lundi 26 octobre 2020

Il en reste, je vous en remets un peu ?...

 


Franchise zombie dynamique et rigolote comme tout, les films de Sang-ho yeon proviennent, si j'ai bien tout compris, d'une série d'anime particulièrement bourrin, et aux maints dérivés, qui se décline également en jeux vidéo et tout le tralala. Rappelons que si son musculeux DERNIER TRAIN POUR BUSAN n'inventait pas la poudre, il avait le mérite de prolonger dans la joie et la bonne humeur, dans le carnage et l'hyper-violence, une des matrices les plus fondamentales du film d'horreur contemporain: le zombie.

Personne n'a rien inventé depuis les trois chefs-d'oeuvre originels de papy Romero, mais chacun s'est bien employé, depuis la fin des années 60, à nous concocter des variantes marrantes, plus ou moins cohérentes, jusqu'à tirer un peu trop sur l'élastique (combien de saisons en trop en ce qui concerne WALKING DEAD ?). Et puis, las, on s'est contenté d'y mettre un peu de vitesse (les zombies qui galopent est une trouvaille de Zach Snyder, dans son virulent ARMEE DES MORTS), et toujours plus de gore.

Facile quand on est habile en imagerie 3D et en trucages visuels en tous genres, c'est pourquoi il ne faut plus trop attendre de plus que cela: une surenchère toujours plus speed en terme de violence, de rebondissements scénaristiques à n'en plus pouvoir. Bref, le genre ne peut plus se mouvoir que dans l'auto-référencé, et il n'est plus de très grands efforts à produire pour trouver à ces fables de carnage et d'annihilation de notre humanité des échos politiques presque dérisoires.

Prétexte de polar: une bande de quatre kamikazes est dépêchée par la mafia de Hong-Kong en territoire sinistré (toute la Corée du Sud, en fait) pour aller récupérer des sacs de dollars restés bloqués dans les rues de Séoul dans un camion-fourgon. Et bien évidemment, ça grouille de mort-vivants décharnés là-dedans (très sensibles au bruit et à la lumière et plutôt calmes de jour) et d'une milice d'anciens militaires rendus tarés par leur autarcie forcée. 


Vous avez donc dans ce PENINSULA un motif de base pompée sur le fameux NEW YORK 1997 de Carpenter (aller récupérer tout seul un machin important en ne comptant que sur vous-mêmes, en mode contre-la-montre), des militaires qui ont pété les plombs (dans LE JOUR DES MORT-VIVANTS, troisième et meilleur film de la série de Romero, selon moi, les bidasses y étaient décrits avec autrement plus de subtilité et d'aigreur), miliciens tarés qui s'amusent à choper quelques survivants pour des jeux de cirque dégoûtant dans une arène improvisée dans un ancien hypermarché (Carpenter, toujours, et un zeste de ZOMBIE).

Au-delà des effets numériques assez saoulants (les mêmes qui rendaient les grandes scènes de WORLD WAR Z insipides), des effets crados du plus bel effet et des retournements de situation relativement attendus, au-delà de ces ralentis innommables qui ponctuent chaque échange de regard dans les scènes finales (mourra-ti, mourra-ti pas, y retournera-ti, y-retournera-ti-pas) avec chantage émotionnel sur le dos des petits enfants à la clé (mais que c'est émouvant quand ça chiale, un gosse), au-delà de toutes les bassesses du scénario et de l'éculé des situations, on retiendra quand même, outre sa redoutable efficacité, de savoureux moments où les deux gamines de l'histoire (8 et 13 ans, à peu près), font la loi dans leur quartier à grands coups de pilotage de 4x4 et de petites tutures télécommandées avec petites lumières qui clignotent pour écrabouiller tous ces zombies cradingues. Cette intrusion de petites geeks rigolardes de leur canapé à l'intérieur de l'action du jeu-vidéo lui-même, auquel elles seraient en train de jouer, est plutôt savoureuse.


On oubliait aussi de citer la petite touche MAD MAX que prend la très solide course-poursuite entre bons et méchants à bord de voitures-poubelles customisées à mort, bref: du bien joli spectacle, même si tout à fait idiot.

Un petit mot pour signaler que Hae-hyo Kwon, un des acteurs-fêtiche de Hong Sang-soo, participe à ce grand carnaval saignant (il joue le papy-gâteau un brin gaga) et que c''est aussi étrange de l'apercevoir là-dedans que de voir Maria Casarès dans MASSACRE A LA TRONCONNEUSE. Comme c'est rigolo.

dimanche 25 octobre 2020

C'est la lutte finale, sale con.

 


Soyons direct. C'est l'histoire d'un mec, jeune blanc-bec qui vient d'hériter du business de famille, qui se rend pour la première fois sur les lieux. Nous voilà sur ce qui semble être un quai de déchargement, dans une zone portuaire, et tout de suite un de ses employés le met en garde: attention, ne pas franchir cette ligne (sommairement peinte au sol). Nous sommes chez Kiyoshi Kurosawa, alors gaffe: à l'intérieur de son cinéma, il peut tout arriver. Attaque de zombies, transformation d'êtres humains en tâches noires sur les murs, crash d'un boeing dans votre living-room, disparation d'un fantôme vindicatif en robe rouge dans une bassine remplie de flotte; dans l'un de ses chefs-d'oeuvre, CURE, il vous collait les foies à chaque fois qu'un briquet s'allumait.

