dimanche 24 avril 2022

Vortex, le tourbillon de la fin.

 


Le cinéma de Gaspard Noé nous a toujours abandonné à des sentiments ambivalents. Voilà un cinéaste indiscutablement doué, qui n'hésite jamais à poser sa caméra là où d'autres n'oseraient jamais, mais qui plafonne souvent dans des endroits où sa complaisance soudain apparait, quand il ne s'agit pas le plus souvent de jouer la carte de la provocation gratuite afin de tester la résistance, - ou l'ouverture d'esprit - de ses spectateurs. 

C'était le viol sans fin subi par Monica Bellucci ou ce crâne défoncé en plan fixe dans Irréversible, une éjaculation filmée in utero dans Enter the void et tous ces parti-pris de mise en scène qui collent le tournis (images stroboscopiques, caméra faisant des 360° au ralenti, scènes de sexe en temps réel). Gaspard Noé cherche quelque chose qui s'apparente à cette fameuse 27° lettre de l'alphabet cinématographique traquée par Lars von Trier et qui passe par quelques expériences limites.


On avait laissé Noé sur une impression pathétique de vaine rengaine avec son pénible  Lux AEterna dans lequel la sorcière officielle du cinéma français, Béatrice Dalle, se caricaturait en un démiurgique pétage de plomb sur un tournage agité, aux côtés d'une Charlotte Gainsbourg un peu paumée qui jouait ici le rappel de toutes ses figures incarnées chez LVT, justement. Avec, en bonus épouvantable, un épilogue aux strobos chargé de vous faire mal au crâne (le générique d'ailleurs prévenait que c'était déconseillé aux épileptiques).

Pourtant, son précédent Climax avec sa compagnie de danseuses et danseurs gagnée par une frénésie des sens et des corps, enfermés à l'intérieur d'une boîte de nuit, nous avait offert une belle démonstration de ce que le cinéaste était capable de faire, et le film portait bien son titre pour ça: il marquait peut-être la fin d'un cycle esthétique qui méritait ce feu d'artifice final, totalement gratuit, musique assourdissante, corps collants empêtrés sur la piste de danse, lumières aveuglantes et substances prohibées. 


On voit donc arriver Vortex avec un brin de méfiance et pourtant quelque chose a bougé dans les manières de Gaspard Noé. Pour filmer la fin de vie d'un couple d'octogénaires dans leur grand appartement parisien, Noé s'est d'abord adjugé les services d'un tandem inattendu formé par la jeune fille du cinéma de Jean Eustache, Françoise Lebrun, et le pape du film d'horreur italien, le gialliesque Dario Argento. Un couple de cinéma qui fonctionne pourtant à merveille et que le cinéaste est parvenu à filmer comme en live, saisissant des moments d'intense vérité lors de scènes visiblement improvisées parfois, où apparaissent la peur et les ravages de la vieillesse.

Formellement, - car c'est là que ce grand maniériste est tout de même attendu -, Gaspard Noé ne s'accorde que deux coquetteries: des scènes montées entre elles avec une demi-seconde de noir complet, et ce fameux split-screen qui apparaît dans le sommeil du couple, une ligne de démarcation entre les deux époux qui ne s'en ira qu'à la fin, une ligne noire qui fait comme dégouliner du papier peint de leur chambre et marquera cette frontière à jamais infranchissable entre eux. Elle est en train de perdre la tête, il est fragile des artères. Elle commence à faire n'importe quoi, il croit encore parvenir à achever un livre qui lui tient à coeur.


