mardi 29 septembre 2020

Tous un peu les mêmes, les gens qui s'aiment.

 


Si on aime tant Emmanuel Mouret depuis ses premiers films, c'est qu'il semble bien être le seul, aujourd'hui, à donner la part belle aux sources littéraires de son inspiration, et à travailler ses dialogues comme personne. Corollaire à cet art dispendieux du bon mot et de la réplique ciselée à tout prix, une préciosité longtemps reprochée, ainsi qu'un oubli bien marqué, et très volontaire, du "social" dans son cinéma. Pour évacuer tout de suite le problème, et comme l'a très bien noté je-ne-sais-plus-qui je ne sais-plus-où, acceptons ce cinéma qui nous promène de maisons de campagne cossues en appartements hauts de plafond avec dorures apparentes, comme on acceptait jadis les grands hôtels de Vienne comme cadre aux comédies sentimentales de Lubitsch.

Soit.

LES CHOSES QU'ON DIT, LES CHOSES QU'ON FAIT est sans doute celui de ses films qui nous montre avec le moins de chichi sa structure, pas toujours aussi apparente. Où on s'aperçoit, presque surpris, que les scénarios de Mouret ne sont pas si compliqués, ni sophistiqués que cela: il ne s'agit ici, en fait, non pas de chassés-croisés amoureux compliqués avec moult(e)s amant(e)s dans les placards et situations boulevardières, mais de simples coups de foudres, d'amours compliqués qui se terminent au lit, c'est sûr, mais ne sont embarrassantes que parce qu'elles sèment, juste pour un temps, le trouble chez les amants de passage. Ils sont surtout embêtants en ce qu'elles trahissent une personne aimée: une ex, une épouse, un cousin, un meilleur ami, ses principes, et qu'au bout il y aura des secrets à garder.

Il n'y a dans ce film que le personnage de Sandra (Jenna Thiem), et peut-être un peu celui de Gaspard (Guillaume Gouix) pour s'embarrasser de préceptes philosophiques bien cadrés, plus ou moins clairement énoncés dans une sorte de dialogue qui paie clairement son tribut, pour le coup, à Eric Rohmer, où les deux s'engueulent sur le sujet avant de tomber dans les bras l'un de l'autre. Manière d'illustrer à la lettre la clarté du titre du film: point besoin de blabla puisque, à la fin, les corps auront raison de tout.

On n'est donc pas dans LA COLLECTIONNEUSE ou PAULINE A LA PLAGE: chez Rohmer, on s'en tient à ses principes, quitte à le regretter amèrement au final. On n'est pas chez Marivaux et Diderot non plus: si on se tord les méninges pour analyser ses accès de passion, et ces mouvements du corps qu'on ne voyait pas coïncider avec ceux du coeur, les prises de tête laissent vite place aux étreintes sans contrainte. Les personnages de Mouret sont en cela moins compliqués, plus modernes et instinctifs que leurs prédécesseurs des XVIII° et XIX° siècle car ils savent que l'attraction des corps possède une vérité plus palpable et concrète, qui échappe à la théorie, qui elle n'éprouve rien. 

Plus en tout cas que ce qui est inscrit dans les livres: si chaque pièce filmée dans le film, chez n'importe quel personnage, possède quantité de bouquins, souvent du sol au plafond, c'est pour que les amants s'en servent comme objets d'oubli, de diversion (on lit en faisant semblant de ne pas remarquer l'autre), ou carrément comme ustensile de scène de ménage, à se balancer dans la figure.



Rien n'est compliqué finalement: on se laisse aller à ses élans (et chez Mouret, ce grand amoureux de l'amour, c'est quasi systématique, de façon presque gaguesque) et on finit par succomber à cet amoureux de passage, à la petite amie de son meilleur ami, à la femme de son cousin, à son patron plus âgé, à cette ancienne maîtresse abandonnée par son mari. Dans les films de Mouret, au fond, ça n'est pas bien compliqué: il suffit de se parler en toute confiance, et de s'abandonner un peu. Et pouf.