Il y a quoi, derrière cette ligne ? Un truc, c'est sûr, qu'il ne faut pas aller voir. Alors pourquoi ses employés ont le droit d'y traîner, et pas lui? C'est lui le patron, oui ou merde ? Le jeune freluquet, incarné par une sorte de star k-pop pour adolescente japonaise, comme Kurosawa adore en employer dans ses films, a un flash subit pour une jeune femme qui travaille sur les docks: tenue de travail, casque sur la tête, gants de chantier mais rien à faire: un sacré bout de jolie fille. Il possède déjà l'entreprise, il aura la femme.


L'invitant poliment à venir le rejoindre dans ses appartements, la jeune femme lui retourne une fin de non-recevoir non moins polie, mais ferme. Quand il s'aventure à lui effleurer l'épaule, elle l'envoie dinguer trois mètres en arrière. N'écoutant que son courage, et se croyant sûrement très intelligent, notre héros lui barbote sous son nez sa carte de pointage et l'aventure commence, sur le mode: si tu la veux, tu n'as qu'à venir la chercher. Un peu mon neveu qu'elle la veut, et elle va aller la chercher.

Le reste, c'est simple: notre Barbie furieuse s'empoigne avec un vigile à matraque et l'étale. Puis avec un garde du corps très yakuza d'allure, et ils s'en mettent une bonne tartine sur la tronche. Puis un deuxième vigile, et encore un homme de main. On notera que par deux fois, à l'intérieur de ce joli bâtiment avec ses beaux open-spaces et ces costards-cravatés, des freluquets aventureux voudront l'assommer par derrière (avec un vase, avec une carafe) avant de se retrouver dans les vapes, les quatre fers en l'air.

En fouinant pour savoir qui était cette amazone du free-fight, on tombe sur la fiche d'une certaine Mao Mita, profil de pin-up L'Oréal mais avec uniquement des films de sabre et de combat à son palmarès: Kiyoshi a trouvé une cascadeuse de première main, et c'est magnifique. Plus crédible que la doublure de Charlize Théron ou d'Angelina Jolie agrémentée d'images de synthèse, Mao Mita fait tout le travail elle-même. Pas besoin de coup de main, elle en fait son affaire.

A la fin, le patron-minet continue à vouloir faire son malin (il a la carte de pointage, il aura la femme), et se fait éteindre la lumière d'un joli coup de pied retourné en pleine face. et puis c'est tout.


29 minutes après, le film est terminé. On redoute un licenciement immédiat pour la revêche Mao, au moins une lettre d'avertissement, une convocation en conseil de discipline, et on ne voudrait pas être celui qui lui apportera la lettre en main propre. En ce qui me concerne, une demande en mariage s'impose (à demander poliment).

Réalisé sur le pouce en 2013 entre son génialissime SHOKUZAI et le très étrange REAL, ce BEAUTIFUL NEW BAY AREA tourné à l'élastique dans un entrepôt désaffecté et les bureaux anonymes d'un quelconque immeuble d'affaires, témoigne au moins de trois choses.

Que Kurosawa, 45 ans de carrière et 50 films à son actif, est un cinéaste aguerri à tous les genres, à tous les systèmes de production, à tous les formats (de la série-fleuve au court-métrage).

Qu'à partir de rien, de quelques acteurs aux capacités spécifiques et d'un motif tout simple, il sait décupler une idée toute bête par la seule puissance d'une mise-en-scène extravagante, et hyper-efficace.

Que faire sa fête, en moins d'une demie-heure, au machisme institutionnel comme à l'abus de pouvoir des patrons arrogants, #metoo et l'Internationale en un tout-en-un détonnant, et en un mini- film de kung-fu, il n'y a que lui capable de ça. 




n.b.: et euh... désolé, mais ça ne se trouve que sur Mubi c't'affaire, à ma connaissance...

jeudi 22 octobre 2020

Sur les falaises de marbre.


 Le MICHEL-ANGE d'Andrei Konchalovsky ne fera pas forcément beaucoup parler de lui: on lit quand même, ici et là, qu'il s'agit d'un film à l'esthétique soignée, voire somptueuse, et le portrait d'un homme qui, par quel bout qu'on le prenne, est une véritable mine romanesque. Ce serait aller un peu vite en besogne que de considérer ce film comme un biopic de plus. Déjà, on est heureux que ce ne soit pas des producteurs américains qui aient mis la main sur le projet, aussi a-t-on droit à une production russe, certes, mais avec une distribution italienne, et une attention particulière portée ici aux accents, aux dialectes, qui en fait un régal pour les oreilles (les conversations entre l'artiste et le marquis de Malaspina, - extraordinaire Orso Maria Guerini, qui en fait une sorte de comte Dracula tout juste excavé).

