vendredi 28 janvier 2022

Tromperie, je te crois moi non plus.

 



Moi qui pensais avoir perdu Arnaud Desplechin au sortir de son éprouvant Fantômes d'Ismaël, moi qui ne l'avais pas du tout retrouvé avec son platounet Roubaix qui, pourtant, en avait fasciné plus d'un, j'étais en droit d'aller voir son petit dernier en traînant un peu les pieds. Et puis voilà que Tromperie, adaptation d'un roman audacieux de Philip Roth, sorte de précurseur à ses quatre derniers livres où il semblait rembobiner son parcours d'écrivain sous la forme d'un bilan romanesque, nous ramène tel qu'en lui-même l'auteur d' Un conte de noël, de Trois souvenirs de ma jeunesse et de Comment je me suis disputé. Le Desplechin joueur qui adore faire des noeuds avec les formes, le Desplechin amoureux et archi-romantique pour qui il n'y a rien de meilleur que de filmer l'amour dans ses atours les plus sophistiqués.

On est peut-être loin des réussites les plus parfaites de ce cinéaste qui est aussi attiré par les ambivalences du romanesque, les constructions narratives avec nids de poules, faux-semblants et faux raccords, qu'il est passionné de cinéma et de littérature. On n'est pas étonné de le voir se délecter des trompe-l'oeil que le roman de Roth a laissé pour lui: tromperie sur la marchandise puisque si la relation entre Philip l'écrivain et son amante anglaise nous est montrée comme irriguant l'oeuvre à venir, les choses se gâtent lorsque la femme trompée de l'écrivain tombe sur les "notes" de son époux sur sa liaison, qu'il nie avoir vécues tel qu'il les a écrites (mais tel, quand même, que Desplechin nous l'a montrée). Reste cet angle mort du film, - et du roman -, qu'on pourra toujours combler à notre manière: après tout, ce roman que l'écrivain Philip finit par publier est-il fidèle à ce que nous venons de voir ? Enième version d'un même texte, dont nous ne saurons rien.



Tromperie, c'est d'abord tromper son monde, et ses proches dont on s'inspire en leur prenant beaucoup tout en estimant qu'on s'en est inspiré, c'est tout. Philip a beau jeu de prétendre que ses "notes" ne sont pas la vérité mais il s'adresse à sa propre épouse, qui doit déjà savoir ce qu'il en coûte de vivre avec un romancier qui s'inspire autant de sa propre vie. Là-dessus, on se souvient du livre le plus définitivement génial sur le sujet, Adios Schéréhazade de Donald Westlake, dans lequel un écrivain près de la retraite qui avait fait carrière en tant qu'auteur de romans pornos à succès écrits à la chaîne, voyait son entourage lui tourner le dos le jour où, s'apprêtant à sortir un roman "normal", tout le monde croit s'y  reconnaitre et se fâche avec lui.


Tromperie, c'est aussi faire croire que le film est complètement une adaptation d'un roman de Philip Roth car - et là je peux me tromper mais je n'en ai aucun souvenir -, il n'y est pas question de cette escapade en Tchécoslovaquie pendant les années 70 où là, douce marotte de Desplechin qui adore les intrigues d'espionnage opaques qui ne pouvaient s'imaginer que durant la guerre froide, il nous refait le coup, - avec bonheur - de l'apprenti John Le Carré qui joue à se faire peur avec les mauvaises manières du KGB.

Grande scène où Desplechin nous rappelle la virtuosité de son style lorsqu'il "raconte" à sa maîtresse une engueulade avec son père, en nous montrant en un montage serré et rapide Podalydès rejouant la scène avec force gestuelle devant une Léa Seydoux hilare, et le même avec son père dans une cuisine à  New York. Double couche à un possible bobard: cette dispute n'a peut-être pas eu lieu en ces termes, à cet endroit, n'a peut-être pas eu lieu du tout, et Philip ne l'a peut-être pas raconté de cette manière, peut-être pas raconté du tout. D'ailleurs, et pour en finir avec ces mises-en-abyme sans fonds, est ce que cette anecdote finira, ou pas, dans le futur roman de Philip ?


A ce rythme, libre à chacun de ne plus croire en rien de ce qu'il lit (dans le roman) ou de ce qu'il voit (de ce film), et ce ne sont pas les petites coquetteries de Desplechin ici et là (comme de commencer son film dans un décor nu, théâtral, pour enclencher sur le plan suivant sur l'intérieur de l'appartement de l'écrivain) qui nous convaincrons le plus de la nouveauté du propos.