Au bout de cette chaîne passionnelle délicieuse et de jolis coeurs transis, se trouve tout de même le personnage de Louise (Emilie Dequenne). Femme trompée, elle est non seulement sans "amant de secours", simplement abandonnée par le script, et par son homme, parti pour une autre. Mouret lui offre le plus beau rôle, non pas en lui inventant une histoire d'amour, car elle s'en invente une elle-même, faisant croire à François (Vincent Macaigne) qu'elle en aime un autre, pour l'aider à partir. Ce personnage absolument magnifique (on ne dira jamais assez qu'Emilie Dequenne est la seule actrice francophone à savoir tout jouer avec autant de force) annihile soudain ce festival de marivaudage où on aura vu, finalement, que d'adorables spécimens d'amoureux plus ou moins sexy faire montre, au fond, d'assez peu de personnalité, craquant au premier élan du coeur.

Retour à la morale, sûrement pas, car Mouret ne nous montre la grandeur du personnage non sans nous avoir dévoilé l'étendue de sa douleur. Louise, elle seule, aura fait ce qu'elle aura dit. Même si c'est un gros mensonge.


Pas si compliqué, pas si torturé que ça, finalement, la petite partition d'Emmanuel Mouret. Juste éperdue de passion pour celles et ceux qui aiment (ou croient aimer, parce que hein, c'est compliqué). C'est déjà beaucoup, et c'est si joliment raconté. 

Il faut noter quand même que ce qui faisait la gravité retorse de MADEMOISELLE DE JONCQUIERES (Diderot au scénario et aux dialogues, quand même) et la légèreté dans la lune des comédies dans lesquelles il jouait, ont ici totalement disparu (Macaigne aurait pu prendre en charge le rôle de l'huluberlu, et il s'en est heureusement gardé).

On ne lui en voudra pas de ne pas posséder l'écriture du premier, ce serait beaucoup demander, mais il faudrait qu'il comprenne que son corps de grand duduche distingué manque à ses propres films. Il  y manque sa dégaine, son élocution si particulière. Son style "à côté de la plaque" qui ici fait défaut, un peu. Beaucoup... etc.



mercredi 23 septembre 2020

Tout le monde il est beau, tout le monde il est happy.

 


Pouf pouf, rions un peu avec Michael Haneke, si tu le veux.

 Plutôt fraîchement accueilli à Cannes en 2017 d'où il repartit bredouille, chose rare pour un film de l'Autrichien, et en partie boudé par une critique qui n'avait vu dans HAPPY END qu' une sorte de radotage, le film mérite peut-être mieux que sa réputation de "paraphe" griffonné en bas d'une oeuvre qui s'est fort bien occupé, des années durant, à briser nos rêves et à nous mettre en face d' une bien sinistre bestiole, droit dans les yeux: nous-mêmes.

HAPPY END a tout de même l'audace de nous proposer une sorte de "greatest hits" du malaisant réalisateur de BENNY'S VIDEO en convoquant des figures déjà aperçues ailleurs, sous d'autres visages. Ainsi, le personnage du doyen qui a envie d'en finir avec la vie pourrait être ce même Trintignant abandonné fraîchement veuf à la fin d'AMOUR. Isabelle Huppert est un peu la même cheffe de famille "à poigne" qui régissait l'équilibre du foyer dans BENNY'S VIDEO jusqu'à faire disparaitre les cadavres dans les placards. L'excellent Kassovitz, quant à lui, est un petit cousin taré de l'héroïne dérangée de LA PIANISTE. Même la si jolie et toute douce Fantine Harduin incarne, du haut de ses 12 ans, la figure innocente mais criminelle qui porte en germe celle des deux tueurs sadiques de FUNNY GAMES.



Ce petit inventaire étant fait, on retiendra surtout que lorsque Haneke opère dans le champ du film "choral", comme l'étaient ses 71 FRAGMENTS ou, d'une certaine manière, LE RUBAN BLANC, la compilation de tant de méchants travers et de pathologies lourdes conduit à percevoir le film comme une accumulation de petits films à sketchs, chaque personnage étant un spectacle à lui seul. L'accumulation de toutes ses singularités outrancières précipite le film, bizarrement, vers la comédie grinçante. Comme chez les frères Cohen...