Qu'on connaisse son Michelangelo sur le bout des doigts ou qu'on ai vaguement dans l'oeil les splendeurs de sa Chapelle Sixtine, qu'on soit en mesure de discuter, ou pas, des parti-pris biographiques de Konchalovsky quant à sa "vision" du personnage n'a que peu d'importance. Que ce Michel-Ange soit le bon ou pas ne nous intéresse pas vraiment. Qu'il en ai fait ce rustre mal lavé, toujours sale, bourré de tics, superstitieux, veule et misérable malgré ses coffres bourrés de florins, bourreau de travail et vaguement paranoïaque nous en dira toujours plus de la vision de l'Artiste" (avec un grand A) du cinéaste que des véritables difficultés rencontrés par le peintre lui-même, de son vivant.

Ce qui est frappant avant tout dans son film, c'est qu'il porte la marque d'un auteur russe. Dans cette manière de se haranguer dans la boue, de faire pleuvoir des seaux remplis de merde du haut des toits et à filmer les ongles sales des notables comme les dents ou les membres pourris des papes ou des nobles, sans cette part de guignol et de mascarade propre à la tragédie italienne, dans ce défilé de trognes, de torses puissants et de corps malades, se dessine plus la tragédie fataliste et obscène selon un Alexei Guerman, un Sokourov, qu'une farce acérée à la Dino Risi, à la Pasolini. Encore moins d'une reconstitution "flambant-neuve" à la "Borgia" (la série), ou grandiloquente-pompière façon Hollywood.

Mysticisme à la russe, aussi: sauvage, matérialiste en diable, plongé dans un brouet mi-sataniste, mi-élégiaque, la foi démente de Michel-Ange se faisant un devoir de reconnaitre les signes du Seigneur aussi bien dans l'absolution papale comme dans le croassement des corbeaux. On croirait certaines scènes de taverne, ou de noces, comme échappées du IL EST DIFFICILE D'ETRE UN DIEU de Guerman, joie et sauvagerie mêlées d'excrèments et de corps prêts à exploser.

Ce que nous raconte MICHEL-ANGE est au fond bien simple: c'est comment un homme, un peintre et sculpteur d'un génie si considérable que même ses condisciples ne pouvaient prétendre à l'égaler, est arrivé à atteindre à certains moments son rêve d'absolu malgré les contingences du réel: ce fut d'abord le parasitisme des siens, père et frères oisifs qui dilapidaient son argent, les Medicis et les Della Rovere qui se disputaient alors le pouvoir et ne voulaient qu'il ne travaille que pour eux. Un grand artiste, au fond, n'est que cela: un homme qui fait fi de ce qui l'entoure et continue à vouloir atteindre son absolu, et avance tête baissée (et l'art, aussi, de savoir vendre son cul, quelque chose que Konchalovsky a du lui-même éprouver bien des fois).


Et puis il y a ce bloc de marbre de Carrare, le plus gros qu'on ait extirpé d'une mine à l'époque, et que l'artiste voulait pour le tombeau promis au pape Jules II. Ce "monstre" comme il fut appelé, descendu à flanc de montagne par des câbles et des poulies d'une taille jamais utilisée jusqu'alors, tiré par des dizaines de boeufs jusqu'à Rome, ce bloc "aussi blanc que du sucre", Konchalovsky a la bonne idée de nous la montrer comme la baleine blanche du peintre. C'est dans cette séquence, assez longue et au coeur du film, que l'artiste nous apparait comme le plus humain, au plus près des hommes et de la réalité: un ouvrier y trouvera la mort, un autre épousera la fille du contremaître, il y nouera des amitiés véritables, et des inimitiés bien concrètes. La vie, les noces, la mort.

On est heureux que ce projet, qui a bénéficié d'un budget assez conséquent, soit tombé entre les mains du vieux lion Konchalovsky plutôt que dans d'autres. Lui qui a goûté aux délices d'être un cinéaste-aparatchik au temps de la guerre froide, puis d'être un franc-tireur à Hollywood, puis d'errer comme maintenant dans la nasse des productions pan-européenne, peut prétendre savoir de quoi il s'agit. Les compromissions de l'artiste, il connait. Le pouvoir de l'argent aussi. La quête de l'artiste, il peut en parler en toute tranquillité: il s'agit de ce truc qu'on théorise à foison, qu'on recherche toute sa vie avec une idée bien en tête, et sur laquelle on tombe en ne la reconnaissant pas. A 83 ans, il peut le dire: il ne sait toujours pas ce qu'il veut trouver, mais il le cherche, c'est tout.


Cette fausse hagiographie, avec ce gros morceau de marbre qui lui barre la route, est peut-être la plus honnête des hagiographies. Et le comédien italien qu'il nous a dégoté pour le rôle, l'inconnu Alberto Testone, est une vraie trouvaille. Entre fou échappé de l'asile et Diogène qui vient juste de s'extirper de son tonneau, on peut dire qu'il est marquant. Pour une fois qu'on nous sert un biopic un peu sale et décoiffé,  ni très glamour, ni trop aimable, ne boudons pas notre plaisir.

vendredi 16 octobre 2020

Attention, Kazakh méchant.


 Là-bas, dans le lointain Kazakhstan qui brille à nos yeux d'occidentaux de ses mille feux exotiques, a émergé ces dernières années un jeune cinéaste fort intriguant qu'il va falloir continuer de scruter de très prés. De Abdilkhan Yerzhanov, j'ai donc déjà pu voir THE OWNERS (2014) et surtout le superbe LA TENDRE INDIFFERENCE DU MONDE, avec son titre si majestueux, et sa petite renommée internationale obtenue à la clé.