D'ailleurs, autre tromperie, Podalydés incarne un écrivain américain, Léa Seydoux une anglaise, dans des lieux qui pourraient autant être tantôt londoniens, parisiens ou autres. Alors que les personnages Tchèques sont incarnés, eux, par des comédiens Tchéques. Y-a-t-il un sens à cela ? On en doute.

Plus gonflé, et plus casse-gueule dans notre époque très #metoo et d'erase-culture à tout va, menée parfois pour le pire par un féminisme atteint de forte misandrie, la séquence onirique, - un rêve peut-être, un moment de pure fiction là, on est sûr - où l'écrivain se défend devant un tribunal de femmes et un public exclusivement féminin et très hostile, de les mépriser, ni de se servir d'elles, et défendre sa liberté totale d'artiste et d'écrivain. Une scène de pur cauchemar où le film devient subitement d'une belle force politique. Rappel aussi que bon nombre de romans écrits par Roth à ses débuts avaient été taxés des les années 60 de sexisme, voire d'être carrément misogynes, et qu'ils ne feraient pas long feu s'ils sortaient aujourd'hui.

Tromperie car en véritable créateur, Philip est aussi un grand manipulateur, parfois malgré lui. Tromperie parce qu'il est bien évidemment question d'adultère, et que c'est là que le style de Desplechin s'épanouit en toute majesté: joutes verbales autour du sexe, ou de questions que les amants se posent l'un à l'autre pour se piéger, se charmer, se prouver à quel point ils tiennent l'un à l'autre (et lui qui prend des notes). Dans ce registre, on soulignera volontiers combien Denis Podalydès et Léa Seydoux offrent des partitions de haut vol, elle décidément loin de cette image de jolie chose qu'on lui avait d'abord accolée, lui d'un abattage et d'une force de séduction qu'on ne lui soupçonnait pas.


Avec surtout, ces confrontations magnifiques entre l'écrivain et une ancienne maîtresse. Emmanuelle Devos en ex-amoureuse à qui on ne la fait plus, mais qui aimerait bien quand même faire encore un peu semblant (parce que gravement malade), montre en quelques scènes la force de son talent. En la regardant, on a bien senti le vent de l'amour et de la mort nous effleurer la joue.

Il n'y avait donc pas de quoi désespérer du cinéma d'Arnaud Desplechin, revenu des passions et des histoires les plus simples pour revenir nous raconter des histoires et des amours compliqués. C'est encore là qu'il est le meilleur.



mardi 25 janvier 2022

Vitalina Varela, heureux ceux qui sont morts

 



Au coeur de Vitalina Varela, il y a une séquence incroyable dans cette église en terre battue entre Vitalina et un prêtre, un monologue hallucinant qui sort de la bouche de ce serviteur de Dieu qui prononce en substance ces mots-là: "Heureux ceux qui sont morts". Avant de fondre en larme au souvenir d'un mariage qu'il a célébré une semaine auparavant.

De souvenir de cinéphile, il y avait des lustres que je n'avais pas vu au cinéma, enfermé dans une salle plongée dans le noir, un film aussi sombre. Ce sont d'abord des corps, des visages noirs; nous sommes dans la communauté cap-verdienne des laissés-pour-compte de la société portugaise, aujourd'hui. Ce sont ces corps et ces visages noirs sur des fonds obscurs, murs sales jetés dans l'ombre, couloirs sans lumière, fenêtres obturées et quelques bougies disséminées ici et là.

Ce prêtre, dont on apprend la fonction qu'à la moitié du film, c'était lui qui, sans doute atteint de la maladie de Parkinson, se traînait sur des béquilles dans les premières images du film, parfois soutenu par ses semblables, indifférents. C'était cet homme qu'on retrouvait souvent couché face contre terre, pleurant et tremblant, sans doute aspiré par une mauvaise chute et une fin qu'il appelle de ces voeux, mais qui ne vient pas. Rarement on aura vu un film qui rejette autant la lumière et nous montre ce qu'il y a à voir du fin fond de la misère.


