mercredi 30 mars 2022

Bruno Reidal, une étude de cas


 

Le choc provoqué par la vision du film de Vincent Le Port ne provient pas de la nature brutale du crime commis par le héros de cette histoire. Un crime atroce s'il en est, filmé (et non montré) dès l'entame du film, la suite s'occupant de récapituler la vie de Bruno Reidal qui se rendit juste après le meurtre.

Un véritable cas clinique livré non pas à la vindicte populaire mais au jugement de deux aliénistes de l'époque dont le fameux Alexandre Lacassagne, père de l'anthropologie criminelle et alors expert auprès des tribunaux. Jeune homme frustre, issu d'une famille de paysans assez pauvre, Bruno Reidal avait cru un temps échapper à ce déterminisme social en étudiant au Petit Séminaire de Saint-Flour où il obtint de nombreux premiers prix à force de travail acharné. Un élément important de sa biographie puisque tout ce qu'il avait du mal à révéler par la parole il le coucha sur le papier et servit de point d'appui pour ses entretiens avec Lacassagne.

Il s'agit d'une histoire vraie et on ne voit guère que le fameux Moi, Pierre Rivière de René Allio sorti en 1976 d'après l'étude de Michel Foucault pour nous rappeler à une forme aussi stricte et méthodique dans le traitement de pareil cas. Il n'est pas sûr que les entretiens entre Reidal et ces experts se soient déroulés tels que le film le montre, mais ce qui sidère tout d'abord c'est que l'écoute de la parole de Reidal n'est pas très éloignée, à plus d'un siècle de distance, des méthodes utilisées aujourd'hui. Cette écoute servira à cerner l'esprit de Bruno Reidal, à définir ce qu'il est (un pervers obsessionnel) et ce qu'il n'est sûrement pas (un sadique).


Dans ces grandes scènes d'interrogatoire comme dans les belles scènes de campagne (la beauté et la rudesse des paysages du Cantal) il y a quelque chose de la rigueur de Robert Bresson bien sûr, auquel on pense à chaque instant. Vincent Le Port possède cette même façon austère et ordonnée de raconter son histoire sans jamais mordre la ligne. Et parmi de nombreux acteurs non professionnels on trouve cette silhouette, celle de Dimitri Doré, sacrée trouvaille d'acteur qui campe un Bruno Reidal à moitié raidi d'un côté (une paralysie résiduelle qui lui avait laissé une légère claudication ainsi qu'une "tremblote" perpétuelle dans une main - c'était d'ailleurs devenu son surnom -, vestige d'une mauvaise insolation contractée gamin et qui avait failli le tuer), à la voix flûtée et au regard dur, projeté par-dessous un froncement de sourcil perpétuel, menaçant et inquiet.

Là où le réalisateur ne s'est pas trompé en faisant de ce fait divers un fait de cinéma, c'est que dès lors que se déroule sous nos yeux le fil de la vie de ce garçon, se révèle à nous les "visions" du futur assassin, dont on comprend assez vite en même temps que lui-même l'a très vite compris enfant, qu'elles seront le moteur de tous ces désirs, de tous ces fantasmes. Du spectacle d'un cochon égorgé dans la cour de ferme jusqu'aux séances de masturbation frénétiques s'accoleront à jamais pour lui le désir brûlant de pareil sacrifice sur le cou de ses camarades.


Le film est crû dans ses propos, c'est aussi pourquoi Bruno préfère tout raconter par écrit, et aura parfois du mal à en répondre de vive voix devant ses juges. C'est le regard clair et pénétrant de Lacassagne, (joué par l'impeccable Jean-Luc Vincent, comédien découvert par Bruno Dumont dans Camille Claudel 1915 où il incarnait le frère Paul, revu ensuite en cousin bizarre dans Ma Loute) qui extirpe et accueille la parole du petit criminel, et qui parvient à lui soutirer ses images très tôt fantasmées de gorges tranchées.

Là passent et trépassent, presque, la possibilité bien réelle de penchants homosexuels refoulés, de frustration de classe vis à vis de ses camarades "beaux et fortunés" alors que lui n'est entré au Petit Séminaire que "par charité". Sans doute des éléments pour expliquer un peu mieux le passage à l'acte, mais le film ne s'attarde pas dessus longtemps. 


