lundi 30 novembre 2020

Qui a déjà vu un kuna ?

 






GOING MY HOME date de 2012, et était restée inédite chez nous. Mini-série en 5 épisodes (découpés en 10 pour l'occasion), quelques années avant que Kore-Eda n'obtienne la Palme pour son magnifique UNE AFFAIRE DE FAMILLE, le réalisateur avait déjà signé, faut-il le rappeler, une poignée de chefs-d'oeuvre qui l'avaient déjà installé tout en haut. En découvrant huit ans plus tard GOING MY HOME, que la chaîne de streaming "cinéphile pointu" Mubi dans un accès de fièvre sans doute, a mis en ligne ces dernières semaines, histoire de souligner que, elle aussi, elle pouvait s'offrir les droits de ce type de format, on s'est demandé comment diable c'était donc possible qu'un cinéaste d'un tel calibre aille se défouler dans la petite lucarne.

"Petite lucarne": une expression qui ne voudra bientôt plus rien dire.

GOING MY HOME est le seul exemple, à ma connaissance, d'une série contemporaine produite, écrite et réalisée d'un bout à l'autre par un grand cinéaste de cinéma avec Nicholas Winding Refn (TOO OLD TO DIE YOUNG, pas vu) et cet épouvantail de David Lynch (TWIN PEAKS). A savourer cette dizaine de vignettes réalisée avec les moyens du bord, comme souvent au Japon, on se dit qu'effectivement il s'agit là encore non pas d'une oeuvre de commande, voire alimentaire, mais de l'objet de désir d'un créateur qui se sentait pour le coup un peu à l'étroit sous la barre des 3 heures de projection.

La série est du pur Kore-eda: sous la chappe de mièvrerie et de mélo familial de rigueur, on trouve les grands thèmes de son cinéma, saupoudrés aux cadres coins du cadre par une tendresse, une bienveillance, une fantaisie et un humour qui en font bien plus que le cinéaste plan-plan que beaucoup ont aperçu à ses débuts.

GOING MY HOME nous raconte une histoire toute bête: celle de Ryota et Sae, mari et femme et parents de la petite Asai. Une petite fille espiègle qui s'invente un ami imaginaire dans son quotidien histoire de tester la perspicacité des adultes, sa maman cheffe de cuisine qui travaille d'exquis petits plats pour une émission télé à succès, un papa aux airs de grand dadais qui fabrique des spots publicitaires idiots qui font un carton. Quand le père de Ryota fait une sévère attaque, il se rend en compagnie de sa fille dans la province de Nagano où il a été hospitalisé, et part à la rencontre d'habitants d'un village qui semblent mieux connaitre son vieux père que lui, une jeune femme qui pourrait être sa demie-soeur, ainsi qu'un vieux dentiste qui s'y connait... en kunas.


Ces kunas, on y reviendra plus tard. Il faut s'attarder surtout sur la forme pleine et limpide que prend en à peine cinq minutes les rapports entre une femme et son homme, entre eux et leur fille, et le reste au fil des séquences. Kore-eda est le grand cinéaste des rapports familiaux, qu'il soient d'entière plénitude comme ici ou incroyablement compliqués comme dans UN AIR DE FAMILLE, TEL PERE, TEL FILS ou NOBODY KNOWS. On pourrait également parler longtemps de sa science dans la direction des acteurs, la petite Aoi Tatsumi qui incarne Asai est miraculeuse.

"Miracle": ce qu'on s'acharne à apercevoir dans chaque film, au détour du moindre plan.

GOING MY HOME est traversé de quantités de petits miracles. Pour les grands miracles, demandez à Christopher Nolan, Peter Jackson ou aux ingénieurs d'ILM. Kore-eda s'y connait moins en effets spéciaux qu'en magie, et c'est là que le geste du grand cinéaste entre en ligne de compte.

C'est, par exemple, lorsque Ryota, rectifiant la pose incorrecte de son père allongé dans son cercueil, lui touche la joue et retrouve cette sensation de pilosité qu'il avait oublié alors qu'y était liée un bonheur enfantin quasi occulté. Souvenir enfoui 8 épisodes plus tôt, qui rappelle au spectateur, et à Ryota lui-même, un drôle de mouvement effectué lors d'un sommeil agité, geste intimement lié à cet instant de bonheur père-fils: Ryota enfant imitant le corps tendu et penché d'un champion de saut à ski alors que son père le tenait fermement par les jambes.

Une séquence pareille s'invente, sans doute, mais il faut pouvoir la filmer, la ramener dans le champ intime et en faire ce genre d'instant qui laisse son spectateur sans voix.

