empêcher le pire. Son surnom, Pamfir, qui lui vient de son grand-père, de tempérament inflexible comme lui, signifie "pierre".

On pourrait penser que DSS procède par tours de force, par plans-séquence à l'estomac qui marque le savoir-faire d'un sacré cinéaste (c'est son premier film): lorsque Leonid fait la surprise de son retour en se déguisant en démon de paille dans la grange, la course effrénée dans les bois les colis de contrebande sur le dos, l'horrible baston dans le hangar (Pamfir contre 15 petits voyous, d'une sauvagerie totale, à deux doigts de nous rendre en mémoire celle de Old boy), un suspense insupportable autour d'un piège à ours ou encore cette fête de village sauvage où les hommes déguisés en démons gueulent et picolent en se vautrant aux pieds du potentat local, qui compte parmi les personnages les plus repoussant vus au cinéma depuis longtemps.


Comme dans R.M.N. toujours, Le serment de Pamfir est un film de filiation. Mais que penser de ces peuples, et de ces pères déjà détruits qui tentent une dernière fois de transmettre certains principes d'indépendance et de liberté à des enfants qui ont déjà vu le pire ? Encore un film qui vous fera voir la vie en rose, tiens, ça m'apprendra à ne pas aller aux chouettes petites comédies françaises avec de jolis acteurs tous frais qui rigolent en terrasse en se faisant des selfies. La civilisation sombre et nous regardons ailleurs, on dirait.