Le film culmine lors d'un final à la sauvagerie insupportable qui explique son interdiction aux moins de 16 ans (la même scène qu'au début mais où cette fois tout est montré) que personne ne pourra juger gratuite tant elle montre sans fard ce que Bruno Reidal voulait enfin faire, voulait enfin voir. Et ce que nous, spectateurs sommes venus voir et comprendre. Et ce que nous comprenons enfin c'est que Bruno Reidal voulait voir ça. Face à ce spectacle tellement rêvé, il s'en apercevra d'ailleurs tout de suite: ça n'aura pas duré bien longtemps.

On ne conseillera donc pas à tout le monde d'aller voir Bruno Reidal, mais on encouragera celles et ceux qui veulent voir un film singulier de s'y précipiter. C'est du très grand cinéma. Après le Vitalina Varela de Pedro Costa les salles obscures en ce début d'année nous auront donc proposé deux blocs d'une noirceur irréductible, deux méchants miroirs où chacun est libre de se mirer, ou pas.

samedi 26 mars 2022

L'histoire de ma femme, le mariage pour les nuls

 


Ildiko Enyedi avait reçu la Caméra d'Or à Cannes en 1989 pour Mon XX° siècle (pas vu) et depuis, quasiment plus rien. Corps et âme avait décroché l'Ours d'Or à Berlin en 2017, rien que ça, drôle de film nous racontant l'histoire d'amour improbable entre un vieil handicapé et une jeune femme autiste et ça nous avait laissé de marbre, un peu. L'histoire de ma femme a été présenté à Cannes l'an dernier et a été accueilli dans un silence si glacial qu'on ne se souvenait  plus qu'il était en compétition. Pourtant, si on prend le temps de le prendre sous le bon angle, voilà un beau et grand film d'un classicisme parfait qui mériterait qu'on s'y attarde un peu.

Milan Füst écrivit L'histoire de ma femme en 1942 (pas lu), Füst était un écrivain qui fut listé nobélisable dans les années 60 et cette chronique douce-amère d'un amour improbable mais déçu fleure comme il faut le romanesque Mitteleuropa. Années folles, années tristes, hommes et femmes libres d'aller courir là où ils veulent, romantisme de pacotille et décontraction de façade. Jakob demande la main de Lizzy sur un coup de tête, un coup de dés (un coup de dés jamais n'abolira le hasard, pas vrai ?), et comme la littérature ne doute de rien ces deux-là vont tomber amoureux pour de bon.


Elle (Léa Seydoux) est une jeune femme qui aime faire la fête, taquiner son prochain et tâter les limites. Les siennes d'abord, celles des autres ensuite. Lui (Gijs Naber) est capitaine de navire, solide comme un roc au regard des autres mais comme se cherchant à tâtons dans le noir. Disons-le tout net, si le film nous a chaviré un peu, c'est grâce à ces deux-là, Léa Seydoux de plus en plus à l'aise quoi qu'elle joue, et de plus en plus surprenante (n'a-t-elle pas déclaré dans un récent interview que quoi qu'elle interprète, c'était à son personnage de se plier à sa personnalité et non le contraire ?) et surtout grâce à Gijs Naber, comédien hollandais au physique de docker mais au regard d'enfant qui n'aurait pas volé, justement, un prix d'interprétation à Cannes.



D'abord, on sait gré à Ildiko Enyedi d'avoir débarrassé le contexte historique de toute sa lourdeur menaçante. De Paris à Hambourg, on n'aperçoit aucun drapeau rouge ni aucune croix gammée, le film entièrement concentré sur cette Scène de la vie conjugale à la mode magyare, flamande, française ou allemande, internationale quoi, battant le rappel de nos lectures de Balzac, de Benjamin Constant, de Barbey d'Aurevilly ou de l'Abbé Prévost qui ont tous écrit un jour des phrases définitives mais à jamais mouvantes sur l'amour, le désir, la jalousie, la possession, la liberté dans le couple, la déraison d'aimer.


Louis Garrel est aussi plaisant dans ce film que dans le Saint Laurent de Bonnello, il est à baffer et c'est avec plaisir qu'on voit Gijs Naber lui pèter le nez dans un des rares moments où il se lâche (ah zut, j'ai spoilé).