Construire un pont entre les facétieux frangins et la rigueur cynique de Haneke n'est certes pas usuel mais, ici, cela crèverait presque les yeux. Quand le cinéaste s'extraie de ses systèmes à huis-clos où tout le monde étouffe, personnages comme spectateurs (dans LA PIANISTE, FUNNY GAMES, AMOUR ou CODE INCONNU, la majorité de ses films, en fait), laisser filer tous ces petits et vrais monstres en toute liberté, et dans le même espace, offre tout de suite un spectacle tour à tour gênant, et désolant. Comme chez Altman, roi sans vassal de la comédie chorale virtuose et misanthrope (dont NASHVILLE et SHORT CUTS restent à jamais les modèles), on attend que certains personnages se croisent , en vue d'un déraillement qui s'annoncerait saignant.

De manière surprenante, rien ne déraille pourtant car la vie est ici délimitée par un cadre qui ne souffre aucun chambardement: l'objet clinique de HAPPY END, le sujet d'observation ici est un bloc familial inamovible, imperturbable à l'intérieur duquel il peut bien se jouer mille et une atrocités: elles y resteront, bien sauvegardées par la rigueur bourgeoise dont la réussite tient, avant tout, à la préservation de ses secrets. Haneke en définit chaque membre par un trait, ou un événement, qui le définit mieux que tout: celui-là devient gâteux, et vient d'essayer de se suicider. Celle-ci a d'abord testé les médocs sur son hamster avant d'empoisonner sa mère. Celui-là entretient une liaison adultère violente avec une femme qui aime être humiliée. Celle-là intimide les employés de son entreprise victimes d'un accident de chantier. Celui-là travaille comme avocat pour une firme qui cherche à faire plier les syndicats. Celui-là cherche des excuses à son chien qui vient de mordre sa petite fille. 


On a souvent dit de Haneke qu'il avait su pointer du doigt les travers d'une société, la sienne, la société autrichienne et allemande, via ses portraits de personnages déviants qui n'avaient pas su faire un trait sur de vieilles histoires et passaient leur temps à enfouir leurs angoisses sous le tapis. C'était d'une manière symbolique la figure psychotique poursuivie par sa mère de LA PIANISTE de Jelinek ou, de manière encore plus évidente, le portrait glaçant d'une communauté prête à s'enfouir dans les bras du Mal absolu pour rester unie (LE RUBAN BLANC). On n'a pas souvent dit qu'il était aussi celui qui avait le mieux montré les vilénies d'une bourgeoisie très française: c'est la deuxième fois, après CACHE, qu'il montre la pourriture de cette caste surprotégée par son argent, et qui se protège à la première alerte en frappant à tour de bras sur ceux qui les dérangent (y compris les siens, voir comment Huppert "éteint" son propre fils et ses velléités de rébellion pour ne pas perdre la face).

Haneke est AUSSI un cinéaste français d'adoption, c'est ce que beaucoup, par ici, ont peut-être tenté d'oublier de ce HAPPY END. Ce qu'il démontre ici rejoint pourtant les analyses récentes, et systématiquement brocardées sur les plateaux télé où se succèdent les "experts", nouvelle caste dominante du paysage médiatique, analyses qui démontrent combien le mouvement des gilets jaunes est discrédité par les médias, et violemment réprimé, parce qu'il inquiète les habitants des riches arrondissements de Paris. 

Pour un dernier tour de chauffe, on aimerait que le regard sans pitié, ni concession, de ce diable d' homme se penche un peu sur la question, via quelques portraits de journalistes, de manifestants, d'"experts" et de leurs éminences noires bien sentis, comme il sait si bien le faire. Je doute qu'il raterait sa cible même si, c'est là que la bât blesse, il reste un grand bourgeois lui-même. 




dimanche 13 septembre 2020

On a tous besoin d'une maman.

 


Deuxième film réalisé par le comédien Casey Affleck, 9 ans après I'M STILL HERE, drôle de blague potache post-moderniste où il rendait compte de la "retraite" prématurée de son pote (et beau-frère) Joaquin Phoenix (c'était un fake), LIGHT OF MY LIFE est, au premier abord, une énième variation du survival en terre post-apocalyptique, et donc méchamment hostile. 

