lundi 26 juin 2023

WAR PONY, Lakota way of life.



 Le film de Gina Gammell et de l'actrice Riley Keough nous arrive juste un an après avoir reçu la Caméra d'Or à Cannes, précédé d'une réputation de film noir "social" à la dure qui le rangerait d'office aux côtés des films de Chloe Zhao comme Nomadland, voire du Certaines femmes de Kelly Reichardt, dessinant les pourtours d'une Amérique de la marge, dépourvue pourtant des principaux clichés liés à des modes d'existence dévaluée.

Il est rare qu'on nous montre comme ici le quotidien de ces descendants de "Natifs" vivant dans la Réserve des Oglala Lakota de Pine Ridge, dans le South Dakota, pas très différent de celui des populations blacks ou latinos survivant dans les banlieues ghettos des grandes villes américaines, avec pour corollaires les trafics en tout genre, la drogue et l'alcool comme une banalité, des filles et des garçons qui deviennent parents bien trop jeunes, - et qui pour beaucoup meurent trop jeunes -, et des gamins livrés à eux-mêmes. A cela près qu'une réserve de Natifs est régi par des lois très particulières, sous un régime d'autogestion assez hypocrite, qui en fait un ilot de misère intouchable, parfaitement étanche à toute forme d'échange ou de partage avec l'extérieur.

La seule interaction avec le monde du dehors semble être du fait de cet homme d'affaire blanc qui vient de temps en temps prélever de "la chair fraîche" en la personne de jeunes camées qui se prostituent. Bill, jeune homme démerdard de 23 ans (déjà deux gosses avec deux filles différentes, dont l'une qui le harcèle pour qu'il paie sa caution pour sortir de prison) va justement s'arrêter pour dépanner ce type avec un pneu crevé. Première retombée du capitalisme sauvage que chacun ici maitrise à sa façon: un service en entraîne un autre et cela donne: je te dépanne et te ramène contre 100 dollars, si tu ramènes à la réserve cette fille qui se trouve dans ma caisse, je te propose un job dans mon usine, etc...


La bonté américaine à l'oeuvre, beau comme un article économique de Valeurs Actuelles, qui se solde par cette remarque pleine de fiel de l'épouse trompée mais pas dupe entre deux verres de bon vin et quelques sourires Wasp remplis de dents blanches: "tu sais, l'aider à ramener des filles comme ça fait de toi un complice de trafic humain". Renvoie aux douze mètres de la nature profonde de chacun: un monde respectable et friqué qui sait boire dans de grands verres à pied, et l'univers de la racaille à qui quelque condamnation pend au nez.

Le film évite de justesse le piège de la carte postale ethnologique, en filmant justement les à-côtés des clichés usuels: la grande cérémonie de pow-wow ne sera pas filmée, mais ce qui se passe sur le parking et dans les discussions sur les bancs de pique-nique, si. Il n'y a guère que ce bison qui revient dans les "visions" de Bill et de Matho, le gamin à la rue,  dont les destins vont finalement se croiser comme on le pressent assez vite, qui rappelle à une quelconque spiritualité indienne de teepee enfumé. Mieux qu'un cliché, on peut aussi voir cette apparition comme la matérialisation de ce qui au coeur de cette Réserve est immuable: une identité commune qui, même massacrée, se refuse à partir.


Pas de peintures de guerre non plus, mais une intrigue qui déraille et explose lors d'une nuit de Halloween, ce pot commun à tout american way of life forcée ou consentie, où Bill et deux de ses potes Oglalas, grimés en monstres de pacotille, font le service dans la riche demeure du big boss (un invité rouquin et ridiculement moustachu habillé en chef sioux tout emplumé, dont le regard froid croise celui, ironique, de Bill et de ses copains). Une fête grimée et grand-guignol où chacun, évidemment, tombera le masque, à commencer par celui de cet épouvantable couple de richards.