Tout comme il faut savoir faire ressentir ce sentiment de perte intime liée à la mort d'un père, il faut savoir écrire des personnages. A ce titre, celui de Ryota (Hiroshi Abe, génial) est à décrire avec délice. Perche d'1m90 toujours dans les nuages, dont ses femmes se moquent gentiment sans que jamais il ne se fâche, objet de quolibets de la part de ses collègues qui voudraient bien sa place et le trouvent "trop mou" ou simplement "has-been" (et pourtant, c'est lui qui réussit les campagnes de pub les plus rentables malgré leurs côtés ultra-ringards assumés), ce doux géant comme installé au milieu d'une foule de petits hobbits moqueurs (les kunas encore, mais j'y reviendrai...), Ryota est celui qui, sans forcer, fait perdre ses moyens à sa peste de petite soeur parce que, justement, elle n'arrive pas à l'énerver.

Comme souvent chez Kore-eda, les femmes portent la culotte et les hommes, même s'ils grondent souvent, ne sont jamais bien méchants. Ce qui les sauvent, c'est qu'ils sont dans la lune ou, comme Ryota, passent du temps à regarder les kunas qui gigotent sous son lit, et à tenir avec eux des discussions dignes du Candide de Voltaire. Sae, son épouse, le sait bien, elle qui en masterchief de tous les instants, dirige son clan comme ses ingrédients en cuisine, toujours aux fourneaux que ce soit pour son émission de télé, son mari, sa fille, les funérailles de son beau-père, ou pour réchauffer son  homme qui s'était bêtement enfermé sur le balcon, en pyjama, un soir de grand froid.

Soulignons aussi que, jamais autant qu'ici, une caméra nous aura fait salivé sur les subtilités de la gastronomie japonaise.

Et les kunas, alors ? Pour avoir un peu cherché, je crois pouvoir affirmer que ce bon peuple n'existe pas. Etymologiquement parlant, il pourrait s'agir d'une sorte de mix rigolo entre une tribu amazonienne pas encore répertoriée par les offices de déforestation brésiliennes, et la "kunée", casque de certaines déités grecques qui leur octroyaient le pouvoir d'invisibilité.


Ici, ce casque s'est transformé en chapeau pointu rouge qui leur sert à ne pas se faire tuer par la chute des glands. Car ils sont vraiment très petits. Ne possèdent aucun pouvoir notable, si ce n'est de vivre et mourir en état d'alerte permanente, et de se cacher là où ils peuvent. Est-ce-que les kunas sont enterrés sous les violettes dans les sous-bois, demande, inquiet,  Ryota à sa femme ?

Non, il ne faut le voir pour y croire, mais plutôt y croire pour le voir. De ces divinités cajoleuses et inoffensives, les personnages de Kore-eda ne tirent qu'une morale, la seule qui tienne la route. Au détour de dialogues drôles et piquants, on s'apercevra que le cinéaste, comme les personnages, se moquent de toute spiritualité religieuse, tout comme ils s'accommodent de la réalité matérielle de la mort. Rigor mortis et mâchoire du défunt qui ne tient pas, des os que la crémation n'ont pas réduit à l'état de cendre et qu'on jette à la poubelle, et le tonton saoul qui, après la cérémonie, ronfle dans le salon: il a fait peur à tout le monde, car il a le même ronflement que son frère qui vient de mourir.


Et les kunas, alors ? Papa a failli mourir de froid sur le balcon, maman bouquine une revue de cuisine dans son lit, et la petite Asai vient de finir de lire "Bilbo". Elle vient dire à sa mère que "Frodon est parti", et lorsque celle-ci lui demande si cela la rend triste, craignant sans doute un méchant rappel de chagrin ou autre chose,  Asai répond simplement que non. 

Elle tient dans ses bras une peluche de grand lapin qui pourrait bien être celui qui a emmené une certaine Alice dans un autre pays de l'ailleurs... Rien n'est donc perdu.

Si les kunas vous font peur, et que vous tremblez à l'idée de partir à la rencontre de créatures qui, si ça se trouve, n'existent pas du tout, sachez que Kore-eda sait aussi faire peur en employant une chanson de générique qui ferait passer celle PONYO SUR LE FALAISE pour un du grunge alternatif. 


Vous me remercierez plus tard, c'est cadeau.

https://youtu.be/twgWWaUwYZg

(et si vous avez envie de garder votre abonnement Neuneuflix ou Amazon plutôt que de signer avec Mubi pour voir des films de Bertrand Mandico, Jonas Mekas et Hou Hsiao-Hsien, sachez que le coffret dvd existe. Allez, bisous.)

samedi 14 novembre 2020

Des fantômes dans la machine.

 


Il en est des films de Kiyoshi Kurosawa comme de la fameuse boîte de chocolats de Forrest Gump: on ne sait jamais trop sur quelle saveur on va tomber. Mais on sait que ça ne nous laissera jamais indifférent. Raté lors de sa sortie en salles en 2016, froidement accueilli par une critique qui n'a jamais bien su sur quel pied danser devant le cinéma de ce grand bizarre, le projet de son unique film "européen" -jusqu'à présent - tire pourtant le fil cohérent d'une filmographie déjà riche en projets du même style.