Le premier racontait comment deux frangins, venus s'installer  avec leur petite soeur malade dans leur maison familiale en pleine cambrousse, avaient maille à partir avec une sorte de parrain, paysan local souriant mais borné, de mèche avec quelques policiers corrompus. Et ça finissait mal. Le second était la fable douce-amère d'une passion amoureuse intense entre une sorte de gros nounours peu loquace et une magnifique jeune femme, tout droits sortis de leur bled pour aller tenter leur chance dans la grande ville, et se cogner à la dure réalité. 

THE OWNERS opérait sur un drôle de mode comique pince-sans-rire, sur fond de comédie musicale un peu cheap qui le faisait ressembler, par endroits, à du Kaurismäki exilé en Orient. Le second, plus poétique, surprenait par un final brutal, sans pourtant se départir d'un raffinement de mise en scène étonnant. On n'est donc pas surpris de retrouver dans son dernier film (Yerzhanov n'arrête pas de tourner, il en a réalisé deux autres en 2019, pas encore sortis chez nous), une même thématique: la corruption des moeurs politiques et policières dans un pays livré à toutes les violences.

Quelque chose trompe d'emblée dans le cinéma de Yerzhanov: ce sont d'abord les paysages somptueux, ce sont ensuite les sourires des enfants et l'aspect trompeur, très bonhomme des protagonistes, et l'irruption de détails cocasses ou absurdes dans les coins. Des types aussi sûrs de leur impunité que deux et deux font quatre. C'est une société livrée à toutes les vilenies que le cinéaste décrit, pourtant, à un degré de corruption qu'on ne rencontre guère, et avec autant de décontraction, que dans les films réalisés dans les pays de l'ancien bloc soviétique. 


A DARK, DARK MAN y va carrément, en adoptant cette fois le rythme lourd d'un film noir avec son personnage de flic pourri et silencieux, un as du cassage de gueule avant obtention des aveux, et un habitué des exécutions déguisées en suicide pour éteindre les enquêtes gênantes. Pas de quoi rigoler: le petit détail qui cloche, cette fois, après quelques scènes loufoques nous montrant des gosses jouant dans un champ de maïs avec un type franchement simplet, c'est le corps d'un jeune garçon recouvert d'un drap dans une étable désaffectée. Pas la première fois que ça arrive, dans le coin, pas la première fois qu'un pauvre type se fera serrer pour ça avant d'être retrouvé pendu dans sa cellule.

Bekzat, le jeune flic costaud mais taiseux va cette fois dérailler un peu. C'est l'excellent Daniar Alshinov qui l'incarne, entre feinte indifférence, corps tendu prêt à faire mal, douce ironie au fond des yeux et une lueur de doute de plus en plus intense dans le regard. Pas de quoi rigoler, vraiment pas, et l'humour noir ici laisse place à autre chose. Il n'est plus question de romantisme, non plus (que ceux qui espéraient quelque chose de doux dans l'histoire entre Bekzat et la jeune journaliste aillent donc voir ailleurs) et c'est vers la brutalité la plus raide que le cinéma de Yerzhanov se dirige cette fois: violence contre violence, absence de justification contre absence de morale. Les chiens sont lâchés.

Le monde ne va pas bien, en ce moment. D'un coup, la pourriture de ce monde-là rejoint celle des intrigues de Zvaguintsiev, Jia Zhang-Ke, Bong Joon-ho et Kleber Filho Mendosa. Ne nous faisons pas tuer: tuons d'abord ! Dans un final saignant qui rappelle vraiment beaucoup la fin des deux segments vengeurs de A TOUCH OF SIN, le cinéaste ne se repaît pourtant pas de ce zeste de justice hors cadre. Mais de voir à quel point les corrompus s'en foutent et ne sont prêts à rendre les armes qu'une fois morts nous renseigne au moins sur une chose, essentielle: ils sont sûrs que plus rien ne pourra leur arriver.

Que le film rebondisse avec la résurgence d'un "quatrième pouvoir" prêt à rendre compte de cette réalité au final, sonne presque comme une douce utopie. Qu'il s'achève sur l'image charmante de débiles mentaux faisant les fous dans la neige, ignorant tout de ce qui aurait pu leur arriver, ne voulant rien savoir de ce qui les entoure, est un bonbon doux-amer difficile à avaler. S'il faut en arriver là pour être heureux, alors...

On attendra avec impatience un nouveau film de Yerzhanov. Un autre film sur la corruption de son pays ? Un film encore plus noir (darker and darker...) ? Si c'est possible...


vendredi 9 octobre 2020

July in october (l'été en automne, quoi).

 


Au royaume des fous, les folles sont reines. Cette Miranda July a certainement plus d'un tour sous son chapeau, et tout plein d'araignées dedans, ça ne fait aucun doute. Son KAJILLIONAIRE qui vient de sortir ne possède qu'un (vague) parent éloigné sur la carte somme toute assez homogène du cinéma américain actuel, et ce serait, peut-être, le PUNCH DRUNK LOVE de P.T. Anderson, un film qui, d'ailleurs, m'avait complètement laissé sur le bas-côté.