La misère au cinéma, c'est très souvent une accumulation de poncifs sur la débrouille et la débine, sur la solidarité des pauvres entre eux quand il ne s'agit pas, comme souvent dans les films anglo-saxons ou même français, de vanter une certaine dignité de ceux qui ne possèdent rien vs l'indifférence et l'arrogance de ceux qui ont tout. Pedro Costa possède une éthique du regard qui n'appartient qu'à lui, forgée à la rude école de l'immersion documentaire qui a donné ce grand film  méconnu, La chambre de Vanda, dans lequel il suivait sur plusieurs mois le quotidien de toxicos vivant dans un quartier de Lisbonne en cours de démolition. 

Son regard ne s'échappe jamais du côté des errances de la fiction même si Vitalina Varela en est une. Des éléments de fiction qu'on peut compter sur le bout des doigts: Vitalina revient du Cap-Vert trois jours après l'enterrement de son époux, qui l'avait abandonnée. Elle y retrouve cette immonde bicoque avec ses murs lépreux, son plafond qui s'écroule, ses bibelots et ses meubles comme recouverts de salpêtre, crêpis sale et murs croulants. Fiction à peine: Vitalina Varela y incarne sa propre vie, et Pedro Costa a filmé bon nombre de plans dans sa propre maison à elle.


Quand elle débarque de l'avion, pieds nus, c'est pour être accueillie par des femmes de ménages qui attendent sur le tarmac que les derniers passagers soient sortis pour commencer leur travail. Mince coup d'oeil judicieux sur cette autre caste de "misérables", premiers de cordée si l'on veut, esclaves sous-payés d'un monde qui les invisibilise en les faisant travailler dans la nuit, à l'abri des regards.

Petits détails qui font mal, qui font mouche, qui racontent tout un monde et pas mal d'histoires: ces deux hommes qui nettoient la maison du disparu avant l'arrivée de sa veuve en faisant toutes les poches, tous les tiroirs à la recherche d'objets de valeur. Ce jeune homme qui propose 7 boites de thon pour 5 euros en pleine veillée mortuaire, puis s'excuse. La disparition d'une jeune femme dont on apprendra ensuite qu'elle est morte dans sa couverture à cause d'une bougie mal éteinte.



Cinéaste de peu de mots, qui en a sans doute fini avec la vacuité de la parole telle Vitalina qu'on entend peu, sauf pour maudire la mémoire de ce mort qui ne lui a laissé qu'une ruine, Pedro Costa filme la misère en la montrant comme un nid obscur où la pauvreté se terre. 

Et pourtant il faut vivre, et dans un de ses rares plans d'extérieur ensoleillé, mais recouvert de noirs nuages soufflés par les vents de l'Atlantique, le film se fige sur des hommes qui travaillent - mais avec quoi ? - sur le toit d'une maison. Une poule traîne dans un coin.


Cinéaste qui sait que les images peuvent en dire plus, et bien mieux que de grands discours, Pedro Costa nous offre à voir un système de plans et de cadrages magnifiques (servi par un chef-opérateur du diable, Leonardo Simoes) qui sont comme des détails révélés de coins obscurs dans une toile de maître flamand. Cinéaste exigeant que l'on voit mal se faire corrompre par un cinéma de système, Costa a trouvé à qui (peu) parler en un jury de festival de Locarno présidée par une femme assez radicale elle aussi, Catherine Breillat. Léopard d'Or pour Vitalina Varela le film, prix d'interprétation pour Vitalina Varela, la femme.

On regrettera que ce cinéma-là, difficile pour beaucoup, ne se voit pas offrir plus de place en salle (ici à Montpellier, une semaine d'exploitation à une séance par jour, et hop, au revoir) car il s'agit d'un cinéma qu'il faut voir sans lumière, pour mieux y voir son noir profond, sans fond, d'une implacable beauté.


jeudi 13 janvier 2022

The card counter, un as de la patience

 




Paul Schrader. 25 ans que la filmographie du réalisateur de Mishima se perd dans les gouffres du marché dvd en import, de la vod et des sorties en salles en catimini, 25 ans qu'il continue à fournir des films plus ou moins de commande (dont un prequel de L'exorciste pas honteux avec Stellan Skarsgard, ainsi que pas mal de films noirs avec les fidèles Nicholas Cage et Willem Dafoe). 25 ans depuis son formidable Affliction d'après Russell Banks, sans doute son meilleur film jusqu'ici.