A LA ROUTE de McCarthy il emprunte la figure du paternel cherchant à sauver la peau de sa progéniture, et la sienne, et au FILS DE L'HOMME de P.D. James cette autre variation emmerdante: un virus a décimé sans compter toutes les représentantes du sexe féminin (chez P.D. James c'était autre chose pour un résultat voisin: il n'y avait plus de naissances).

Rag, 11 ans, fait partie des rares qui ont échappé à la peste, on ne saura jamais pourquoi. Son père est persuadé - à raison -, qu'il faut à tout prix cacher son existence, et ils errent en pleine nature, en mode survivaliste de l'extrème, en prenant soin de ne croiser personne. Le film ne nous montre d'abord pas grand chose d'autre que la complicité soudée de cet homme avec sa fille, à qui il apprend sans cesse à surveiller ses arrières, et à se préserver des issues de secours. C'est, comme dans WALKING DEAD, la certitude qu'une fois installés quelque part, il faudra en fuir à toute blinde, en prenant ses jambes à son cou.

L'adaptation de LA ROUTE par Hillcoat nous montrait de manière brutale le mal que certains peuvent faire à d'autres, via des scènes atroces de cannibalisme et autres joyeusetés. Ici, rien n'est jamais montré, tout est entrevu, et le film de Affleck a l'intelligence de nous laisser nous imaginer ce qui pourrait arriver à Rag si jamais... De la même manière, lorsque culminent quelques scènes de violence, le pire est entraperçu dans la pénombre d'une soupente où deux combattants s'agrippent et se finissent au marteau, et cette décharge de chevrotine traverse au travers d'un fauteuil, nous masquant le corps déchiqueté, derrière. 

Cinéaste plutôt habile et très délicat, il laisse à notre imagination le soin de boucher les trous. Il faut voir comment il persuade un jeune homme de lui abandonner sa voiture ("je suis plus costaud que toi, et je n'ai pas envie de te faire mal", c'est tout), comment il nous fait ressentir en très peu de plans à quel état d'abandon la disparition des femmes a laissé les hommes à eux-mêmes, qui ne savent plus faire que le minimum pour survivre. 



Casey Affleck a pris de l' épaisseur, y compris physique (il est loin le gringalet tout mignon de GERRY et de LONESOME JIM), et on reste toujours sous le charme de son regard de petit garçon soucieux et égaré, ainsi que de sa voix chuintante toujours prête à se briser. On pense quand même à ce que le comédien, empêtré dans un mini-scandale de harcèlement à l'époque de son Oscar, et en pleine vague #metoo, a voulu prouver quelque chose avec cette fable qui possède les contours nets et précis d'une excellente série B. Tout y est clair, sans gras, et on appréciera qu'au final de ce film plus pessimiste qu'il n'y parait, un homme qui aura passé ses premières années de père à préserver son enfant de toutes les vilenies, va se retrouver sauvé, soigné et protégé par une gamine. Histoire de rappeler que lorsqu'on donne tout, on finit par vous le rendre. 

La boucle est bouclée: le survivor hirsute est redevenu petit garçon, et une femme, bientôt, pourra prendre soin de lui.

On a tous besoin d'une maman.

vendredi 11 septembre 2020

Dans la tête de Charlie Kaufman (il y a du monde).

 


Finalement, c'est peut-être vrai que neteuflixeu lâche la bride au cou des cinéastes ambitieux en mal de producteurs... JE VEUX JUSTE EN FINIR est sans doute le projet le plus barré de la chaîne à péage depuis UNCUT GEMS de ces fifous de frères Safdie. Un scénario des plus emporté, des disgressions à n'en plus pouvoir, un script qui fait joujou entre l'esthétique yoyo-pâte molle du grand frère Michel Gondry et les échappées chelous de David Lynch manière MULHOLLAND DRIVE, mais avec plus de couleurs.

Ambitieux, mais un poil raté quand même, JE VEUX JUSTE EN FINIR est rattrapé par ce qui pourrait être un "cahier des charges" Neteuflixeu, avec une esthétique de joli jouet chipé dans une chouette vitrine avec la neige qui tombe d'en haut, pour de faux. Je n'ai jamais été un grand admirateur de Charlie Kaufman, même si son imagination et son sens de l'a-propos coq-à-l'âne permanent, sorte de magasin idéal, et sans fond, auquel tout bon psychanalyste ne saurait résister, est à même de susciter une réelle admiration.