Passé l'effarement légitime éprouvé face à pareil spectacle, le spectateur pugnace n'aura de cesse de se demander si ce qu'il vient de voir est bien réel, et comment diable un film comme ça a pu trouver des financements. On a vu Brad Pitt crédité comme producteur exécutif, à la fin, peut-être que ça tient à ça. A la présence aussi, d'Evan Rachel Wood et de Richard Jenkins, moyennement bankables mais quand même, en tout cas une chose est sûre: ça fait du bien de voir qu'un truc pareil est encore possible à Hollywood.

C'est l'histoire d'un trio infernale, donc,  maman-papa-fifille, attelage de paumés notoires toujours fringués comme des sacs qui vivotent d'arnaques franchement minables, au jour le jour, et crèchent dans un immeuble de bureaux open-space inoccupés pour une misère, loyer qu'ils ont du mal à payer. Le film de Miranda July se passe dans les décors étales d'un Los Angeles qui n'a jamais autant ressemblé à une suite déprimante de friches de banlieue pourrie. Comme dans PUNCH DRUNK LOVE où était posée, au milieu, cette fabrique de balai de chiottes (si, si, pour de vrai), on n'y croise qu'un bureau de poste, une usine à machins nommé "Bubbles", des associations d'aide aux femmes enceintes, aux jeunes mamans en difficulté, des épiceries 24/24 où on ne vend que de la merde et, de temps en temps mais à fréquence régulière, des secousses sismiques qui viennent égayer l'ambiance.

C'est absurde, loufoque et déprimant. Entre l'Amérique des banlieues chics avec arroseurs automatiques, les lofts chics de Manhattan et le beauf hirsute qui vous attend avec un fusil sous le porche de son mobil-home dans l'Arkansas, il y a donc aussi ça, l'horreur absolue: des gens sans rien qui doivent y arriver malgré les apparences, et le fait qu'ils ne soient rien, le tout au milieu de nulle part, dans un décor en placo.


Comme PUNCH DRUNK LOVE qui n'était, pour de vrai, qu'une histoire d'amour contrariée entre un nigaud embarrassé et une fille dans la lune, KAJILLIONAIRE passe à mi-parcours à autre chose, et vient illuminer le film tout entier: Old Dolio, fille unique de Theresa et Robert, qui ont passé leur existence de parents à l'élever comme un chien d'affût, et se servir d'elle comme d'un couteau-suisse, finit par se sauver en découvrant l'amour, le vrai, l'absolu, mais après avoir compris toute l'horreur de ce qui la retenait.

On a rarement vu, au cinéma, pareille charge, aussi violente, contre ce qu'on appelle LA FAMILLE (un papa, une maman comme chacun le sait, et dans cet ordre-là). Chapeau à Debra Winger et Richard Jenkins d'avoir incarné aussi bien l'absence totale d'amour (une absence si totale qu'elle vous glace deux ou trois fois au détour de séquences d'une cruauté presque masquée par le ridicule des situations: la séquence du jacuzzi en est à ce titre un des moments les plus ignobles), et à Evan Rachel Wood (Old Dolio) qui a réussi à escamoter son physique de mannequin derrière des pantomimes de pantin avachi, dos voûté.

On ne sait pas trop pourquoi, durant une bonne partie du film, on hésite à prendre le personnage incarné par Gina Rodriguez au sérieux: elle semble se faire embarquer par cet attelage d'arnaqueurs et, au fur et à mesure que s'affirme son sex-appeal tonitruant, toute son attention fait focus sur l'objet de son trouble.


Heureuse Old Dolio, magnifique Melanie (Gina Rodriguez), que vos baisers rejoignent les étoiles et que les cons disparaissent, maman et papa aussi, s'il le faut. Tout à coup, tout devient beau, le décor n'a plus aucune importance, et c'est dans un appartement entièrement vidé, dévalisé, que les amoureuses enfin s'étreignent.

Message à l'adresse de tous ceux qui veulent tout, tout de suite, et prient en église pour que l'Amérique et son billet vert soient great, again: fermez la porte, embrassez-la, oubliez donc toutes ces conneries et zou, au dodo.

(coucou à Debra Winger, star des années 80 qui avait abandonné sa carrière sans crier gare ! et réapparaît tout à coup: cette sacrée nana avait tout laissé tomber au fait de sa réussite, parce qu'elle jugeait que Hollywood était un milieu malsain. On n'est pas surpris de la retrouver, plus de 30 ans après, dans un film comme celui-là, signé par cette cinéaste-là. Pas ailleurs).

mercredi 7 octobre 2020

Un monde sans hommes.

 


Il ne faut pas s'y tromper: le cinéma de Hong Sang-soo est à plusieurs vitesses. Et à l'intérieur de chacun de ses films, il faut savoir le suivre... Car contrairement au premier ressenti face à LA FEMME QUI S'EST ENFUIE, son dernier opus (que je suis heureux de ne pas avoir manqué car un film de Hong, ça survit quinze jours maxi en salle, de par chez nous...), sans doute un de ses films les plus statiques, rien n'est moins immobile, plus mouvant que lorsqu'il a l'air de ne pas filmer grand chose.

