vendredi 17 juillet 2020

Un ogre qui rit.


Si vous cherchez un jour le nom d'un cinéaste tchadien, ne vous cassez pas la tête: il n'y a que lui. Mahamat Saleh-Haroun s'en amuse un peu lui-même (un peu jaune), mais certains pays d'Afrique Centrale sont logés à la même enseigne: un désert à perte de vue. Ce n'est pas pour ça que ses films figurent toujours en bonne place dans les grands festivals internationaux (il y a loin des années 70 où l'Occident pouvait faire semblant de s'intéresser aux cinématographie des "pays en voie de développement", alors appelé Tiers-monde), car les films de Saleh-Haroun sont de véritables pépites.

D'abord parce que, contraint par les moyens du bord et très attaché à filmer dans son pays, son style assume un dépouillement formel qui va bien à ses histoires brèves, mais directes comme un coup à l'estomac. GRIS-GRIS lorgnait ouvertement vers le film noir, tout comme DARATT était une sorte de western villageois implacable, aussi UN HOMME QUI CRIE, réalisé en 2010 et qui a raflé le Prix du Jury à Cannes cette année-là, est un conte moral profondément amer sur fond de guerre civile.

UN HOMME QUI CRIE nous demande simplement ce qu'un homme peut s'autoriser à faire quand son travail est menacé, ou quand un des siens  risque de mourir. Il y a d'abord ce bouleversement dans la vie d'Adam, fringuant quinqua, ancien champion de natation dont le poste de maître-nageur est menacé depuis l'arrivée de nouveaux propriétaires dans l'hôtel où il travaille depuis toujours. Or, la piscine, c'est toute sa vie, comme il ne cesse de le répéter, et si on le juge sans doute un peu vieux pour continuer à exercer ce travail, l'ironie du sort va faire qu'on va lui préférer son fils de 20 ans, qu'il a formé.

Il y a ensuite ce bouleversement majeur, qui semble échapper au radar d'Adam, trop préoccupé par la perte de sa "vie d'avant", trop perdu dans son ego, lui qu'on célèbre toujours et qu'on ne cesse d'arrêter aux coins de rue en l'appelant "champion", c'est que le Tchad est au fait de tensions militaires majeures entre armée régulière et forces rebelles, et que N'djamena va bientôt tomber.

L'horreur de cette histoire, d'abord immorale (Adam ne fait pas un geste lorsque les militaires viennent prendre son fils pour l'"effort de guerre", conscription brutale "à la tchadienne") plonge l'égoïste dans une douce torpeur quand, de fait, il récupère son poste à la piscine; il faut le voir couver du regard une bande de militaires français faire les fous dans l'eau, comme il regarderait des enfants jouer, alors que leur présence dans la capitale tchadienne est quand même le signe d'autre chose.

Ce conte brutal, juste au croisement entre la chronique sociale abrupte "à la Dardenne" (Adam pourrait être une sorte de Rosetta tchadienne...), et la chronique d'un pays en guerre, pose à sa manière en apparence calme et mesurée, deux catastrophes, l'une économique et intime, l'autre nationale et mortifère sur deux plans que le personnage principal veut finir par ignorer, puisqu'il a réglé son petit problème  d'orgueil personnel. On ne voyait pas non plus le coup venir, engourdis nous aussi par les reflets du soleil sur l'eau chlorée, mais ce petit confort, aussi humble qu'il soit, c'est aussi le nôtre. 

(vu sur mubi)

Je vais aller vite sur les deux suivants: parce que je n'ai RIEN à dire sur AROUND THE WORLD WHEN YOU WERE MY AGE de Aya Koretsky dans lequel la cinéaste a tenu à rassembler le témoignage, en photos et en voix-off, de son vieux papa, également filmé au jardin ou en train de boire le thé en terrasse (il était jardinier avant la retraite), qui était parti de Tokyo à 30 ans pour un tour du monde de plus d'un an. Tout juste retiendra-t-on que papy a l'air d'être un gentil bonhomme, qu'il ne dit pas que des choses idiotes sur sa traversée de l'Europe en particulier (le calme ennuyeux des pays scandinaves, la générosité des Italiens, la pauvreté au Maghreb, l'immensité morne de la Russie, la liberté des Etats-Unis ainsi que sa variété ethnique, invraisemblable alors pour un Japonais), mais n'avance rien de définitif non plus sur la question. Pas de déballage intime au programme non plus. Pas de révélation fracassante. Pas de particularité formelle majeure relevée autour de ce portrait bien sympathique non plus mais... pourquoi Aya Koretsky a tenu a réaliser ce film: ça la regarde. Par la grâce de qui ou de quoi son film se retrouve diffusé un peu partout ?... 

Je n'en sais rien, et pour plus de prudence, je vais dire que j'ai sans doute manqué quelque chose...

Rien à dire non plus au sujet de NOCTURNE 29 que ce grand fou de Pere Portabella réalisa en 1968: c'était son deuxième film. Moi qui avait tant adoré son CUADECUC VAMPIR dont vous pouvez lire la chronique ailleurs sur ce blog, je suis tombé sur un truc incompréhensible, joli à regarder sûrement (la belle Lucia Bose et son profil en lame de couteau y fait quelques apparitions), et si cela veut dire quelque chose, ce qui m'étonnerait beaucoup, alors je suis un con.

