lundi 27 juillet 2020

Couchés, les damnés de la Terre.


Premier film "français" du cinéaste tchadien Mahalat Saleh-Haroun, sorti en 2017, UNE SAISON EN FRANCE met en scène les difficultés d'un réfugié de la République de Centre-Afrique à pouvoir vivre et s'installer à Paris, de nos jours, malgré sa situation dramatique: seul avec ses deux enfants, cet ancien professeur de français, dont on devine que les événements politiques et militaires ont chassé d'une vie confortable où il était "quelqu'un", a vu sa femme mourir sous ses yeux alors qu'ils prenaient la fuite. Il n'en faut pas beaucoup pour que, de quelqu'un, on ne soit plus personne, et c'est d'abord la lutte au quotidien de cet homme, colosse à la voix douce mais qu'on surprend à maintes reprises à pleurer à l'abri des regards, que le film s'attache à nous montrer.

Il y a quelque chose de trop banal, d'empesé, presque, à suivre cette histoire semblable à des milliers d'autres, qu'on s'intéresse de près ou de loin au douloureux problème des migrants fuyant des terres hostiles, et c'est d'abord récalcitrant, malgré soi, qu'on suit Abbas et sa famille meurtrie dans sa quête d'un travail, d'un nouveau logement, d'une nouvelle vie.

En marge de son parcours, il y également celui d'Etienne, grand ami d'Abbas et ancien professeur lui-aussi (de philosophie), qui s'est trouvé une cabane sous les ponts où il s'arrange comme il peut: vivre de sa paie de vigile devant une pharmacie parisienne, s'épuiser dans des démarches administratives stériles, se fabriquer un nid entre deux couvertures propres et quelques livres, qu'Abbas et lui s'échangent. C'est le premier "drame" du film, même si ce n'est pas le premier que le personnage vit: en même temps que la date buttoir d'une expulsion approche, sa petite maison en planches prend feu. 

La question que pose le beau film de Saleh-Haroun n'est rien d'autre que celle-ci: elle n'est non pas de survivre à pareille compilation de drames, mais comment garder sa dignité à tout prix. Lors des très belles scènes entre Abbas et son "amoureuse" française, Carole, tout comme dans celles entre Etienne et sa fiancée, il est question d'impuissance, de la fin du désir, du renoncement à tout et c'est Etienne, cet intellectuel dont les illusions n'en finissent plus de se briser sur mille et un écueils, après avoir recueilli ce qui restait de son exemplaire de Montaigne en livre de poche  mangé par les flammes, et sans doute aussi parce qu'il n'a pas (ou plus) d'enfants, qui décidera d'en terminer lui-même.

Enterré au carré des indigents, au cimetière de Thiais, rebaptisé gentiment Jardin de la Fraternité, le corps d'Etienne sera brûlé cinq ans après son inhumation si personne ne le réclame, comme le rappelle un personnage du film. Oui, mais, demande la petite fille d'Abbas, il ne voulait pas la crémation, Etienne, non ? On peut toujours sauver de ce qui reste de sa dignité vivant, jamais quand on est mort.

Dignité encore lorsque Abbas décide de quitter l'appartement de Carole, qui vient d'avoir une première visite des flics, tendus et menaçants (ici il faut se rappeler ce que répondit Friedkin à la question "qu'est-ce qui vous fait le plus peur ?": "Que quelqu'un cogne à ma porte au petit matin"), sentant qu'un vent mauvais est en train de tourner (il est officiellement sans-papier depuis quelques jours), et que cela pourrait retomber sur la femme qu'il aime.

Le dernier plan, glaçant, sur la plaine déserte de la "jungle" de Calais qui vient d'être remblayée à coups de bulldozer, où Sandrine Bonnaire (vraiment très bien, merci à Saleh-Haroun d'avoir pensé à elle pour ce rôle plutôt qu'à la Binoche ou à la Huppert, nos deux "internationales") les recherche en vain, nous montre l'invisible: où sont passé Asma, Yacine et Abbas ? Comment disparaître complètement, demandait une chanson de Radiohead ? En n'étant plus rien, apatride et sans identité, c'est là que tout le travail de sape horrible des administrations européennes opèrent sa grande oeuvre: faire en sorte que ces gens, à peine des humains aux yeux des Etats et des lois, disparaissent pour de bon, eux et leur foutue dignité.