Comme le magnifique First cow de Kelly Reichardt écrivait la première histoire d'économie capitaliste dans le Nouveau Monde à partir d'une vache laitière, War pony débusque la perversion et l'iniquité du système ultra-libéral à l'aide d'un gros toutou et de quelques dindes d'élevage. Au chantage illégal et injuste imposé par son patron: "rends-moi cet argent, et si tu ne l'as pas, vole-le", Bill donnera in fine une des plus belles réponses qui soient en ratiboisant l'échiquier à sa manière: fière, définitive, fort joyeuse et très... participative .

On s'attendait à un traîté de sociologie anthropologique, et voilà que Gina Gammell et Riley Keough nous offrent un manuel d'ethno-terrorisme appliqué assez jouissif. J'en connais qui se sont fait dissoudre pour bien moins que ça. 

samedi 24 juin 2023

L'ODEUR DU VENT, beau travail.

 


Ecrit, réalisé et joué par Hadi Mohaghegh, L'odeur du vent nous donne enfin des nouvelles du cinéma iranien alors que 2022 avait vu sortir du bois un nombre considérable de grands films qui avaient tous pour points communs d'avoir été réalisés en dehors du pays, d'avoir eu de sérieux problèmes avec les autorités, et bien souvent les deux en même temps. Ce film n'a apparemment eu aucun problème avec la censure des mollahs, et son se demande pourquoi il en aurait eu: pour dénoncer l'indigence et le manque de moyens des services publics en milieu rural ? Le sort des handicapés dans ce pays ? Les crétins à turbans n'ont pas eu l'air de tilter cette fois, laissons-les donc le cul sur leurs coussins.

L'odeur du vent est d'abord, peut-être, l'histoire de cet homme aux jambes paralysées qu'on voit ramasser des plantes médicinales à flanc de montagne, dans un dénivelé vertigineux. Vertige qui se transforme en chair de poule glacée lorsqu'on comprend que cet homme avance sur les mains tel un mendiant à la Cour des Miracles, sur des chemins caillouteux qu'il faut prendre pour aller dégoter chez ses voisins quelqu'un qui possède un téléphone par exemple (il y a une panne d'électricité chez lui, il doit y remédier vite car... il s'occupe lui-même de son fils cataleptique).


A ce moment du récit, le film se déporte sur l'ingénieur de la régie d'Etat d'électricité qui va se bagarrer deux jours durant pour rétablir le courant. Ce sera tout le film; suivre les pérégrinations semées d'embûches et de galères qui s'accumulent: récupérer du matériel en état dans un village voisin (Mohaghegh nous filme des endroits et des paysages à couper le souffle), traverser des rivières pas faciles, tomber en panne, s'enliser, tomber sur une habitante suspicieuse, faire un détour pour emmener un villageois à sa promise, s'arrêter pour faire un bouquet de fleurs, s'apercevoir que telle pièce est finalement défectueuse, repartir.

Visage impassible et regard toujours porté sur la prochaine étape à atteindre, Mohaghegh incarne cet homme obstiné sans doute habité par l'importance de sa mission et plus encore, du travail bien fait. Sans en faire des caisses, il faut le voir constater le cadre de vie misérable, quoique parfaitement digne de cet homme diminué qui pourtant gagne sa vie (il fabrique des poudres et des onguents) tout en s'occupant d'un enfant dans un état pire que le sien. De cette constatation, notre ingénieur déjà fort zélé y ajoutera quelques coups de pouce pour lesquels il ne comptera ni son temps, ni son argent.


Que dire de ce grand film "humaniste" dans le sens véritable du terme, si ce n'est qu'il enchante d'abord par sa rigueur filmique qui rappellera tout autant celle de Kaurismäki (sans le versant nihiliste pince-sans-rire) ou du kazakh Yerzanov (sans sa violence fataliste). Un cinéma fait d'obstination qui se refuse à se hausser du col pour sa persévérance et sa bonté, tout comme son personnage,  mais préfère s'occuper des autres.

