dimanche 26 juin 2022

Clara Sola, sur la terre comme au ciel.


 Nathalie Alvarez Mesen est suédo-costaricienne ce qui pour commencer n'est pas banal, et son premier film se déroule justement au Costa-Rica, pays jamais filmé ou rarement, dans une ferme perdue au fond des bois dans laquelle vivent la vieille Fresia, Clara la seule enfant qui lui reste, et ses trois petits-enfants. C'est un endroit bien loin du monde, ni accueillant ni hostile où subsistent encore une manière de vivre des plus frugales ainsi que des traditions religieuses assez particulières. Clara a plus de 40 ans, n'a jamais connu d'hommes et la communauté la préserve telle une sainte dans sa vitrine, comme un rosaire dans un tiroir fermé à double tour.

On ne s'y attarde pas bien longtemps, mais il a été question d'apparition de la vierge un jour, de pouvoir de guérison par apposition des mains, de don de voyance et Clara ne doit pas sortir d'un certain périmètre dans les champs alentour, et sa mère lui trempe chaque soir le bout des doigts dans une décoction de piment afin qu'elle cesse de se toucher. Clara Sola a été décrit un peu partout depuis sa présentation à Cannes l'an dernier dans la section Un certain regard comme un film "féministe" qui dénoncerait la condition féminine dans certaines parties du monde, mais les femmes ne sont pas toutes ici logées à même enseigne. Le film n'a pas besoin de cette appropriation par l'air du temps et par ce qu'il veut bien y voir pour se montrer singulier, car cette claustration exclusive est avant tout le fait d'une mère possessive qui craint pour sa fille comme pour un vase précieux mais d'une fragilité inimaginable.


Un peu bossue, le visage si dur qu'elle semble prête à toutes les malédictions, le verbe et la diction lente, quand ses traits s'illuminent soudain le plus beau sourire du monde apparait, quand elle dessine un geste fugace mais précis dans l'air des choses se passent, les animaux viennent à elle et même, parfois, la terre bouge. C'est l'équilibre d'un monde qui repose dans la carcasse voûtée mais décidée de Clara, sainte malgré elle qui brûle d'un feu intérieur très humain, femme malgré tout, non désirée mais follement désirante.

C'est la présence pour la saison touristique d'un jeune ranchero venu s'occuper de leur superbe jument blanche, avec laquelle Clara entretient un lien des plus fusionnels qui va peut-être tout déclencher. Mais ce n'est pas tout. Si Clara soigne les gens autour d'elle et possède même ce pouvoir de ramener les morts au vivant, on lui refuse de s'occuper de cette malformation du dos qui à son âge commence à lui peser, on lui dénie le droit de se faire belle pour les grandes occasions, alors que sa jeune nièce pas encore adulte peut se le permettre.



Le film de Nathalie Alvarez Mesen possède cette grâce d'esquiver les deux pièges tendus par ce scénario moins basique qu'on a bien voulu le voir (contrairement aux critiques occidentaux, toujours prompts à obtempérer aux effets de mode): même s'il en est question, l'émancipation féminine n'est pas le sujet, il est juste question de l'émancipation d'une femme dont on ne sait si elle est un peu folle, ou idiote, un peu sorcière, mais que sa famille et la communauté veulent préserver à tout prix. Même s'il en est question, la piste fantastique est simplement esquissée elle aussi: même si les colères de Clara font trembler la terre, même si elle ramène à la vie un coléoptère en lui soufflant dessus, même si elle commande à son cheval pourtant rétif en quelques mots.


C'est la plus belle idée du film, son noyau dur en quelque sorte, dont il ne se départit jamais, qu'entre foi religieuse et pensée magique il n'y a rien d'autre que du doute, des croyances, des rituels idiots et des superstitions vides de sens. La dernière scène du film, splendide, - et que je ne raconterai pas -  nous montre justement cela: Clara qui elle seule sait tout ce qu'il y a à savoir sans pouvoir pourtant le partager avec quiconque, enfin seule et enfin libre, réaliser ce rêve fusionnel et d'évasion.

D'où la belle surprise de cette Clara Sola qui rallume les feux d'un vrai cinéma fantastique, dans le sens littéraire du terme, un fantastique qui sème le doute, moleste le réalisme et envoie paitre les cadres édictés par l'époque. Nathalie Alvarez Mesen nous a ravivé là une superbe figure de sorcière.

Dans le rôle-titre, avec ses regards noirs de guerrière apache prête à vous bondir dessus, la comédienne Wendy Chinchilla Araya (ce nom !) est tout simplement incroyable.




jeudi 23 juin 2022

Frère et soeur, l'hystérie préfabriquée.

 



On est un peu énervé après avoir vu le dernier Desplechin malgré que ce soit un cinéaste qu'on aime bien malgré tout, voire beaucoup, à qui on a même pardonné Les fantômes d'Ismaël et Roubaix, qui nous sont sortis direct par les trous de nez. Il nous revient avec non pas ce qu'il sait faire de mieux, mais ce qu'il préfère nous montrer: le spectacle usant de familles déchirées, de tous ces gens intelligents à qui il arrive de grands drames tout comme ils se braquent pour ce qui, vu de là, apparait comme des broutilles.