 Toujours en surcharge, jamais en panne d'idée, continuellement à l'affût du moindre rebond, et en trouvant toujours (des idées, des rebondissements), il ne peut arriver, au bout, que ce qui était programmé: on arrive au terme de ces 2h20 absolument exténué. Faut-il ajouter à cela que ce n'est pas un hasard si un de ses plus grands succès en tant que scénariste, DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVICH, trouvait son rythme à l'intérieur de l'enveloppe charnelle du comédien le plus épuisant de son époque, le plus effréné ? (j'entends par là: dont les freins ont lâché)

Le grand motif des histoires de Charlie Kaufman demeure, il ne s'en est jamais caché, la dépression.  C'est pourquoi sans doute, son film d'animation ANOMALISA, qui ne parlait que de ça, et sans détour, reste à mon avis sa meilleure réalisation à ce jour. La grande histoire de son petit dernier c'est, non pas les premières semaines d'une idylle qui a tout l'air de filer un mauvais coton (mademoiselle a un sale pressentiment) mais, d'une manière assez inattendue au moment où l'histoire se tord et se retourne d'une drôle de manière, le parcours d'un type qui se regarde en train de finir sa vie alors qu'il n'en est qu'au prémisses de sa plus grande histoire d'amour. 

Si ça, c'est pas déprimant...


Elle accepte de passer une soirée chez les parents de son nouveau petit ami. Elle n'a pas de prénom, lui si: il s'appelle Jake. Les parents de Jake sont deux vieux à la fois accueillants et étranges, qui semblent avoir été dérangés en pleine partie de jambe en l'air et prennent patience en attendant d'y retourner (Toni Colette et David Thewlis, absolument énormes, effrénés). Comme le film nous avait déposé d'abord dans l'habitacle de la voiture qui les emmènent vers ce dîner, cocon douillé juste inquiété par la tempête de neige qui se lève dehors, et où les deux amoureux discutent avec passion de beaucoup de choses, il avait semblé à ce moment-là (ce sont les minutes les plus belles du film, filmées comme on filmerait une bulle de savon), que l'ami Charlie Kaufman tenait enfin là son "it", sa note suprême: l'inquiétude enrobée de coton, dans un balai harmonieux d'essuies-glace, où une jolie fille récite un poème à un jeune homme anxieux sur fond de dilemmes métaphysiques et de grands questionnements sur l'amour.

Il semble que Kaufman soit, mine de rien, un petit roi à Hollywood. C'est à la fois rassurant de constater qu'il y ait des producteurs pour lui lâcher la bride, et dommage aussi qu'il n'y ait personne pour la lui serrer un peu, juste ce qu'il faut, pour l'inciter à prendre les raccourcis nécessaires ("trop de notes !", disait l'autre). Kaufman est un bavard, qui aime souligner les passages importants au stabilo. Et c'est uniquement un problème de scénario, - le comble pour un scénariste-star à Hollywood -, pas de mise-en-scène, car JE VEUX JUSTE EN FINIR est, formellement, un objet savoureux.

On notera juste ces instants de trouble dans l'espace-temps lorsque le cinéphile s'empêtre les méninges entre la référence explicite à FARGO (le Midwest sous la neige, David Thewlis et Jesse Plemons, présents dans la série), à David Lynch lors de ce final chanté et grotesque qui rappelle ses scènes de cabaret, au film d'horreur psychologique qui flirte avec le "film-cerveau" dont SHINING et BARTON FINK (les frères Cohen, encore) restent les modèles. 

Lors de ces retrouvailles sous le blizzard dans le lycée de Jake, filmé comme le motel de SHINING et dont la signification est tout aussi labyrinthique, la plus belle des rencontres se fait avec le vieil homme de ménage qui travaille, seul, dans cet établissement gigantesque propice aux fantasmes, et aux apparitions. Or, le fantasme ici n'appelle aucune intrusion de goule ou de viles jumelles tout au fond du couloir, mais une superbe séquence chorégraphiée de comédie musicale et le rappel soudain que, peut-être, cet employé vieillissant mais dévoué était, dix ans plus tôt, le personnage de vrp au bout du rouleau d' ANOMALISA , ce parangon absolu de film déprimé.