Gam-hee profite que son époux soit en voyage d'affaire pour prendre un peur l'air, pour une fois: comme elle le dit à tout le monde, depuis 5 ans qu'ils vivent ensemble, ils n'ont jamais passé une journée loin l'un de l'autre. Aussi rend-elle visite à cette vieille amie qui vit seule depuis son divorce. Elles mangent ensemble, se saoulent un peu en compagnie d'une troisième jeune femme, et ces retrouvailles sont interrompues par un nouveau voisin qui vient leur demander de "ne plus nourrir les chats de gouttière du quartier" car son épouse en a peur.

Chez cette autre amie, qui est artiste et lui fait part de son béguin pour un de ses voisins, elle se rappelle quelques souvenirs, mange, boit et rigole. Jusqu'à ce qu'un jeune passablement énervé vienne sonner à leur porte pour demander à cette amie pourquoi elle le rejette aussi durement depuis une nuit passée ensemble.

Enfin, dans un café-salle de spectacle où elle se rend pour voir un film, Gam-hee croise une ancienne amie qui fut celle qui, jadis, lui "piqua" son amoureux de l'époque, aujourd'hui devenu universitaire reconnu. Les deux femmes mangent ensemble, tout cela est du passé, avant que Gam-hee ne tombe sur cet ex, qui a pris de l'âge, est devenu bien sûr de lui, et très pontifiant. Alors qu' il commence à lui raconter sa vie, Gam-hee le plante là, et au revoir.


C'est un film de Hong Sang-Soo: vous n'avez pas vu grand chose en apparence, mais vous venez encore une fois de tomber dans des abîmes de subtilité. Qu'allait-il nous faire cette fois ? Une autre histoire de moments de vie refaits à l'infini, comme autant de vies possibles comme il en a déjà réalisées ? Celle ou celui qui a déjà joué avec son cinéma, ou plutôt qui s'est retrouvé entre ses pattes de gros chat joueur et souriant, savent bien qu'on ne peut jamais deviner à l'avance ce que ces apparents instants banals recèlent, comme trésors cachés. Ici, ce ne sera rien d'autre que trois instants consécutifs basés sur le même rythme: retrouvailles / bonheur de l'instant / irruption grossière d'un homme qui n'avait rien à faire là / et ce petit détail qui compte: Gam-hee à chaque fois ouvre une fenêtre pour prendre l'air.

Quel bonheur que cet homme-là. Il va peut-être falloir arrêter de bêtement le comparer à d'autres grands cinéastes pour le comprendre: un peu Rohmer ici (les amours, les amitiés, les discussions qui n'en finissent plus), un peu Resnais ailleurs (dans quel espace-temps se trouve-t-on ?), un peu Woody Allen peut-être (des situations cocasses ou gênantes liées à des histoires d'amour mal gérées), où l'on mange et boit bien (beaucoup de beuveries au soju dans ses films plus anciens, quelques verres de vin dans celui-ci). Avec un rien, il vous enchante, vous fait rire ou vous émeut. Hong est un peu magicien. En fait, il n'y en a pas deux comme lui.

Un film comme HOTEL BY THE RIVER, son précédent opus, plus ouvertement frondeur et esthétisant avec son noir-et-blanc sublime et ses drôles de trous dans la trame, a pu trouver un écho particulier dans sa filmographie. De cette FEMME QUI S'EST ENFUIE, on peut comprendre que beaucoup n'ont pas su quoi en faire (quoi en dire)... Au coup des "trois possibilités" qu'il aurait pu nous refaire, à la SMOKING/NO SMOKING ou UN JOUR AVEC, UN JOUR SANS, il a le culot de nous proposer juste ça: trois moments qui se suivent et de ressemblent (et s'assemblent). Un autre genre de fantastique du hasard avec lequel Hong adore faire joujou.

Reste ce moment inouï, posé là comme un récif sur lequel sa caméra glisse sans en faire toute une histoire: lorsque Kim Min-hee, seule dans cette salle de cinéma, regarde l'écran, on y voit l'ombre d'un homme qui se lève et quitte la salle. C' est bien celle du cinéaste lui-même.

Comme on est un peu fleur-bleue, et qu'on considère ici que le couple formé par Hong et sa radieuse égérie est de très loin le plus beau couple vivant de cinéma, sur et hors de la toile, on frémit à la simple idée que cet opus, encore une fois sublime, soit aussi un film de séparation: cette femme qui s'enfuit et savoure des moments passés loin de celui avec qui elle vit "collée" en permanence, ces hommes qui tombent comme des cheveux sur la soupe, Kim seule dans la salle et Hong qui s'en va. 

Pourvu que ce ne soit pas ça... Mais avec Hong, on ne sait jamais à quel degré il faut prendre les choses. Pour ce qui est de son cinéma, on n'en démordra toujours pas: il est toujours le cinéaste le plus grisant de son époque.