Le film appartient à une période où les artistes pouvaient beaucoup se permettre, et ce film-là, de mon point de vue, ne passe plus la rampe: écriture automatique, pot-pourri, dyslexie picturale, cheveux sur la soupe et coqs-à-l'âne en série forment un tout, in fine, c'et sûr; cela dure même un peu trop longtemps, et si parfois il semblerait que le cinéaste se moque d'une certaine bourgeoisie espagnole (une garden-party qui se finit le nez dans le gazon, à picorer comme des poules), on reste circonspect. On ne sait pas trop ce qu'on vient de voir, ce qu'il fallait comprendre, s'il fallait comprendre quelque chose et on n'a pas ri un seul instant, ni même souri.

Et ça, c'est embêtant.


Petite halte Histoire du Cinéma, avec un grand H et un très grand C, pour vous parler de ce document extraordinaire mis en ligne par la Cinémathèque Française: la rencontre entre Orson Welles et quelques étudiants en cinéma en 1982, à l'occasion de sa venue en France pour la Légion d'Honneur. 

Il faut un certain temps avant de se faire au caractère brut de décoffrage du document, agrémenté d'aucun sous-titre avec traduction simultanée d'Henri Béhar dans le brouhaha chaleureux de cette salle de projection. Il aurait été dommage de se priver de ce spectacle dans le show, car on se rend compte au fil des interventions que Welles comprend assez bien le français, sans bien le parler, balance quelques expressions françaises toujours à propos et, attention ne réveillez pas le génie qui dort, corrige même parfois sur un ton bon-enfant son traducteur pour un mot qui lui semble incorrect.

Quel bonhomme... D'abord on entend son rire, un rire d'ogre, mâchoire serrée et dents blanches tandis que sa grande carcasse se secoue sur son siège. Ensuite, on observe la bête, grand animal blessé depuis longtemps, dont le visage tremble, parfois, sous la surprise d'une question ou d'une simple idée qui lui passe par la tête; déjà malade (Welles mourra 3 ans plus tard), le cinéaste ne pouvait plus masquer sa fragilité.

Rappelons que sur la fin de sa vie, Welles était ruiné, empêché par des procédures juridiques insensées de sortir ses derniers films (et même de continuer à travailler dessus), et définitivement catalogué chat noir par les producteurs du monde entier.

Pour qui a lu ses entretiens avec Jaglom ou Bogdanovich, on ne sera pas étonné de voir la bête répondre aux questions d'une façon si directe... et à côté. A cet étudiant visiblement passionné de Kafka qui lui demande si manière d'adapter LE PROCES n'était pas une complète trahison, Welles confirme que son intention était bien de "violer" littéralement Kafka.

Revient toujours le souci d'argent, son grand problème depuis LA SPLENDEUR DES AMBERSON, son second film, avec pour illustrer ses convictions des formules rentre-dedans : Il faut arrêter de toujours voir des films pour en faire. Plus en verrez, plus vous ferez la même chose. Au cinéma, il faut arriver pur et sans rien: c'est comme ça que vous ferez des choses nouvelles.

Lui qui prétend avoir tourné CITIZEN KANE en n'y connaissant rien à rien au cinéma (???!!!), leur apprend médusé que sur le plateau, il a voulu directement tout faire lui-même. Et puis le chef opérateur m'a pris à part, m'a expliqué tout ce qu'il y avait à savoir sur le cinéma en  trois heures. - Trois semaines ?... - Non: trois heures: en gros, il suffit juste de bien filmer ce qu'on voit. (silence embarrassé dans la salle).

On lui pose une question en citant Elia Kazan. Je refuse de parler de quoi que ce soit concernant Kazan, il a balancé tous ses amis à McCarthy et a réalisé un film vantant la délation, On the waterfront. J'ajoute que c'est un très grand cinéaste.

Parfois il jette un froid, en renvoyant les intellectuels à leur vacuité (discours très américain, d'un vrai américain; dans les premiers rangs, on aperçoit Serge Daney qui fait la moue...), que l'"auteur" au cinéma n'existe pas, qu'il déteste Cecil B. DeMille et Alfred Hitchcock (moue de Serge Daney au premier rang). Et quelques formules spectaculaires: 

Fernand Léger m'avait dit que même emprisonné, il ferait de la peinture avec sa merde. Au cinéma, on n'a pas besoin de ce genre d'astreinte...

Le cinéma devient intéressant lorsqu'il parvient à capter et à projeter des rêves sur l'écran. Sinon, sur cet écran derrière moi vous ne verrez que des choses mortes, et le projecteur là-bas, c'est une machine de mort.

Un jeune homme bien informé au fond, lui rappelle que son premier projet de film était HEART OF DARKNESS d'après Conrad, et qu'en voyant Brando dans le rôle de Kurtz, il pensait que cela aurait été un rôle pour lui... Orson ne pouvait la manquer, celle-là:

La différence entre embaucher Brando ou moi, c'est 3 millions de dollars (profond rire de basse). Mais j'aurais été meilleur que lui (rire). Et dans LE PARRAIN, aussi.

The show is over now. Orson se lève pour dire que c'est fini, salue la salle. Tout le monde se lève et l'applaudit. Et dans mon salon, comme un couillon, moi aussi.

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