Jake a beau vouloir nous coller le bourdon avec ses larmes de petit vieux sur sa vie ratée (ratée en quoi d'ailleurs, on ne comprend pas bien), on réservera nos percées lacrymales à ce type qui passe la serpillière dans les couloirs ou à cette jeune fille, dont on ne saura jamais le prénom, qui se demandait à juste titre ce qu'elle faisait là.

Tout à coup, on comprend ce qui fait d'un déprimé un déprimé: il ne peut pas s'empêcher de se voir tout décati, à la fin. Il pleure sur son sort à l'avance. Il prévient que ça va mal tourner. Il sait que ça va mal finir. 


Et pourtant, ça avait bien commencé: cette jeune fille dont on ne saura jamais le prénom s'est accaparé la plus belle partition du film, et ses plus beaux moments. Charlie Kaufman aurait du insister sur la note JE T'AIME JE T'AIME de la première demie-heure, splendide, où les deux amoureux se livrent à quelques échanges savoureux interrompus par leurs voix intérieures qui, sans crier gare, se font entendre bien fort. Mais c'est plus fort que lui, le poème vire souvent au grand-guignol.

Un grand écrivain sait dire beaucoup de choses en peu de phrases, et Kaufman ne peut s'empêcher d'y aller fort dans l'illustration de son mal-être protéiforme (où se mêlent sans compter une enfance difficile, une scolarité harcelée, des complexes, des parents envahissants et un peu ploucs). Il en dit trop, en raconte plus qu'il ne faudrait, et son film finit par déborder de partout.

Mieux vaut trop que pas assez, sans doute, mais il est sûr que JE VEUX JUSTE EN FINIR va en dérouter plus d'un: entre ceux qui n'ont rien compris à cette histoire et les habituels admirateurs de Kaufman qui crient déjà au génie, il va être difficile d'y voir clair. Plus j'y réfléchis d'ailleurs, moi qui était parti pour désosser sans pitié son film, je me prends à penser qu'on se trouve ici devant un grand film malade. Ce qui est déjà beaucoup.

On n'en aura donc jamais fini avec Charlie Kaufman.


vendredi 4 septembre 2020

Son coeur vous dit...



 D'abord, remercier celles et ceux qui m'ont convaincu d'aller voir un film qui ne me faisait pas plus envie que ça (Sophocle, Anouilh, Straub-Huillet tout ça, non merci, jamais plus), car le ANTIGONE de Sophie Deraspe peut se voir sans y apposer la décalque du texte d'origine, loin de là. Ce film, qui a tout raflé au Québec en terme de récompenses, nous arrive avec un an de retard, et c'est une vraie gifle.

Dans le meilleur des mondes cinéphiliques, le visage au pochoir de la comédienne Nahéma Ricci devrait orner, pas plus tard que dans pas longtemps, des millions de tee-shirt, à l'instar du masque de Guy Fawkes de V POUR VENDETTA. Avoir su réinventer la figure d'Antigone à un point tel, en faisant à nouveau d'elle le symbole de toutes les luttes, et de toutes les résistances en l'attachant à un drame des plus contemporains, n'est pas le moindre des tours de force du travail de la cinéaste.

Magnifique scénario tout d'abord, qui déborde de toutes parts d'instants saisissants et, pour de vrai, de séquences que je vous défie de regarder sans le menton qui tremble, qui fait de cette Antigone moderne une jeune fille issue de l'immigration qu'une bavure policière envoie, elle et sa famille, dans les rets d'une justice sourde, aveugle et coupable. Il faut voir comment le film installe d'entrée ses éléments de tension au coeur de cette famille brisée mais unie: lorsqu' Antigone apprend à ses frères et soeur, et à sa grand-mère, qu'elle prépare un "exposé" sur l'histoire de sa famille, et qu'un silence lourd de mystères s'installe tout à coup. Lorsque Antigone fait cet exposé en classe et que, soudain, les visages indifférents ou railleurs se lèvent pour mieux entendre, littéralement saisis: c'est ce moment où Antigone raconte son premier souvenir d'enfant, le seul qu'elle ait gardé de son pays d'origine, quand des hommes ont déposé les cadavres de ses parents devant la porte de leur maison.