Le film a aussi beaucoup à voir avec la mer. Ses chansons de marins, ses désirs d'ailleurs, ses fantasmes de femmes dans tous les ports, de femme qui attend, de femme qui rêve de pouvoir attendre toujours alors que c'est impossible. De ce film on en n' attendait pas tant: de ce classicisme guindé en apparence nous arrive une des plus belles histoires d'amour vues depuis des lustres.

mercredi 23 mars 2022

Viens je t'emmène (banale song)

 



J'inviterais bien Alain Guiraudie un soir à l'apéro. Ses manières de voir me plaisent, les histoires qu'il raconte me parlent, son cinéma hirsute tout décoiffé avec la braguette grande ouverte m'enchante. Passé la première déception devant
Viens je t'emmène, son petit dernier, on se demande pourquoi ça a coincé, pourquoi on a si peu rigolé finalement. C'était écrit sur le papier pourtant: l'histoire de ce trentenaire sympathique et innocent comme la lune qui tombe amoureux d'une fleur du trottoir, tout ça en pleine crise de paranoïa urbaine (Clermont-Ferrand victime d'un attentat islamiste, pourquoi pas) et qui voit en même temps arriver dans sa cage d'escalier un jeune reubeu paumé et un peu louche alors que la police traque un terroriste survivant, c'est peut-être une histoire dans lequel il a voulu mettre trop d'histoires.


Quand le cinéma de Guiraudie fait sourire et fait du bien, c'est lorsqu'il prend à contre-pied tous les clichés sociologiques en vigueur - ou plutôt en les ignorant - pour les traîner en ridicule et mettre en valeur autre chose. Or, si Guiraudie n'a jamais été et ne sera jamais Blake Edwards, il n'a pas l'esprit-Gotlib de ce bon Antonin Pertjako non plus qui, lui, sait dynamiter la comédie à la française en payant le franchouillard de base comme le premier de cordée. Si on écarte du tableau ses quelques personnages de connards agressifs descendus de la cité pour casser la gueule au jeune Selim (pour des motifs qui resteront flous, pour une dose de shit ou des histoires d'islamistes, je n'ai pas bien compris), tous les autres protagonistes du film sont des personnages de Guiraudie en plein, leurs côtés charmants comme leurs travers à la noix dans le même sac.


Passé le premier temps où chaque personnage se pose avec ses paradoxes plus ou moins gros (lsadora qui tapine pour le plaisir, et que son mari vient chercher tous les soirs après le boulot, le voisin de palier vindicatif vis à vis de la menace supposée du jeune Arabe alors qu'il s'appelle El Alaoui), le moment arrive très vite où on se lasse de ce petit jeu, en attendant qu'une histoire débute. En gros, le cinéma de Guiraudie, tellement habitué à la campagne et aux sous-bois, se sent emmerdé en ville (d'ailleurs, ne s'y emmerde-t-il pas un peu ?). On a aussi l'impression pénible que dans sa volonté d'affronter le paysage urbain, le réalisateur s'est senti aussi obligé de parler de problèmes qui doivent l'intéresser sûrement, mais qu'il ne sait pas par quel bout prendre.


Avec ses excès intempestifs parfois tellement gros qu'on serait prêt à les pardonner (le mari d'Isadora cherchant au G.P.S. sa femme dans la cathédrale de Clermont alors que ses hurlements orgasmiques dans le confessionnal la trahissent sans peine), parfois à ne pas lui pardonner du tout (l'assaut sanglant de l'immeuble par la racaille),
Viens je t'emmène reste quand même un objet intriguant. On ne sait pas où Guiraudie habite et s'il regarde souvent la télé ou des séries policières, mais son traitement des médias ou de la police (jamais là quand ça chauffe, intervenant pour des broutilles, lâchant le GIGN pour interpeller un clodo et ce commissaire qu'on voit tout le temps à croire qu'il est le seul de Clermont) est tellement "par-dessus la jambe" qu'on doute que tout cela l'intéresse plus que les histoires de coeur, et de cul, qu'il sait toujours raconter aussi bien.


Quelque chose semble déjà dépassé dans ces histoires d'attentats, d'islamistes cinglés et de plans Vigipirate. Cela est peut-être dû au covid, à Zemmour ou à Poutine, mais on remarquera toutes les étreintes de Médéric et d'Isadora sont interrompues par une intrusion, un coup de sonnette ou de téléphone. Jamais tranquilles. Aussi quand tout le monde en a fini avec ces histoires de petites frappes, de voisins paranos et de relations ambigües (Isadora et son mari, tout un poème !) et que presque tout le casting rapplique pour passer la nuit dans l'immeuble enfin calme, Machin qui est amoureux de Truc partagera sa chambre avec Machine qui en pince pour Machin, et la Grande qui a elle aussi le béguin pour Truc accepte de coucher avec... voiiiiilà le Guiraudie qu'on aime, et qui rapplique enfin, un autre film qui commence mais trop tard: c'est le générique de fin.