Un peu pour son propre malheur, on a accolé à Schrader un statut de scénariste-roi qui a pas mal occulté ses aspirations de cinéaste. Un statut rare dans le cinéma américain, que seul peut-être Robert Benton qui signa Chinatown possédait avant lui. Or, même si on peut sourire au souvenir d'American gigolo et de La féline, il faut se rappeler aussi qu'il réalisa un des seuls grands films sur le monde ouvrier américain (Blue collar), un autre qui faisait se confronter l'Amérique bigote à l'avènement de l'industrie de la pornographie (Hardcore) et il faut surtout être sûr que sans lui, il n'y aurait pas eu ni Taxi driver, ni Raging bull.

Précédé d'une réputation flatteuse nous arrive donc The card counter qui annonce un nouvel élan dans sa carrière de cinéaste (deux films vont suivre, dit-on), un film qui a le droit à une sortie en salles digne de ce nom, sans doute grâce à la présence au générique de l'ami Scorsese comme "executive producer".


Terrain connu: Bill Tell est un joueur de poker professionnel qui maraude dans les tournois de seconde zone en jouant petit mais en raflant tout. Ses années de prison lui ont, comme il dit, laissé assez de temps libre pour apprendre à compter les cartes (pratique interdite dans les casinos) et éprouver les occurrences de ses calculs de probabilité. Manies de psycho et vie réglée comme du papier à musique, Tell adore la monotonie de son existence, ne s'attarde jamais longtemps dans les villes qu'il écume, et couvre de draps blancs le mobilier des chambres de motel qu'il occupe.

On le voit venir de loin, le profil Travis Bickle du parfait petit personnage "à la Schrader" et le gros bagage que le personnage traîne dans sa caboche sera vite éludé: ancien d'Abou Ghraïb et tortionnaire émérite, Tell a payé ses agissements en années de prison alors que de plus gradés que lui s'en sont tiré comme des fleurs.


Le script vengeur sera longtemps contenu, dans le scénario de Schrader mais surtout dans l'esprit de Bill qui semble en avoir terminé avec l'idée même de règlement de compte. Nouveauté dans l'attitude d'un personnage de Schrader, subtilement incarné par le jeu tout en contention d'un Oscar Isaac qu'on n'avait pas vu aussi bon depuis... Llewyn Davis sans doute. Longtemps contenu mais lorsque notre héros, acculé, finira par laisser exploser sa véritable nature, Schrader nous gratifie non seulement d'un superbe hors-champ (et de bruits de lutte atroces) tout en achevant de donner un sens à ce baroud final: si Bill Tell n'en avait pas fini avec ses démons, c'est qu'il fallait finalement les achever, au sens propre, car eux n'en avaient pas fini avec leur propension au mal.


Moralisme judéo-chrétien, éternel rappel à la rédemption, on ne changera pas Paul Schrader. Ce qui a changé, c'est qu'a affleuré au fil de ce parcours la possibilité d'une existence enfin apaisée, concrétisé par l'amorce d'une belle histoire d'amour (la façon qu'ont la magnifique Tiffany Haddish et Isaac de se tourner autour, lui persuadé d'être à jamais éteint et comme surpris de se rallumer aussi facilement, elle comme affolée d'être ainsi attirée par ce type, -enfin peut-être le bon !- l'entend-on presque penser). Ce qui a changé, c'est que Bill Tell était à deux doigts de tordre la cou à la tentation de se faire justice lui-même en croyant étouffer celle de son jeune ami, plus affamé de vengeance que lui, en lui faisant don de tout l'argent qu'il avait.

Encore raté. On se souvient que le triste héros de Taxi driver finissait libre, comme si le carnage final, pardonné par la justice et la communauté, était de l'ordre de l'anecdote. C'était alors, dans l'esprit de ses auteurs, une façon de stigmatiser l'indolence avec laquelle l'Amérique considérait son rapport à la violence. Ce que nous disent les images finales de The card counter, c'est autre chose: il va falloir encore montrer de la patience avant de retrouver sa liberté mais Bill Tell n'a pas cessé de nous le dire durant tout le film: l'important au poker, c'est l'attente.