On ne saura pas trop d'où cette famille vient: sans doute d'Algérie (il est question à un moment de Kabylie), peut-être de cette Algérie traumatisée par la guerre civile. Le film en parle peu, mais s'attarde sur autre chose: de cette famille qui reste finalement leur seul pays, le seul endroit où ils soient acceptés pour ce qu'ils sont.

Le film renvoie à tellement de récurrences occidentales, qu'elles soient canadiennes, américaines ou européennes, qu'on se dit tout d'abord qu'il a su trouver le juste endroit où transposer le drame antique: dans ces sociétés policées, friquées et fliquées, où l'étranger même résident permanent et doté de papiers en règle, est une cible, un présumé coupable, un possible candidat à un retour au pays. Et pour le coup, le film arrive à point nommé, entre les innocents abattus dans le dos par la police ici, et ces migrants qui meurent en mer, là-bas.

Je me garderai bien de réviser mon Sophocle (pas envie), mais son Antigone s'y trouve bien: dotée d'un sens moral à l'épreuve de toutes les injustices, et à toute tentation de parjure, elle est bien celle qui donne une leçon de fidélité, d'humanité et de morale à tous: à ses proches tout d'abord (son frère qu'elle fait échapper de prison en se substituant à lui), au policier qui tente de la "retourner" en lui apprenant combien ses deux frères étaient loin d'être aussi exemplaires qu'elle se l'imaginait, aux juges à qui elle oppose une attitude farouche, et obstinée, jusqu'à cette éducatrice du centre pour mineures où on l'a enfermée, qu'elle reprend devant tout le monde pour une attitude incorrecte.

Un scénario superbement écrit d'abord, qui évite tous les pièges de l'"exemplarité" ronflante tout en n'esquivant jamais, c'est un peu son côté miraculeux, tous les éléments de pur mélodrame qu'il recèle. Il doit aussi beaucoup à son actrice, l'exceptionnelle Nahéma Ricci, qui parvient à composer une Antigone à la fois un peu gauche (c'est encore une enfant), qui se prend chaque mauvaise nouvelle comme un uppercut mais reste droite, jamais défaillante (sauf lorsque son "nul" de frangin la déçoit à la fin du film), avec ce regard bleu iridescent que je ne suis pas prêt d'oublier.

Quand il faut faire un point plus précis sur les qualités propres du film, c'est pour se rendre compte, aussi, que Sophie Deraspe ne possède pas seulement un talent de raconteuse, mais une vraie "patte" de cinéaste: ses incursions dans le monde fou et diffracté des réseaux sociaux, qui emmènent le film à deux moments dans un rythme intemporel hallucinant et hystérique, sont vraiment très bien vues.

Un film qui parvient à ancrer de si belle manière une figure aussi intemporelle, et si souvent exploitée, au coeur des grands problèmes de nos sociétés schizophrénes, tout en se jouant des nouveaux médias avec tant de virtuosité ne pouvait pas passer inaperçu, ne pouvait pas rater sa cible.

Pour ma part, je me le suis bien pris celui-là. Faites tourner... 

mardi 1 septembre 2020

Losers !

 



Mike Leigh, c'est le pendant "clown triste" du cinéma social à la Ken Loach, un qualificatif qui va bien à ce pur intello au regard désolé de Droopy. Si vous vous plaignez de n'avoir pas compris grand chose au dernier Nolan, ou de l'avoir trouvé tout boursouflé, sachez que vous auriez pu profiter de votre temps libre, bande de lemmings, pour aller voir un des tout premiers films du cinéaste anglais, HIGH HOPES, qu'on vient de ressortir en copie toute neuve. Pour peu que vous habitiez dans une ville dotée de vraies salles de cinéma, susceptibles de vous offrir ce genre de cadeau, ce qui n'est pas le cas partout.

HIGH HOPES date de 1988 est précède le plus déprimant LIFE IS SWEET, chronique familiale plombée dans les suburbs de Londres où s'affirmait une nouvelle fois l'acidité tout comme l'empathie profonde du cinéaste pour ses prolos, victimes en première ligne des politiques anti-sociales de cette vieille carne de Thatcher. Shirley et Cyril, l'adorable couple un peu bohème de HIGH HOPES possède d'ailleurs un beau cactus, placé entre coin cuisine et salon, qu'ils ont appelé Thatcher parce que "à chaque fois qu'on veut passer, il nous pique".

