lundi 20 juillet 2020

Les nouveaux juifs errants.


BROOKLYN SECRET a eu la malheureuse destinée de sortir mi-mars en France, aussi quelques salles l'ont repêché dans cette drôle de période post-confinement pour quelques ultimes moments de vie au cinéma. Sa réalisatrice, Isabel Sandoval, est une cinéaste américaine transgenre originaire des Philippines. Ce film est justement la chronique douce-amère d'une liaison amoureuse entre Olivia, double fictionnel de la réalisatrice et Alex (incarné par l'excellent Eamon Farren, qui avait marqué les esprits en petit salaud meurtrier dans la dernière saison de TWIN PEAKS) , jeune homme un peu perdu entre retour impromptu dans son quartier natal et le giron de sa famille, et ses problèmes d'alcool. 

Olivia travaille comme auxiliaire de vie auprès de la babouchka d'Alex, vieille dame affectueuse qui perd la boule, et chez qui elle possède également une chambre. Là où BROOKLYN SECRET se montre le plus convaincant, c'est dans la description d'un drôle de monde, celui non seulement des émigrés transgenres en provenance des Philippines, à la recherche d'un homme à marier et de papiers définitifs qui régulariseraient pour de bon leur situation en Amérique, un univers à cheval entre petits arrangements monnayés, comme attendu, mais avec comme monnaie d'échange de vrais sentiments. Le grand mystère du film, ça n'est donc pas les ambitions d'Olivia et de ses copines de devenir "de vraies Américaines", mais les motivations de ces hommes, à la marge du récit, qui acceptent de fournir un ultime coup de pouce financier à leur accession au monde libre en échange... d'une véritable histoire d'amour, d'un vrai mariage.

Pour preuve, le "promis" d'Olivia que l'on croise une ou deux scènes, en instance de doute, finit par se désister pour une seule raison, qui n'est pas financière: il n'est pas amoureux. Quant au "secret" d'Olivia, tenu tel auprès de la famille d'Alex comme du reste du monde, il ne semble pas être grand chose à côté des "secrets" intimes de ces hommes qui ne veulent qu'une chose: tomber amoureux, et se marier, à une femme transgenre.

Quand l'histoire d'amour entre Olivia et Alex commence, elle séduite par la beauté, la jeunesse et la gaillardise de ce jeune mec un peu beauf sur les bords, c'est à la même enseigne qu'on assiste à leur premier baiser (c'est elle qui attaque), leurs premières étreintes, leurs premiers échauffourées: elle, transparente à nos yeux; lui toujours plus opaque à mesure que leur histoire avance. Pourquoi revient-il sur sa première réaction de rejet lorsqu'il avait appris la vérité sur elle ? Pourquoi ce dénouement triste, et incompréhensible, lorsque Olivia finit par le repousser pour de bon ? Que se sont-ils dit, qu'a-t-il fait ? Est-ce elle qui n'est pas amoureuse ? Ce sont les petits secrets du film, l'inconnu de ces drôles d'histoire d'amour, comme de toute histoire d'amour. C'est la vraie beauté du film, aussi, que de mettre les sentiments de tous les protagonistes sur le même plan: l'exigence d'un vrai coup de foudre.

Le film de Sandoval est un film qui n'oublie pas non plus le triste état politique actuel des Etats-Unis, sous la menace perpétuel d'un président raciste et fanfaron, qui envoie les forces policières harceler les immigrés en situation irrégulière, et fait planer sur la population une ambiance de rafle permanente. Il n'est pas si courant de ressentir cette sensation d'oppression dans un film américain contemporain, comme si on filmait le Chili des années 70, le Paris de 1942. 

Du coup, et c'est heureux, BROOKLYN SECRET est plus un film passionnant pour ça que pour l'identité sexuelle de son héroïne. C'était le secret bien caché du film, qu'on n'attendait vraiment pas.


Mats Grorud est un tout jeune réalisateur de films d'animation qui, après deux court-métrages, s'est lancé dans la réalisation de ce très beau WARDI (2018), qui raconte quelques heures dans la vie d'une petite fille palestinienne dans le camp de Bourj El-Barajneh au Liban, bidonville devenu ville dans la ville en plus d'un demi-siècle, et qui avait recueilli un flot énorme d'immigrés palestiniens chassés par l'armée israëlienne. C'est ce que au Liban, en Syrie, en Egypte ou en Jordanie, on continue d'appeler al-Nakba (la catastrophe); deux palestiniens sur trois poussés hors de chez eux.

A l'heure où un Etat continue à en annihiler un autre dans l'indifférence même plus offusquée de la communauté internationale, WARDI nous rappelle à ce sale moment de l'histoire du XX° siècle qui n'a pas fini de jeter le chaos dans cette région du globe, et au-delà. Grorud nous montre Bourj El-Barajneh comme on ne nous le montre jamais, de l'intérieur. Invraisemblable dédale de ruelles biscornues et de bicoques en briques apparentes, bâches et tôles ondulées, la "ville" a poussé vers les nuages, - à chaque génération un étage supplémentaire - où une partie de tout un peuple a fini par prendre racine, lorgnant vers un horizon qui ne leur appartient plus.

La petite Wardi, à qui son arrière grand-père vient de donner la clé de la maison abandonnée par son propre père en 1948, aujourd'hui abandonnée aux figuiers de barbarie et aux nouvelles constructions des colons, est de la cinquième génération d'après la catastrophe. Au gré de ses discussions avec ses parents, ses tantes, ses cousins, elle recueille la parole de celles et ceux qui ont vécu al-Nakba, comme de ceux qui sont allé combattre, qui ont connu la destruction du quartier lors de la guerre du Liban, et plus elle papote, plus elle monte vers les toits, vers cet oncle devenu un peu fou, et qui était pourtant si rigolard sur les photos, enfant.

Il est rare qu'une fiction nous montre cette réalité historique de l'intérieur, sans revendiquer de bannière politique apparente. Difficile, pourtant, de ne pas prendre parti devant ce furoncle honteux sur la face du Proche-Orient, mais ce qui retient l'attention ici, c'est que Mats Grorud, citoyen norvégien, a vécu longtemps à Beyrouth, à côté d'un camp de réfugiés (sa mère était infirmière de l'ONU, et lui a rapporté bon nombre de témoignages qui figurent dans son film). 

Encore une affaire de transmission par la parole en somme, pour un pan d'histoire que les décennies à venir vont se charger d'enfouir sous des tonnes d'oubli. Il en va toujours ainsi avec la mémoire des vaincus.


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