Le split-screen est un procédé riche en possibilités que peu de cinéastes ont su employer à bon escient. A vrai dire, s'il y en a un seul à l'avoir utilisé avec maestria (et roublardise), c'est Brian de Palma. Noé limite le truc à un écran format scope coupé en deux, et cela donne parfois des séquences à petite dramaturgie plutôt bien vue (elle perdue dans les boutiques de son quartier, lui inquiet qui enfile son manteau et descend la chercher pour la ramener à la maison), et le plus souvent des scènes où les personnages ont beau être côte à côte, deux caméras sont quand même là pour les filmer séparément ce qui donne des angles et des lignes de fuite étranges, des déformations incongrues. Ainsi lorsqu'il tend sa main pour prendre la sienne, cette main surgit dans l'image d'à côté trop grande, trop petite, trop longue: ces deux-là, ces deux bras ne font plus tellement partie du même monde.


On sera gré à Gaspard Noé de ne pas en avoir fait plus. Vortex, cet autre film à allitération en X y va mollo sur une représentation frontale, voire pornographique  de la décrépitude et de la mort. Tout juste appréciera-t-on cet instant, presque ironique et plutôt bien vu, où Noé capte le visage d'Argento sur son lit de morgue, lui a qui a tant filmé la terreur face à la souffrance, la mort et l'au-delà avec un sens achevé du spectaculaire: c'est une image à la fois horrible, et d'une belle froideur.

Vortex porte bien son titre. Il s'agit d'un courant en tourbillon qui absorbe et fait tout disparaitre. Jusqu'au bout, elle et lui ne voudront pas quitter cet appartement où traîne un fourbis indescriptible. Deux vies bien remplies en somme, et à ras bord. C'est en cela que le film de Gaspard Noé est émouvant (beaucoup plus à mon sens, que le clinique et très bourgeois Amour de Haneke), après eux il n'y a plus rien, juste des cartons à remplir et un appartement à vider. Bien vu d'avoir fait de leur fils unique un toxicomane "incapable de bien s'occuper d'eux, même pas capable de s'occuper de lui même" (Alex Lutz, encore une fois impeccable), Françoise Lebrun et Dario Argento, couple de cinéma rêvé n'ont que cette descendance, tout partira avec eux, il ne restera plus rien.


Et là, on reconnait la veine profondément pessimiste, voire nihiliste d'un cinéaste qui est aussi un grand romantique. Quoi après cette génération-là ? Quel cinéma après celui de ces années englouties, après La maman et la putain et Profondo rosso ? En tout cas, on espère de tout coeur que Vortex amorce la partie la plus vibrante de la filmographie de Gaspard Noé. Pourquoi pas ? C'est bien parti.

jeudi 21 avril 2022

Contes du hasard & autres fantaisies

 



Trois contes, trois histoires courtes, trois "short stories" comme disent les anglo-saxons et cette fois Ryusuke Hamaguchi ne prend pas la peine de fondre ces segments narratifs dans un tout scénaristique savant comme il avait pu le faire dans Drive my car et surtout Senses, dans lequel quatre amies se croisaient au fil des jours en ne dévoilant pas tout de leur intimité propre. Trois histoires qui ne se regardent pas mais avancent toutes sous le feu de la dépendance amoureuse et/ou de l'attraction sexuelle.

Pour évacuer d'emblée la comparaison tarte-à-la-crème avec le cinéma d'Eric Rohmer, disons que même si on pense beaucoup aux films du réalisateur français, il faudrait sans tarder gommer cette comparaison comme elle s'est esquivée avec le temps lorsqu'il s'agissait de parler du cinéma de Hong Sang Soo. Référence marquée pour des générations de cinéastes cinéphiles, des indépendants américains depuis les années 80 jusqu'à la nouvelle génération de metteurs-en-scène asiatiques, il est sûr que les films du Français ont influencé, et influenceront encore, les jeunes cinéastes. On notera par ailleurs que parmi ceux de la défunte Nouvelle Vague, Rohmer reste une des influences après lesquelles certains courent encore (avec Godard et Resnais sans doute)...