Presque tout autant que son camarade Loach - ils sont d'ailleurs de la même génération -, Leigh ne s'est jamais caché de ses idées très à gauche: Shirley et Cyril se rendent d'ailleurs sur la tombe de Marx, à Londres, pour lui rendre hommage et réfléchir au désastre présent. Si on peut trouver le style de Loach empesé par ses idéologies brandies comme des étendards, le cinéma de Mike Leigh n'est pas exempt, lui non plus, d'une certaine surcharge mais qu'on trouve ailleurs: il y a toujours dans ses films un élément de ridicule dévastateur, aux limites de l'irréalisme mais complètement volontaire, qui instille des moments de gêne surprenants: c'est le personnage du fils obèse qui insulte sa mère dans ALL OR NOTHING, le dandy violeur de NAKED (pas drôle, lui), ou des traits de caractères, des tics, qui sont à la limite de faire verser les personnages dans le ridicule: c'est la voix énervante de Brenda Blethyn dans SECRETS ET MENSONGES qui n'arrête pas de grimper dans les aigus, la logorrhée verbale délirante de David Thewlis dans NAKED, la respiration chargée de glaires du peintre dans MR TURNER, le smiley-face permanent, et déroutant de Sally Hawkins dans BE HAPPY. Quelque chose déraille en permanence chez les personnages de Leigh, et cela encombre leur vie.

Les figures ridicules de HIGH HOPES sont ici prises en charge, de manière très tranchée, par les représentants de la classe dirigeante: les aristos d'abord; c'est l'affreux couple de voisins de la mère de Cyril, qui vit au premier étage d'une vieille maison chauffée avec un poële à bois dans le salon, lui riche négociant en vins, elle qui court les country-clubs et les garden-parties huppées entre deux séances à l'opéra, à 120 livres la place. Les parvenus ensuite; ce sont aussi et surtout, l'horrible couple formé par la soeur de Cyril, Valerie, une hystérique dépressive absolument insupportable et son blaireau de mari, homme d'affaires sans scrupules, toujours bourré et aussi vulgaire que leur intérieur nouveau-riche: le genre de mec à inviter sa belle-soeur dans le jardin de derrière pour lui montrer une "belle plante" (elle est horticultrice), ou à balancer du Moet-et-Chandon dans son fond de gin et sa rondelle de citron.



Mike Leigh y va fort, et n'a pas peur de stigmatiser, en force, la vulgarité ostentatoire de ses compatriotes. Il n'a pas peur de verser dans la caricature: ses personnages le sont déjà, d'une manière qui leur vient de manière très naturelle. Cyril et Sheryl, avec leurs habitudes de beatniks, leur amour sans calcul et leur humour surtout, qui les protègent de beaucoup de choses (Phil Davies et l'adorable Ruth Sheen, pièce maîtresse du sérail de grands acteurs qu'emploient Leigh régulièrement), avec leurs idéaux simples comme bonjour et leur tendresse, ces deux-là regardent avec angoisse, et peu d'envie, la déliquescence de ceux pour qui l'argent est tout: quand le beauf essuie un nouveau refus de Shirley (à aller au pub avec lui, que sa belle soeur décline par un fier majeur brandi), il trouve cette formule à peine croyable, mais qui trouve un écho désolant, aujourd'hui, trente ans plus tard: "Putain, vous les femmes, vous êtes toutes des losers".

L'Angleterre de Thatcher ressemble vraiment beaucoup à ce que nous vivons aujourd'hui, c'est troublant. Et très emmerdant. Pour notre part, et en ce qui me concerne, on préférera encore rester du côté des rouleurs de joint adeptes des câlins et des lectures crapuleuses au fond du canapé défoncé.

C'est à (re)-voir, vraiment, ne serait-ce que pour les comédiens (Leigh est un immense directeur d'acteurs) et pour se rappeler qu'il est sans doute le seul à réussir ce cocktail incertain de caricature, de pamphlet politique, de chronique sociale et d'humour anglais. Ce qui n'est tout de même pas rien.