(Toujours attendre un peu avant que la salle ne se vide, pour écouter les réactions du public qui s'en va, et vient de voir pour la première fois un film de Hong, ça mériterait un book... Ici j'ai donc eu droit à...
- Mais pourquoi elle retourne dans cette salle de cinéma à la fin, c'est toujours la même image, t'as compris pourquoi, toi ?
- Parce que les vagues et la mer, c'est apaisant.
et
- J'ai eu du mal à comprendre que c'était pas la même femme, même si je voyais bien que c'était pas le même appartement, je croyais que ça recommençait la même chose: je les confond toujours, elles se ressemblaient, non ? )

lundi 5 octobre 2020

L'amour qui fait plouf.

 


Il ne faut jamais s'emballer avec Christian Petzold. Cinéaste intelligent mais placide, jamais dans l'emphase et pourtant aimanté par la passion amoureuse, il continue à tracer sa route en faisant fi des modes et -c'est ce qui le rend pourtant attachant-, se mettant toujours à l'abri de trop en faire. Trop prudent sans doute, on serait bien en mal de se souvenir d'un film de lui qui nous ait foudroyé. On se souvient de cette femme revenue des camps le visage refait dans PHENIX et qui cherche à se rapprocher de son mari, qui ne la reconnait pas, ou de sa femme-médecin cherchant à passer à l'Ouest dans BARBARA. On s'en souvient en y repensant, mais c'est une mémoire qu'il faut un peu aller rechercher. Enfin quoi, voilà: le cinéma de Petzold n'est pas du genre à marquer au fer rouge.

Depuis son avant-dernier film TRANSIT, Petzold a abandonné son égérie-fusionnelle Nina Hoss pour la non moins magnifique Paula Beer sans se départir de ce style "à-plat" qui rend chacune de ses scènes parfaitement lisibles, au détriment, encore une fois, de la passion, voire de la folie. 

ONDINE, tout comme PHENIX, prêtait pourtant le flanc à la fantasmagorie la plus débridée, ou au délire. il y avait là de quoi offrir un conte des plus tordus autour de ses deux amoureux improbables qui se rencontrent et se séparent sous l'égide de l'eau. En s'inspirant d'une légende très germanique, pas très lointaine de notre vouivre solognote en moins maléfique, cette sirène d'eau douce qui se console d'avoir été abandonnée par un amant volage en éprouvant une passion soudaine pour un type un peu lunaire dont le métier est scaphandrier (il effectue des opérations de soudure compliquées sous l'eau, au pied des barrages), avait pourtant de quoi nous emmener loin dans les profondeurs.

Las, même s'il se passe des choses ici et là qui nous collent la puce à l'oreille (Ondine est une historienne spécialisée dans les origines architecturales de Berlin, construite comme chacun le sait, comme Londres, sur des marais asséchées), on regrette sans cesse que ce mythe ait l'air d'avoir été amenée, comme ça, comme une vulgaire pièce rapportée pour alimenter une bête histoire d'amour.


Petzold avait pourtant de quoi faire. En faisant par exemple de sa naïade une assassine vengeresse, en ressuscitant son plongeur in-extremis d'un coma sans espoir au moment même où son aimée retourne pour l'éternité dans son élément originel, Petzold tenait bel et bien son histoire, qui aurait pu en remontrer au spectaculaire de LA FORME DE L'EAU, par exemple. Raté. 

ça n'est pas parce que tu ne peux pas t'offrir les effets spéciaux de Hollywood qu'il ne faut pas oser. Le fantastique s'accommode très bien de la banalité, par là elle n'en devient que plus effrayante. Aussi un doute ici se confirme: si Petzold ne manque pas de subtilité, il lui manque à coups sûrs de l'audace.

Reste un tandem d'acteurs qu'il emploie pour la deuxième fois de suite. Elle, Paula Beer, beauté diaphane et immense actrice, mais surtout lui, Franz Rogowski, corps d'athlète et visage brisé: un couple physiquement étrange, dont les disparités offrent pourtant, déjà,  de belles promesses d'alchimie inédite. Si le cinéaste se lâchait un peu, avec ces deux-là il pourrait sans doute réaliser, enfin, de très grandes choses.



vendredi 2 octobre 2020

Little big Holm


 Craquer sur... arte.tv qui repasse en ce moment DE BEAUX LENDEMAINS d'Atom Egoyan, film vu à sa sortie en salle (en 1997) bardé d'un Grand Prix à Cannes, et qui ne m'avait pas, à l'époque, fait une grosse impression. Alors pourquoi y retourner ?

Parce que: Ian Holm. Comme tous les cultes voués à un(e) quelconque comédien(ne), celui-ci n'est pas plus irraisonné qu'un autre, mais revoir ce grand acteur, dans ce film-là, s'imposait. J'avais bel et bien le souvenir qu'il y était encore une fois prodigieux, et j'ai donc pu vérifier que c'était toujours vrai.

Holm était un drôle de spécimen: à la fin des années 70, alors qu'il brillait sur la scène shakespearienne (selon bon nombre de spécialistes accros au grand Will, il fut un Henry V absolument époustouflant, étalant la concurrence), il fut un soir victime d'une véritable crise d'angoisse en pleine représentation, qui lui coupa le sifflet et le traumatisa pour toujours. Il ne voulut jamais remonter sur les planches, et comme le cinéma n'attendait que lui, il fit la carrière que l'on sait.