Trois histoires d'amour ou d'attirance; une jeune femme s'aperçoit qu'une de ses amies va sans doute amorcer une histoire intense avec son ex, une autre tente de séduire un professeur de littérature pour venger son amant, et deux femmes croient se reconnaitre 20 ans après alors qu'elles ne sont pas qui elles croient. A l'intérieur de chacune de ces historiettes, des trésors de subtilité psychologique, de cruauté parfois, toujours empaquetée dans cette fameuse et délicieuse réserve toute japonaise qui se fissure de partout sous l'assaut des petites phrases, des insinuations et des provocations sexuelles. 

Chez Rohmer, la parole qui est souvent vive, omniprésente en tout cas, et qui exprime les affres de la stratégie amoureuse dans une certaine tradition très française du roman courtois et de la joute de salon, faite des circonvolutions, effleurant à peine les corps. Jamais dans ses films vous n'entendrez qu'un personnage, comme ici, ait senti "se faire pénétrer par des mots" comme le raconte Tsugumi à son amie (qui trouve ça "cochon") pour expliquer son coup de foudre. Hamaguchi marche plus sur les pas du cinéma de Hong par moments (qui lui-même, plus que Rohmérien affirme plus avec le temps son affiliation à Alain Resnais et à ses spasmes temporels). C'est cette double porte de sortie du premier segment (partira/partira pas avec elle). C'est la capacité de rebondir sur cet étrange et charmant quiproquo des deux femmes du dernier épisode qui, déçues mais troublées de s'être reconnues "par erreur", décident de se jouer la comédie et faire "comme si".


Le cinéma d'Hamaguchi, comme celui de Hong, n'a pas besoin de grand chose pour faire florès. Pas grand chose, c'est vite dit: il faut à ce cinéma d'orfèvre une base qui n'est pas rien: une qualité d'écriture gigantesque. Hamaguchi sait filmer ces histoires avec précision (il faut voir comment il joue avec cette porte du professeur de lettres ouverte/fermée sur le couloir où passe du monde en permanence, et qui pourrait (ou pas) offrir un spectacle plus déshabillé que cette simple lecture coquine à voix haute), mais sa finesse est sidérante. Le vertige provoqué par cette scène de lecture par exemple, dans laquelle la belle Nao lit un passage érotique pour provoquer le professeur qui a humilié son amant, après lui avoir confié ses appétits sexuels et sa vie de femme volage, provoque un vertige qui va au-delà du retournement de situation (Nao prise à son propre jeu) en se mettant tout au bord de cet autre film que tout le monde, protagonistes y compris, sont en train de s'imaginer, sont à deux doigts de vivre.


S'il y a quelque chose que Ryusuke Hamaguchi est le seul à savoir faire, c'est de déposer ses personnages au bord de tous les possibles scénaristiques par la seule grâce de leur rencontre avec l'écrit. C'était déjà l'incidente rencontre de la vie intime du héros de Drive my car avec la pièce de Tchékhov, l'écho érotique d'un passage osé lu à voix haute à son auteur dans ce film-là. Non pas que la littérature "révèle" quoi que ce soit aux personnages, elle rajoute plutôt une strate à la narration en cours. Elle rajoute une possibilité supplémentaire, une autre ligne de fuite. Dans Senses, un des protagonistes les moins sympathiques et le plus opaque du récit se révélait sous un autre jour en acceptant de se faire lecteur lors d'une conférence publique. D'un coup, on voyait autre chose que ce qu'on voyait de lui jusqu'à présent.


Prétendre qu'on est curieux  de découvrir ce que Hamaguchi va pouvoir nous offrir dans les années à venir est une certitude. A vrai dire, sur cette gamme raffinée qui n'en finira jamais de vouloir dire les choses de l'amour et de l'attirance des corps, son cinéma place la barre infiniment haut. Et puis, - ça c'est une bonne nouvelle -, le cinéma ne pourra jamais rien faire dans ce domaine sans placer la littérature à hauteur égale, voire au-dessus de lui. Les très grands le savent bien.