L'exotisme de L'odeur du vent ne tient pas à la beauté des endroits qu'il nous montre: le cinéma iranien n'a jamais été avare pour nous filmer les splendeurs de son pays, qu'on commence à bien connaitre sans jamais y être allé. C'est la gentillesse et la serviabilité des gens les uns pour les autres qui ici sonne étrangement. Un système humain qui est sans doute le propre d'une certaine ruralité comme nous le suggère les quelques rares moments qui se déroulent en ville: un type qui encaisse sa CB sans mot dire pour lui louer sa caisse pourrie, un pharmacien qui reprend le matelas thérapeutique pour refus de paiement. Les machines acceptent ou refusent, point.


Le grand moment du film est certainement cet instant où la voiture de location de l'ingénieur tombe en panne: c'est la seule fois où on se surprend à rire de cette énième galère, mais l'effet Pierre Richard s'arrêtera là: ce vieux bonhomme sur son âne qui s'arrête pour filer trois coups de clé de 12 dans le moteur, sans plus de merci ni de bonjour qu'il n'en faut, agit comme l'ingénieur à l'égard de ce père, de son fils, ou de ce prétendant aveugle.

Le hasard a fait que le lendemain je voyais le film américain War pony, autre chronique de la misère ordinaire et d'aujourd'hui où on observe cette fois des bons samaritains réclamer 100 billets pour changer une roue, ou négocier un service rendu contre une ristourne sur le prix d'un chien. L'occident en cours de décivilisation, - comme dirait l'autre con -, aurait peut-être tout à gagner à prendre quelques leçons de vie du côté de ces contrées montrées du doigt pour leur inhumanité (d'Etat). 

Fin du cours de morale, et découverte d'un grand cinéaste à suivre de très très près.

jeudi 8 juin 2023

SHOWING UP, l'artiste, le pigeon, son chat et le mystérieux gros chien couché devant la porte.

 


"L'art nait du chaos" nous chante l'affiche française de Showing up, le dernier film de Kelly Reichardt. Je sais bien qu'il faille faire venir les gens dans les salles, mais ne vous laissez pas prendre, l'art nait du travail de l'artiste, de rien d'autre. Quant au chaos il est suffisamment présent dans nos vie pour qu'on le laisse de côté un instant, le temps par exemple d'aller voir Showing up au cinéma.

Lizzy essaie de vivre de ses sculptures, elle est en train de préparer une exposition en même temps que Jo, sa voisine et propriétaire de sa maison, à qui elle n'arrête pas de demander de réparer ce fichu chauffe-eau qui la prive de douches depuis des semaines. Le cinéma de Reichardt est plus qu'un cinéma "de troupe", c'est une affaire de famille. Si on y retrouve Michelle Williams (leur quatrième film ensemble), on y aperçoit aussi James Le Gros, le super John Magaro de son précédent First cow ainsi que l'indispensable Jon Raymond à l'écriture du scénario.

L'art de Kelly Reichardt est désarmant. il n'y a guère que le cinéma de Hong Sang Soo qui me fasse ailleurs cet effet-là. A partir de pas grand chose, de tracas matériels, de soucis du quotidien, de micro-évènements dont on se fait toute une montagne, Reichardt fait du grand cinéma. Voyez plutôt: le vilain matou de Lizzy martyrise un pigeon entré par la fenêtre de la salle de bain, sa voisine Jo le recueille et ce sera leur système de liaison tout le film durant: garde-moi cet oiseau convalescent dans sa boîte pendant que je vais faire des courses, que je vais en cours, que j'aide à l'accrochage de mon expo, un lien savoureux qui se tisse entre deux femmes toujours à deux doigts de se monter l'une contre l'autre pour des histoires d'eau froide, de voiture mal garée, de concurrence artistique aussi sans doute.


J'entendais le grand William Friedkin l'autre jour parler de cinéma, et avouer qu'il y avait cette scène qu'il ne pouvait oublier dans Citizen Kane, - un de ses films préférés -, et cette scène était une des rares du film à ne posséder aucune utilité: une aparté de dix secondes dans le monologue d'Everett Sloane, dans lequel il avoue un coup de foudre amoureux, une femme en robe blanche aperçue une seconde sur le pont d'un bateau. Une image qui lui est resté en tête des décennies durant et qui continuait à l'émouvoir. Et de toutes les grande scènes du film de Welles, c'est de celle-là que Friedkin gardait le souvenir le plus ému. C'est peut-être ce qu'on appelle la grâce.