C'est que nous raconte UNE SAISON EN FRANCE, avec toute la précision et l'empathie coutumière de ce grand cinéaste.

A pareils destins, on peut toujours trouver pire et pour cela, il suffit de retourner au cinéma de Wang Bing. Cinéaste chinois le plus important de sa génération, - avec Jia Zangkhe qui travaille, lui, sur le versant de la fiction, - qui n'a jamais vu un seul de ses films ne pourra pas se faire une idée réelle de l'état dans lequel son cinéma peut mettre un spectateur attentif. Pour vous faire mieux comprendre son travail, j'ai trouvé ces quelques mots dans le numéro 78 de la revue Trafic (été 2011), où Dork Zabunyan écrit ceci:

Une tripe endurance semble caractériser le cinéma de Wang Bing: l'endurance, tout d'abord, des corps ou de la parole de celles et ceux qui sont filmés (...), l'endurance physique de Wang Bing lui-même; (...) l'endurance enfin du spectateur, qui doit conquérir une attention perceptive suffisante lui permettant de "tenir".

..."Tenir" les 9 heures d'A L'OUEST DES RAILS, les 14 de CRUDE OIL, les 4 heures d'A LA FOLIE ou, comme ici, aux 3 heures de FENGMING, CHRONIQUE D'UNE FEMME CHINOISE, dans lequel He Fengming raconte sa vie, de ses débuts de "révolutionnaire" à 16 ans, puis mère de 2 enfants et épouse d'un intellectuel qui, comme elle, sera accusé de complotisme "droitier", enfermé dans un camp de travail où il mourra, puis de son exil forcé des années plus tard dans un village misérable lors de la Révolution Culturelle, jusqu'à leur réhabilitation, -posthume pour lui -, vingt ans plus tard.

La littérature est importante sur cette période sur laquelle il est autorisé aujourd'hui de parler, mais le dispositif de Wang Bing est encore une fois radical, et saisissant. Par son "endurance" plus haut citée, le cinéaste parvient à épuiser son sujet (et son spectateur, souvent, même si on peut parler de travail d'hypnose) jusqu'au délire, parfois: posée en face du fauteuil dans lequel Mme Fengming raconte son histoire, la caméra ne bouge jamais, jusqu'à continuer à filmer le vide lorsqu'elle part aux toilettes, ou court décrocher le téléphone dans la pièce d'à côté. Au bout de 40 minutes environ, on n'y voit plus rien (la lumière du jour a baissé; nous sommes donc en fin de journée), et c'est madame Fengming qui se lève pour allumer (et ce n'est pas Wang qui le lui a demandé). Et en effet, c'est ce qu'il y a à entendre qui est important.


De la même manière, quand Wang change de cadrage (il s'est installé sur le canapé aperçu sur la gauche, et filme madame Fengming en plan américain cette fois), on a regardé le cadran: c'est au bout d'1 heure 30 que cela arrive. Ce qui réveille autrement plus qu'une explosion de building dans un film avec The Rock.

Alors que Jia Zhanghke ne cesse de filmer une nouvelle Chine et en tisse des fictions souvent radicales, mais ancrées dans la réalité d'un pays dont il a toujours filmé les évolutions, Wang Bing recueille sans se lasser les images d'une Chine qui se meurt (les zones industrielles aux proportions démentes d'A L'OUEST DES RAILS, son premier film), d'une Chine qui existe toujours (la misère d'un autre âge dans la Chine rurale dans LES TROIS SOEURS DU YUNNAN), ou d'une Chine honteuse (les conditions de vie dans l'hôpital psychiatrique-prison d'A LA FOLIE). Et, quand les images manquent, comme ici, la parole de ceux qui ont vécu.

Aborder le cinéma de ce stakhanoviste du documentaire n'est qu'en apparence une affaire compliquée: il suffit de faire preuve de BEAUCOUP d'endurance; le voyage en vaut la peine.

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