Beaucoup se souviendront de lui en Bilbo, mais ce fut bien sûr dans le rôle de l'androïde Nash dans le premier ALIEN (que je considère toujours comme le seul vrai méchant du film) qu'il fit étalage de tout son talent. Malgré ces airs de vrp un peu veule et son mètre 62, il savait tout jouer: un Prince Jean couard et neuneu dans LA ROSE ET LA FLECHE de Lester, un Napoléon Bonaparte pompette chez Gilliam, un entraîneur d'athlétisme italien (LES CHARIOTS DE FEU), un ethnologue belge dans les forêts du Congo (GREYSTOKE), l'incompétent bureaucrate Kurtzmann dans BRAZIL, le mauvais comédien mais aussi excellent professeur de théâtre de ESTHER KAHN pour Desplechin, le médecin taré de la Reine d'Angleterre de FROM HELL, jusqu'au cynique trafiquant d'armes de LORD OF WAR et, pourquoi pas, le prêtre paumé et rigolo dans LE CINQUIEME ELEMENT.


Point commun à tout ça: rien que des seconds rôles. Bonhomme au physique discret que le trac avait fini par balayer des planches, Holm adorait briller, mais derrière les autres. On peut considérer DE BEAUX LENDEMAINS comme le seul premier rôle de sa carrière. Mais on s'y tromperait car, même s'il figure pour une fois en haut de l'affiche, il n'est qu'un personnage perdu dans le nombre, juste à part dans l'histoire, du fait de sa situation d'intrus.

Le personnage qu'il incarne ici n'est guère aimable (Holm se foutait de l'être ou pas), c'est un avocat qui travaille à persuader les membres d'une petite ville de l'Alberta à "réclamer justice", et réparation après un accident de bus horrible dans lequel tous les gamins de la ville, quasiment, ont perdu la vie. Demander réparation à qui, au nom de quoi, qui attaquer en justice ça, lui-même ne le sait pas trop mais une chose est sûre pour lui: pareil drame induit obligatoirement un responsable, et celui-là devra payer. C'est que Mitchell voudrait faire payer bien des choses à cette vie, en l'occurrence le fait d'avoir une fille qu'il ne voit jamais et que la drogue est en train de détruire.

Je me rappelle avoir voulu voir DE BEAUX LENDEMAINS car, lecteur de Russell Banks à l'époque, je considérais ce roman comme un de ses plus beaux, avec SOUS LE REGNE DE BONE et AFFLICTION (qui sera adapté également: le meilleur film de Paul Schrader, et de loin), j'avais voulu voir ce qu' Egoyan avait pu en faire. J'avais sans doute été déçu par le côté plan-plan du montage (alors qu'il ne l'est pas du tout, il se montre même virtuose dans ses allers-retours entre l'avant, le pendant, et l'après-accident) et surtout par un côté mélodramatique qui frisait l'insupportable dans le dernier quart d'heure.

Sauf à apprendre qu'Egoyan a remonté le film après derrière mon dos, je n'ai pas du tout retrouvé ce sentiment de trop-plein: DE BEAUX LENDEMAINS est tout simplement son meilleur film. L'ancien chouchou de la critique internationale, l'ancien roi des festivals a beaucoup perdu de son brillant depuis, à tord ou raison, mais ce film-là reste poignant, sans les chichis exaspérants de certains de ses films précédents comme EXOTICA, par exemple.

Mais revenons à Ian Holm. Dans la scène la plus vertigineuse du film, Mitchell raconte à une vieille connaissance de sa fille comment il a failli, un jour, la perdre alors qu'elle était toute petite, victime de la morsure d'une veuve noire. Alors qu'il raconte cet épisode traumatisant, Egoyan nous montre le visage attentif mais fermé d'une petite fille dans les bras de son père: c'était le regard qu'elle lui adressait alors que la voiture filait vers l'hôpital le plus proche alors que lui, canif ouvert, était prêt à lui plonger la lame dans la gorge au premier signe d'évanouissement.

En admirant une nouvelle fois l'acuité du jeu de Holm, la perfection de ses respirations et la cadence de ses mots, une petite sonnette a retenti à l'arrière de mon crâne: j'avais déjà vu ça autre part, il n'y a pas si longtemps. Mais oui, mais c'est bien sûr, c'était dans LA TAUPE, où Gary Oldman fait presque la même chose: sa grande scène où il raconte sa rencontre avec l' espion russe Karla, sans l'avoir compris sur le coup.  Deux séquences jumelles dans lesquelles s'affirment le pouvoir étrange de certains acteurs: nous faire vivre une scène jamais montrée, nous faire vivre un flash-back qui n'a jamais été filmé, et nous en faire sentir tous les frissons

Fucking british actors...

Reste un film que j'ai pu réévaluer à sa juste valeur (mais pourquoi étais-je passé autant à côté ?) et dont le ton anti-système et quasi "libertalien" (typique des romans de Banks d'ailleurs, dans le bon sens du terme) sonne aujourd'hui de manière à la fois étrange et rafraîchissante: cette communauté qui refuse tout apitoiement sur elle-même, et une quelconque consolation par l'argent, finit par se persuader qu'elle pourra s'arranger toute seule.

Grand film sur la perte et le deuil, DE BEAUX LENDEMAINS nous rappelle que seuls face à la mort, l'argent et la pitié ne peuvent pas grand chose.