samedi 11 juillet 2020

Du travail de fourmis.


Paul est marié à Adriana depuis plusieurs années, ils ont une adorable petite fille de 8 ans, Mara, et Paul a une liaison avec une femme plus jeune que lui, Raluca, depuis plusieurs mois. MARDI APRES NOEL (2010) de Radu Muntean ne raconte rien d'autre mais avec un canevas aussi simple, on peut faire de très grandes choses.

Moins connu que ces compères de la même génération, les Puiu, Corumboiu ou Mungiu, Radu Muntean use pourtant de même procédés, que d'aucuns auront pour principe de qualifier de tic, mais qui n'a rien de particulièrement facile à mettre à place. Il s'agit pour ces metteurs en scène méthodiques (pour le moins) de mettre en place lentement mais précisément les personnages et les situations, et d'étirer certaines séquences pour en faire apparaître toute les complexités.

Ainsi, la première scène, assez longue et tenue en un seul plan, nous montre Paul et Raduca, au lit après l'amour, discuter de choses et d'autres, se taquiner, se provoquer, s'embrasser. Au détour de quelques mots, on apprend de ces petites choses aussi précises qu'indispensables pour le reste de l'histoire: Raduca est ortho-dentiste et s'occupe de la fille de Paul (peut-être est-ce là qu'ils se sont connus), elle ne veut pas non plus se montrer intrusive dans la vie conjugale de son amant, et il existe surtout entre eux une belle complicité, joueuse et affectueuse.

Ce qui s'ensuit est la relation d'une vie amoureuse qui devient soudain difficile lorsque la mère de Mara s'invite "par surprise" à une séance chez la dentiste, provoquant une situation de camouflage des plus gênantes: Paul, mutique, assiste un peu en retrait aux discussions entre sa femme et sa maîtresse, elle enjouée, curieuse, Raluca très pâle, tendue, qui n'arrive pas tout à fait à se montrer aussi sympathique qu'elle l'est habituellement à cette petite fille pourtant charmante.

Pas besoin de grande histoire, ni de mouvements de caméra qui décoiffent pour produire du grand cinéma, et Muntean tranche dans le déroulement de cette banale histoire d'adultère et de séparation en moins de dix séquences: l'amour en cachette - quelques moments de la vie d'une femme avec son mari - tout est concentré sur quelques jours avant Noël, -  la situation désagréable chez le dentiste, la compréhension commune que cette "affaire" ne va nulle part, l'aveu de Paul à sa femme, sa colère à elle, l'installation de Paul chez Raluca, et une dernière soirée en famille, le réveillon de Noël, juste avant d'annoncer la nouvelle à tout le monde.

Le film s'arrête avant que le couple n'apprenne à leur famille et à leur petite fille leur séparation. En une scène magistrale, chacun accomplit une dernière fois, ensemble, des gestes déjà accomplis les années précédentes (apporter les cadeaux sous le sapin en cachette, pendant que les grands-parents occupent leur fille), complices malgré eux, et pour une dernière fois, de ces gestes qui escamotent une vérité cruelle (le Père Noël existe encore cette année, mais c'est la dernière fois que Mara y croira sans doute), de ces gestes de pur amour que les futurs ex-époux accomplissent encore les yeux fermés.

On peut rester sidéré face à une écriture aussi aiguisée, où chaque mot, chaque geste et chaque regard revêt une importance capitale.


Autre genre de travail de fourmi, l'étonnant FILM TITLE POEM de Jennifer West, artiste californienne dont la matière première semble être un travail direct sur la pellicule (grattage, coloriage, etc...) Monté en 2016, ce "geste" artistique très contemporain, qu'on peut nommer "proposition", "performance", c'est comme vous voulez (on est pas chez ArtPress) se propose de nous coller sous le nez, en enfilades, des titres de films, de A à Z (avec parfois des éléments de désordre alphabétiques, des répétitions) dans leurs typographies connues, ou inconnues (The Exorcist ou Harry Potter comme Week-end de Godard), selon peut-être les goûts éclectiques de notre artiste cinéphile.

Sur les forums de discussion, le film est systématiquement brocardé, moqué, voire injurié lorsqu'il se retrouve sur des plateformes de pure cinéphilie. Ce serait ignorer qu'à la frange de la cinéphilie "standard", qui dessine un arc imprécis entre, disons, Marcel L'Herbier et les frères Cohen, Spielberg et Chantal Ackerman (tous cités au moins une fois ici), a toujours existé un certain cinéma d'avant-garde qui vont des premiers Dziga Vertov aux fumisteries (c'est moi qui le dit) de Warhol, les petites merveilles de Mekas comme des films remontés-bricolés de Peter Tscherkarsky. C'est justement les jugements comme je viens d'exprimer sur Warhol qu'on peut lire le plus souvent sur le travail de Jennifer West: fumisterie, foutage de gueule, branlette intellectuelle, etc...

Pourtant, FILM TITLE POEM, qui fait à peine plus d'une heure, avec son système qui ne déroge pas un seul instant à son propre système (des titres comme éclairés à la lampe-torche dans le noir qui apparaissent, disparaissent, réapparaissent avec des impressions de pellicule striée, griffée et coloriée, avec des musiques de films qui n'ont rien à voir avec les titres montrés: "Barry Lyndon" sur le titre "Jaws", "Autopsie d'un meurtre" sur "Citizen Kane"), pour peu qu'on accepte d'y jouer, uniquement si on est TRES cinéphile, bien entendu, est une belle partie de plaisir, dont je me souviendrai. Sans parler de la considération qu'on peut porter à un labeur pareil, au vu du kilométrage de pellicule que l'artiste a du trier, et "travailler".

Tout part du principe bien simple, cher à tous les artistes et que bon nombre de cinéastes, qui n'en sont pas ou l'ont été mais n'en sont plus, oublient trop souvent: faire quelque chose qui n'a jamais été fait. Maintenant que c'est fait, et donc n'est plus à faire (par pitié, pas de FILM TITLE POEM II !), allons donc voir s'il n'y a pas d'autres choses, même idiotes, qui n'ont pas été faites.

Allez ! De l'imagination, que diable !

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