Une Vie mode d'emploi romantique et très cul dans un petit immeuble de Clermont avec des jeunes, des vieux, des homos, des hétéros, de toutes les couleurs, de plein de religions, des engueulades, des embrouilles et quelques pains dans la figure, on aurait aimé voir Guiraudie filmer ça. Et puis surtout éteindre la télé, et ne plus appeler les flics pour des conneries. Tout le monde sous la couette et que personne ne dérange ! Finalement, Guiraudie aura réussi à capter in extremis quelque chose de l'air du temps.

mardi 8 mars 2022

La légende du roi crabe

 


Si vous n'avez pas d'histoire, imaginez une légende... Il a fallu aller vérifier si la merveilleuse épopée écrite par le tandem Rigo de Righi-Zoppis n'était pas tirée d'une histoire vraie ou d'un récit traditionnel mais non, La légende du roi crabe est une oeuvre d'imagination. Elle débute dans une cabane où des chasseurs mangent, boivent, chantent et se racontent des histoires. Et là, comme le souligne un des intervenants du groupe, vous savez comment c'est à la campagne: vous racontez une histoire à quelqu'un en 10 mots, et ce quelqu'un en rajoute 5 et quand elle revient à vous cette histoire, elle en fait 50.

La légende du roi crabe, c'est d'abord des histoires et des chants, des gueules burinées par le travail au grand air, des mains abimées et noircies sous les ongles qui attrapent les verres de vin comme des dès à coudre, des silences apaisées ou menaçants, des mots qui font mal, des poings qui cognent dur et des coups de fusil qui partent. 


Luciano, le héros de ce film, est un grand gaillard qui n'a peur de rien et a horreur de l'injustice. C'est un ivrogne, un homme amoureux et sans doute le bâtard non reconnu d'un notable du coin. Il aime Emma, la fille du berger, belle jeune femme solide et amoureuse elle aussi mais au-dessus il y a un Prince, un château, un droit de passage qui leur a été retiré pour leurs moutons, des hommes de main violents et stupides. La légende du roi crabe, pour ça, c'est l'anti-Guépard de Visconti: cette Italie du début du XX° siècle méritait sans doute d'être renversée.


On est vraiment saisi par l'authenticité de ces figures: les réalisateurs ont choisi des comédiens amateurs, beaucoup ne sont pas comédiens du tout, à l'image de Gabriele Silli, saisissant Luciano, haute stature et regard bleu irradiant dans les plis de son visage bouffi et brûlé par le soleil. On ne voit plus ce genre de trogne dans le cinéma français (le seul exemple qui me vienne à l'esprit, c'est le Rester vertical de Guiraudie), et on se dit que le cinéma italien (Alice Rohrwacher, Matteo Garrone, Frammartino et son merveilleux El quattro volte) lui, sait encore filmer ça: les paysans, les gens du peuple, des mains salies par le labeur, des visages abimés, des sans-dents qui boivent, rient et chantent à tue-tête des chansons dans le patois de chez eux.

Le film est coupé en deux, la deuxième partie basculant vers un genre de western en Terre de Feu, là où Luciano a choisi de fuir et où les deux cinéastes dévoilent une belle maîtrise: grands espaces, vent, soleil et neige, pirates assassins et menteurs, chasse au trésor et morts violentes. Sur cette terre d'exil et de rêve de liberté, où seuls les animaux survivent, où l'eau est empoisonnée par les algues se déploie un film d'aventure magnifique, qui fait autant penser au très beau Jauja de Lisandro Alonso qu' au récent Onoda de Arthur Harari dans ce savoir-faire retrouvé de filmer les grands espaces sauvages, la solitude et la mort.


La légende du roi crabe
retombe enfin sur ses 10 pattes au gré d'un final inattendu, romantique en diable, qui achève de dévoiler sa cohérence entre sa partie italienne et son épilogue américain. Vraiment, on ne savait pas sur quel galion on embarquait en abordant cette légende, et c'est sans doute LE grand film à côté duquel beaucoup vont passer, sans s'en apercevoir.


jeudi 3 mars 2022

Sous le ciel de Koutaïssi, que voyons-nous quand nous regardons le ciel ?

 


A la sortie de Sous le ciel de Koutaïssi, une dame grommelle en enfilant son manteau: elle a trouvé que ce film n'avait absolument aucun sens et bon sang, qu'il est long ! Je la console comme je peux en lui expliquant qu'il s'agit là d'un film qu'il faut voir "au bon moment"... Comment pourrais-je lui dire ça autrement ?... Qu'il faut se laisser porter... ne pas chercher à comprendre... car enfin, voilà un film qui n'est pas trop compliqué non plus... 