Reste que la mise-en-scène de Schrader est superbe, toute en retenue et en économie d'effets. On est d'ailleurs très heureux que Scorsese ne l'ait pas filmé celui-là, des plans à la Casino à vous filer le tournis auraient été malvenus. Sa manière de filmer son pays en une succession d'espaces clos (cellules de prison, salles de jeux, couloirs d'hôtel, chambres confinées, intérieurs de bagnole) n'est pas celle de l'Amérique des grands espaces et de la liberté. Deux séquences seulement se déroulent en extérieur: l'escapade nocturne de Linda et Bill dans une forêt de lampions digne d' un décor de Tron, et une discussion dans un espace fermé, autour d'une piscine de motel et sous un ciel gris. Paradis artificiels et grands espaces grillagés.



Une triste Amérique filmée par un Paul Schrader qu'on n'attendait pas à ce niveau de maîtrise, avec des comédiens excellents (Isaac, Tye Sheridan, Willem Dafoe, toujours parfait et Tiffany Haddish, merveilleuse amoureuse) avec également une ironie de tous les instants qui en dit long en peu d'images sur un pays malade, prêt à sombrer dans le ridicule (ces grands hôtels-casino où se croisent congressistes sur les armes de surveillance et champions de poker affublés de surnoms et de looks et de catcheurs). 

Avec surtout une envie pressante d'aller visiter illico tous ces films qui, depuis 1997 et Affliction, nous sont passés sous le nez. 

Bonheur du cinéphile à qui il reste tant de choses à voir...

dimanche 9 janvier 2022

Licorice Pizza, à fond en marche arrière !


 Il s'est peut-être passé quelque chose dans la filmographie de P.T. Anderson lorsqu'en 2018 il nous avait fait cette proposition de cinéma d'une maîtrise infinie, d'un classicisme de façade somptueux mais dotée d'un fond cent fois plus tordue que tout ce qu'il avait filmé jusqu'ici. C'était Phantom thread avec cette histoire d'amour incroyable qui voyait la rencontre inattendue de Henry James avec Sacher-Masoch. Quatre ans auparavant, le cinéaste nous avait donné à voir le délire psychédélique le plus jet-lagué du monde avec son Inherent vice adapté d'un bon vieux Pynchon des familles, qui offrait au passage à Joaquim Phoenix un bon tour de chauffe en prévision de son implosif Joker.

Après ces deux pics dans sa filmographie, côté delirium pour Inherent vice, côté collet serré pour Phantom thread , P.T. Anderson a peut-être entrevu qu'au-delà il n'y aurait plus qu'une vaine quête à la perfection absolue devant laquelle il allait falloir abdiquer. Et ça, c'est une bonne nouvelle.

Quand on le questionne sur sa place au coeur du cinéma américain actuel, le bonhomme pousse des haut-cris en laissant volontiers la place de leader de sa génération au tout aussi pointilleux James Gray qui avance, lui, avec un désir de perfection permanente et une volonté de tout brasser dans le paysage du cinéma américain à la manière de Coppola ou de Kubrick.


En voyant arriver du coin de l'oeil ce Licorice pizza qu'on nous a pré-vendu comme un teen-movie doublé d'une histoire d'amour joué sur une note rétro-nostalgique (les 70's, l'époque où P.T. Anderson avait l'âge de ses personnages), on pouvait craindre un retour de la veine du cinéaste qu'on a le moins capté depuis qu'on le suit, celle de son fameux Punch drunk love, vrai film-culte pour certains, ratage lunaire pour beaucoup avec cette love-story venue d'ailleurs entre un gentil garçon qui vendait des balais de chiotte et d'une jeune femme un peu perchée.

Et si Licorice pizza était son American Graffiti ? Ce drôle de titre ne provient d'ailleurs pas d'une pizzeria de sa jeunesse, mais était une chaîne de magasins de disques très populaire à cette époque où toute la jeunesse patte d'éph, cols pelle à tarte et minis sexy se rassemblait pour écouter de la musique, draguer, boire des sodas, fumer les cigarettes chipées à leurs parents et faire du bordel.


L'histoire d'amour d'abord, c'est celle qui couve entre Alana et Gary. Elle a presque 10 ans de plus que lui qui, gros bébé affable un peu trop grand et trop mûr pour son âge, en pince très vite pour cette nana aux réparties bardées d'orties et au sens de l'humour taquin. Première inversement de la tendance du film de jeune: c'est lui qui est "en avance sur son âge" alors qu'elle, résolument indécise, semble avoir du mal à trouver chaussure à son pied.