Cohérent d'abord vis à vis de sa "localisation géographique": cet hommage à Niepce et Daguerre et aux premiers émerveillements ressentis devant ces apparitions soudaines de parfaite reproduction du réel trouve bien son origine là, comme pour les premiers films de Lumière et Méliès, offrant à cet orfèvre du film d'apparitions un terrain d'expression idéal. Que Kurosawa ait tourné ce film en France ne tient donc pas d'un caprice: un tel film de fantômes, puisque c'est de cela qu'il s'agit, ne pouvait se tenir que dans un cadre déjà occupé par Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Maurice Renard ou Jean Ray, ces grands amateurs de manoirs oubliés et de dames blanches. Les fantômes asiatiques sont beaucoup trop décoiffés et turbulents pour occuper la place d'apparitions autrement plus élégantes et diaphanes.

Cohérent aussi, donc, parce que Kurosawa est le plus grand pourvoyeur de fantômes du cinéma contemporain, et qu'il lui manquait ce genre-là.


Jean, garçon timide et disponible, est embauché par Stéphane pour être son assistant. Stéphane a laissé tomber une très lucrative carrière de photographe de mode pour accorder presque tout son temps, depuis la mort de sa femme, à une drôle de passion: produire des daguerréotypes grandeur nature avec pour seule modèle sa propre fille, qu'il prend dans des poses élégantes, robes anciennes et postures élégantes, comme au XIX° siècle.

Il faut voir comment Kurosawa marque un territoire qui lui est propre, le fantastique au coeur du trivial, le merveilleux dans le plus parfait ordinaire, à partir de rien: d'une friche semi-industrielle où poussent des lotissements en chantier émerge la silhouette désuète d'une maison de maître qui n'a rien à faire là (et pour cause, des promoteurs la veulent pour construire autre chose par-dessus, comme on chercherait à peindre un immeuble sur l'image d'un vieux manoir). ce petit détail anodin sur lequel il faut s'attarder avec gourmandise: lorsque Jean sonne au portail, une voix surgit d'un hygiaphone, quelqu'un déclenche une ouverture à distance, mais juste derrière se trouve un autre portail, d'origine celui-là, qui ne ferme pas et grince un peu. Manière souveraine de marquer la frontière entre deux mondes, entre deux temps.

Derrière ce portail se trouve l'attirail attendu de ce quasi-conte gothique: l'artiste un peu zorglub, et dépositaire d'un savoir qui s'est perdu dans les limbes de l'argentique, sans doute un peu fou mais aussi inconsolable de son deuil, des portes qui s'ouvrent toutes seules, des silhouettes de femmes errant dans les couloirs en toilettes anciennes, et un laboratoire de fioles et d'instruments rares qui donne des airs de steampunk discret à ce pavillon de banlieue décati, sans forcer.

Les fantômes sont des entités patientes, contrairement à certains ectoplasmes énervés de quelques uns de ses films précédents (on se rappellera non sans frémir de la femme en rouge de RETRIBUTION, schizophrène énervée revenue, un cauchemar de poltergeist sans précédent), et Kurosawa l'est tout autant. C'est peu dire qu'il perdra en route la plupart des habitués des séries fais-moi-bouh! de Netflix: ses pas de côtés sont pourtant des offrandes faites aux adeptes de gourmandises scénaristiques: une intrigue immobilière ici, un artiste fou là, une possible histoire d'amour, des plantes dans une serre, empoisonnées par les produits usés du laboratoire de développement, une folle course en voiture vers un hôpital qui s'achèvera par la plus incroyable des disparitions filmées depuis des lustres, une séance de photo morbide avec un bébé mort, ou le regard intriguant de la comédienne Constance Rousseau, comme retourné sur lui-même.


On peut toujours faire son difficile devant telle ou telle extravagance: l'apparition de l'épouse défunte et chérie dans une scène à la fois en suspension et étrangement dépourvue d'émotion;  le caractère incernable de Stéphane, l'artiste maudit, dont on ne saura jamais s'il a vraiment bien compris ce que ces formidables machines fabriquaient malgré, - ou grâce à lui -, s'il est bien cet autre Frankenstein de la plaque argentique, ou la victime involontaire de sa propre trouvaille.