J'ai compris que les films de Kelly Reichardt étaient pleins de ces moments-là, qu'ils étaient faits de bouts de vies anodines et de moments insignifiants qui marquent presque "malgré nous", beaucoup plus que n'importe quel morceau de bravoure. C'est aussi la qualité de son écriture, qui nous fait affleurer quelques détails qui ensuite nous trottent dans la tête longtemps: si Jo expose dans deux salles simultanément, des installations assez opulentes et très colorées qui prennent beaucoup de place, celle de Lizzy n'occupera qu'une table centrale dans une grande pièce aux murs nus. Ces sculptures tiennent dans la main, elles ont beau être frappantes par leurs postures et d'une inspiration assez torturée, elles ne prennent, littéralement, que très peu de place. Mettez n'importe quel film de Reichardt à côté de n'importe quel film américain, et vous obtiendrez sans doute la même sensation.


L'inauguration de l'exposition de Jo se conclue en joyeuse fiesta d'artistes à la maison, celle de Lizzy sûrement pas: elle qui travaille dans l'école d'art que dirige sa mère, et dont Jo et elle sont toutes deux issues, tente constamment et désespérément de cloisonner ou de décloisonner ses rapports avec les autres: veiller à ce que les portes restent bien fermées pour que ce satané chat roux ne s'occupe encore une fois de ce pauvre pigeon, être obligé d'aller toquer un peu partout pour aller prendre une douche, essayer de faire comprendre à son hippie attardé de paternel qu'il pourrait se débarrasser de ces deux "amis" qui squattent ses canapés depuis des semaines et, à l'inverse, aller rendre visite à son frère schizophrène, seul dans sa maison vide, qui creuse des trous dans son jardin pour s'échapper d'un truc qu'il est seul à comprendre.


Avec ses airs de mémé trentenaire, ses épaules voutées et ses airs un peu éteints, Lizzy est une héroïne typique du cinéma de Reichardt. A la fois généreuse, ouverte et complètement incernable, elle sait aussi que tout le monde, même les gens qu'elle connait le mieux, demeureront à ses yeux mystérieux, irréductibles, gardant pour toujours leur part incompréhensible. La douceur qui conclut le film, typique de son cinéma, démontre encore une fois  sa grandeur. Les deux femmes sortent du vernissage pour comprendre où s'est envolé ce satané pigeon que des gamins ont libéré. Dans un plan subitement aérien, inhabituel dans un film de Reichardt, elles décident ensemble d'aller acheter des cigarettes. 

Voilà, c'est fini. Outre que ce plan nous rappellera à la fameuse leçon de John Ford sur la ligne d'horizon, cela ne conclura en rien notre appréhension du film qui, vu tout juste hier, m'a abandonné avec son image dite "de la dame en robe blanche aperçue sur le pont du bateau par Everett Sloane dans Citizen Kane" et qui ici sera celle, qui m'a obnubilé dans trois scènes consécutives, de ce gros chien blanc couché en travers de la porte d'entrée et qu'on est obligé d'enjamber, sans que personne n'en fasse toute une histoire. Je suis sûr que ce chien va me rester.


Outre qu'il faudra bien s'attarder un jour sur l'importance des animaux dans les dispositifs narratifs de Reichardt (ici, un pigeon, un chat et un gros toutou, ailleurs d'autres bestioles dans ses autres films), il faut continuer à chérir ces cinéastes qui, en semblant nous en proposer assez peu, nous montrent tout ce qu'il y a à voir. 

Showing up: dévoiler, faire apparaitre, exposer, révéler. Comme Lizzy, il suffit en effet d'en mettre peu sur une seule table pour tout nous montrer.