Disons qu'à l'heure où des bruits de bottes et le son des canons retentissent pas loin, qu'on est reparti pour un tour de surchauffe médiatique avec experts à la barre, conneries politiques en chaîne et grosse boulle au creux du ventre, Sous le ciel de Koutaïssi fait un bien fou, pour peu qu'on veuille bien se faire prendre.



Il s'agit du deuxième long-métrage d'Aleksandre Koberidze, et pour avoir vu deux de ces courts, Colophon et Linger on some pale blue dot, on sait déjà quel grand "filmeur" il est, avec une attention toute particulière, parfois incongrue mais jamais inutile portée aux objets, et un sens du cadrage et du temps qui font que son cinéma "respire" comme aucun autre. A ce titre, il est sans doute celui dont le travail me fait le plus penser à celui d'Alain Cavalier dans ses derniers films (créer un univers avec des bouts de bois, un jouet cassé et une mini caméra).


Or, que raconte ce film ? La rencontre d'une jeune femme et d'un garçon qui, eux-mêmes étonnés par cette évidence, se donnent rendez-vous pour le lendemain, tout simplement. Tout reposera ensuite sur un curieux "accident", comme sorti d'une nouvelle de Poe ou d'un rêve de Borgès: Lisa et Giorgi se réveillent dans la peau d'un(e) autre. Elle a tout désappris des études de médecine qu'elle suivait, lui qui se destinait à une carrière de footballeur devra faire autre chose. Ce qu'ils vont faire en ayant cet unique regret, eux qui ne peuvent plus se reconnaitre à présent: vivre avec la peine inconsolable d'être passé à deux doigts de l'amour de leur vie.

Qu'y a-t-il à comprendre ensuite de cet entrelac de petites histoires et de saynètes anodines, ce monsieur qui tente de faire vivre son petit bistrot de plein air qui n'attire pas grand monde, ces jeunes filles et ces garçons qui s'épuisent en parties de foot endiablées sur un terrain de ciment au pied des immeubles, ces gens qui sortent leurs chaises dans la rue pour voir les matchs de la coupe du monde sur un écran dans la rue ? Le titre original du film est Que voyons-nous quand nous regardons le ciel ? Koberidze est un cinéaste rêveur, un poète (ce qui ne va pas faire affluer le public vers ses films, parions là-dessus), qui préfère s'attarder sur un chien errant qui roupille sur la chaussée, en s'imaginant en voix-off ce qu'il pense, sur un ballon pris dans les tourbillons d'une rivière, sur des gamins hilares qui se peignent à même la peau du dos "10 Messi", avec aussi ce goût pour la légèreté qui le fait parfois divaguer vers un comique proche de celui de son compatriote Iosselliani: ces chiens qui se donnent rendez-vous dans les bistrots, cet assistant gaffeur qui n'arrête pas d'endommager le matériel.


Que voyons-nous quand nous regardons le ciel ? C'est une excellente question, qu'on devrait se poser plus souvent et si vous n'y voyez rien, n'en prenez pas ombrage, si vous n'en avez pas envie, si vous trouvez cela idiot, passez outre. Ceci n'est pas une injonction, juste une invitation. Le cinéma de Koberidze est par ailleurs suffisamment terre-à-terre, si bien ancré dans le quotidien pour que celles et ceux qui n'en ont pas envie, ou pas besoin, restent au sol.


Reste qu'il faudrait que je retrouve le texte merveilleux de ce monologue final en voix-off qui clôt ce film unique de si belle manière. Reste que je me souviendrai longtemps de cette invitation du narrateur de "fermer les yeux" à son signal, pendant cinq secondes, au tout début du film. Reste que la musique signée Giorgi Koberidze est magnifique et que si ce film m'a fait le même effet qu'Eva en aout il y a deux ans, c'est qu'il y a sans doute un besoin de revenir à la contemplation de ce qui nous entoure, plutôt que de supporter les violences qu'on nous place de force sous les yeux et tenter de voir, - juste tenter (pour voir) - quelque chose dans le ciel quand nous le regardons.

(à noter que c'est sur la plateforme Mubi qu'on peut voir actuellement les deux c.m. de Koberidze ci-dessus cités, ainsi que son premier long-métrage Let the summer never come again qui dure... 3h20 mais que je vais m'empresser de découvrir dans pas longtemps... on tient là un auteur de première importance).