Quoi qu'il en soit, il faut regarder les toutes dernières minutes du film pour comprendre à quel point l'art de la mise-en-scène du réalisateur de CURE est indépassable. Avec rien, un comédien et des cadres anodins (l'intérieur d'une voiture, d'une petite église de campagne, de champs à perte de vue), il nous offre un final follement romantique, désespérément fou, sans conteste un des plus fantastiques d'une filmo pourtant longue comme le bras. Aidé par un comédien dont on redécouvre ici le talent d'écorché vif, l'excellentissime Tahar Rahim dont le jeu prend ici littéralement à la gorge.

mardi 10 novembre 2020

Au cul des nonnes.



Privé de subventions, fauché, menacé d'extinction par un régime qui ne veut pas de lui, le nouveau cinéma brésilien est une des scènes les plus actives, et des plus iconoclastes du panorama cinématographique mondial actuel. C'est ce dont rend compte depuis plusieurs mois la chaîne de cinéma en ligne Mubi, via une programmation qui donne la part belle aux documentaires comme à la fiction, aux longs comme aux courts métrages.

Ainsi, on a pu voir la merveille d'Ana Vaz APIYEMIYEKI ?, film de collages et de surimpressions, qui traite de la construction d'une route nationale à travers la forêt amazonienne, à l'origine de l'assassinat de membres de tribus indiennes. Ainsi le documentaire THE TRIAL sur le procès en destitution de la présidente Dilma Roussef, LANDLESS de Camila Freitas sur l'appropriation de terres agricoles inexploitées par des sans-abris regroupés en ZAD pacifiques (occupations jugées "illégales" par l'Etat brésilien, qui a ouvert la voie à des lois iniques qui autorisent à présent les riches propriétaires à faire usage de leurs armes contre ces nouveaux paysans), ou le poignant LET IT BURN de Maira Buhler sur le quotidien d'un centre pour toxicomanes sans-abris de Sao Paulo, avant sa fermeture par le nouveau maire.

Mais aussi des fictions, pas toujours heureuses dans leurs formes mais qui, toutes, cherchent à capter la douceur comme la chaleur incandescente d'un pays partagé entre ferveur catholique et une culture du partage et de la fête. 


Le film de Tavinho Teixeira SOL ALEGRIA, lui, fait l'effet d'un objet filmique sauvage et carnavalesque qui bat le rappel de figures importantes des années 70, à mi-chemin entre le cinéma politique radicale de Pasolini et les excès surréalistes de Jodorowsky. Ce serait se montrer prophète à la petite semaine que de prédire que ce film ne sera pas en bonne place dans la vidéothèque de Bolsonaro, - pour peu qu'il en ait une -, tellement le film s'avance au pas de charge dans le champ de la plus pure provocation et de l'anarchisme le plus radical.

Longtemps qu'on n'avait pas vu des nonnes aussi heureuses se rouler dans la paille (certaines de ces nonnes sont des hommes, d'ailleurs, et ne portent parfois que leur collerette), longtemps qu'on n'avait pas convoqué le Marquis de Sade et Georges Bataille dans un couvent (de l'usage d'une machine à pénétration et de sa propre vérité intime à aller chercher au fond de son cul), ou fait caca sur le pare-brise d'une voiture de flics. Le tout dans la joie, le bonheur, et le plaisir absolu de se tripoter, de s'habiller et de s'aimer comme on veut.


Derrière le versant plutôt solaire de cette fiesta endiablée, Tavinho Teixeira qui n'est pas seulement un artiste provocateur et décalé, se profile la face plus noire d'un certain retour à la réalité lorsque ce noyau familial orthodoxe sur le papier (papa, maman, fifille, fiston), de trublion échangiste, diva un peu goudou, jeune vierge délurée et petit pédé péroxydé de backroom deviennent: chef de famille qui fait bosser toute sa smala dans un cirque, femme docile, petite fille frustrée et pas contente, et brave garçon obéissant. Toujours sous des airs cotillons et paillettes (le Brésil se doit par-dessus tout de garder ses apprêts de Carnaval), les cris d'extase ont laissé place à des sourires forcés pleins de dents blanches, et la poésie comme l'art, quant à eux (ces inutiles) aux slogans idiots, et préfabriqués de vulgaires émissions de shows télévisés.

SOL ALEGRIA est franchement drôle lorsqu'il imagine ce monde rêvé dans lequel des religieuses et religieux un peu queer se font complice de l'assassinat de leur nouveau dirigeant (ce sont les premières scènes, à valeur d'exhutoire, qui feront sourires tous les antifa du monde) sans que pour autant, - et c'est quand même un tour de force notable -, ne soit remis en doute un certain respect de la foi religieuse que le cinéaste rhabille, et déshabille, pour le long hiver à venir. 


Il l'est beaucoup moins dans sa dernière partie, et comme Tavinho Teixeira semble être un auteur très moral (immoral diront d'autres), partageons ici ce qu'il semble vouloir dire: ne croyez aux strasses et paillettes de ses guignols souriants, la vraie joie est dans l'anarchie de nos culs tendrement partagés.

Amen.