Qu'il est bon de voir dans un film américain autre chose que le beau Ken tomber dans les bras de Barbie. Il est un peu trop grand, trop dodu et P.T. Anderson n'a pas demandé au staff maquillage de masquer ces bons boutons d'acnée. Elle a un visage presque ingrat, les yeux trop rapprochés mais ces deux-là plus on les suit, plus on comprend qu'on peut très vite s'y attacher, et plus que cela... Malgré qu'ils aient, tous les deux, leurs mauvais côtés à la con qui finit par les rendre, eh oui, encore plus attachants.

Après, qu'es-ce-que nous raconte Anderson ? Qu'est-ce-qu'il filme au juste, au-delà de sa nostalgie pour une époque où tout semblait possible? Rencontrer des stars de cinéma comme on va chez le boulanger, monter sa petite entreprise juste sur un coup de tête et avec un peu de nez (de matelas à eau, de salle de jeux électroniques), apprendre à vivre comme un grand sans l'appréhension d'un futur incertain. Les années 70, quoi...




Il faut se rappeler que l'entrée de P.T. Anderson dans la cour des grands s'était faite avec Magnolia où des critiques un peu trop rapides de la gâchette l'avait nommé successeur en chef de Robert Altman (le côté "pape du film-chorale"). Licorice pizza n'est pas un film-chorale, mais on retrouve son attachement aux personnages et aux épisodes secondaires qu'il développe avec un sens de l'à-propos qui fait tout le bonheur de son film.

C'est par exemple ce candidat aux élections locales qui essaie de ne pas trahir sa vie amoureuse aux yeux des médias et qu'une sorte de stalker suit dans tous ces déplacements: surgit le souvenir de Harvey Milk, politicien homo déclaré, assassiné à cette époque. C'est cet acteur, ou "petit copain de Barbra Streisand" on ne sait trop, au look "power of love", sex-addict lourdingue au comportement de psycho caractériel: surgit la décennie précédente, Woodstock, la libération sexuelle, LSD à gogo, Altamont et Sharon Tate. 


Ce sont ces files de bagnole en panne qui font la queue aux stations-service au lendemain du premier embargo pétrolier qui fit rater un battement de coeur à l'Amérique; surgissent les images des zombies de Romero lancés à l'assaut des grandes enseignes afin de survivre dans ce début de fin du monde. Un marqueur de l'histoire filmé sous un angle anodin, presque comique, mais qui est le point de bascule entre un époque et un autre, celle de la crise. P.T. Anderson ne s'y trompe pas qui nous offre la métaphore la plus extraordinaire qui soit (un camion en panne d'essence qui dévale à tombeau ouvert les collines de Californie en marche arrière) et par la même occasion une des scènes d'action les plus ébouriffantes vues dans le cinéma américain depuis longtemps. 


C'est la première rencontre entre Alana et Gary, il fait la queue pour la photo annuelle du lycée, elle se ballade avec un miroir à main pour que chacun y vérifie une dernière fois sa coupe de cheveux (la scène est très insolite, on met un temps à comprendre ce qui se passe) et là, - c'est étrange mais il faut parier que le réalisateur y a pensé - on assiste à un geste qui annonce les premiers selfies: Gary demande à se regarder dans le miroir afin qu'Alana le remarque et ce geste-là ne finira pas dans le fichier "poubelle" c'est un vrai geste osé, un petit pas pour Gary mais un grand pas vers leur histoire d'amour.


Notons que les seules "stars" du film, Sean Penn, Bradley Cooper et Tom Waits, incarnent sans retenue et beaucoup de malice des gens de cinéma tous plus suffisants et cons les uns que les autres. 

Notons qu'Alana Haim et Cooper Hoffman, tous les deux épatants, forment un couple de cinéma qui se sont faufilé direct dans nos préférences de coeur. Dans plusieurs scènes du film, Anderson leur offre des courses folles pour se rejoindre l'un l'autre, comme Denis Lavant dans Mauvais sang

Espérons enfin que ce soit pour le réalisateur de There will be blood une nouvelle phase dans sa carrière, - la plus belle -, lui qui a montré à quel point il pouvait être dans la maîtrise la plus totale comme la folie la plus absolue, une phase dans laquelle il serait à la fois fou, nostalgique, amoureux, et sauvage, et fort d'une expérience de cinéaste à nulle autre pareille. 

Autrement dit, vivement la suite.

Et pour celles et ceux qui n'auraient pas compris: Licorice pizza est une merveille de chef-d'oeuvre. (Bonne année).