Alice et Louis se détestent, la grande soeur et le petit frère ne peuvent plus se voir. L'une tombe en catalepsie lorsqu'ils se croisent, l'autre s'est exilé à mille bornes pour être sûr de ne plus la voir. Elle est actrice, il est écrivain. Sans doute est-elle une grosse pénible égocentrée affligée que ce petit con puisse lui faire de l'ombre, peut-être est-il un sacré blaireau qui se venge en distillant de l'autofiction traitresse dans ses écrits. On s'en fout de pourquoi ils sont des teignes l'un pour l'autre, ce ne sont pas nos affaires.

Pour les attacher un peu à nos coeurs de midinettes, Desplechin charge la barque à trémolos en enchaînant en moins de dix minutes, pas les plus mauvaises d'ailleurs, un flash-back sur la mort du gamin de Louis, âgé de 6 ans, puis sur un accident de la route fatal dont sont victimes papa-maman. Cela vaut la peine de s'attarder sur cette scène d'ailleurs, montée comme un rasoir gilette double lame: une jeune femme perd le contrôle de son véhicule pour s'encastrer dans un arbre, le vieux couple s'arrête pour lui prêter assistance, un 38 tonnes déboule dans le virage et perd le contrôle au même endroit. Dans un film de Quentin Dupieux ou de Mel Brooks, on aurait vite enchaîné sur un tremblement de terre ou un incendie de forêt, avec le véhicule des pompiers qui n'arrive pas à démarrer et un médecin-urgentiste incarné par Ben Stiller qui part dans la mauvaise direction à cause d'un GPS qui déconne. Autrement dit, la scène la plus poignante du film est un gag.


On rigole mais c'est affreux: voir le réalisateur de La sentinelle ou des 3 souvenirs de ma jeunesse en être arrivé là, ça colle un peu le bourdon. Bardé de ce deuil imminent, mamy dans le coma et papy branché de partout, quelque chose comme de la compassion s'installe malgré nous pour ces deux affreux dont on ne comprendra finalement jamais les motifs de la brouille, ni pourquoi tout à coup, complètement à la fin, tout est pardonné à la faveur de deux ou trois répliques bidon.

Il y a Roubaix, Lille, des personnages torturés qui fument, picolent et sniffent beaucoup et si à quelques moments on devine vers quoi Desplechin lorgne, via quelques indices en forme de clin d'oeil (l'entrée des artistes sous la pluie, cette admiratrice paumée, le verre de gin au petit déjeuner, les colères sans fondement), Marion Cotillard ne sera jamais la Gena Rowlands d'Opening night ou d'Une femme sous influence, et Desplechin n'est sûrement pas Cassavetes non plus. Les personnages à fleur de peau à la bipolarité explosive sont des blocs intuitifs chez Cassavetes, émouvants par leurs excès mais surtout parce qu'ils pourraient être nous-même en phase de perdition. Chez Desplechin ne sont que des cabots prétentieux et exclusifs, pour qui une distribution de baffes ne seraient pas du luxe.


Idem pour cette scène pétage-de-plomb avec Marion à la pharmacie qui réclame ses anxiolytiques et un verre d'eau fissa, la comparaison avec le grand numéro de Julianne Moore dans Magnolia fait peine. "Qu'est-ce-que vous savez de ma vie, hein ?..." braille Alice au gentil pharmacien qui s'inquiète pour elle. Eh bien justement Alice, j'allais te le dire: on s'en fout.


Dans Rois et reines, il y avait ce fameux monologue de Maurice Garrel à l'adresse de sa fille qu'il déteste, cela jetait un froid mais expliquait le mal-être général comme le déséquilibre du personnage incarné par Emmanuelle Devos. Cela crevait un abcès. Les problèmes de la fratrie malade de Frère et soeur semblent tellement préfabriqués que lorsqu'ils se dégonflent, cela ne fait plus ni chaud ni froid puisque ce conflit, au fond, n'avait aucune raison d'être. Ce film non plus d'ailleurs. 

Vraiment, ces deux-là qui auront accaparé notre attention pour des prunes tout un film durant, on n'a pas du tout envie de les connaitre plus que ça.

mercredi 22 juin 2022

Junk Head



 Il est fou, ce Takahide Hori. Réaliser au XXI° siècle un film d'animation en stop-motion (de l'image par image, 24 plans/seconde, à l'ancienne) relève bien plus de la profession de foi que de la gageure technique, d'autant que ce Junk head réalisé en 2017 n'est que le premier volet d'une trilogie pas encore achevée. Au rythme où le réalisateur travaille, on pourra espérer se voir livrer l'intégrale autour de 2030. D'autant que Hori travaille seul. Au four et au moulin, à la conception des personnages et des décors comme à la fabrication des voix-off.

Résultat, un film qui s'achève bien évidemment sur une fin ouverte et qui laisse sur sa faim. Disons que si pour ma part je ne vais pas me précipiter sur le second volet du gros machin de Denis Villeneuve avec ses vers des sables en images de synthèse, je saurai me montrer patient en ce qui concerne la suite de Junk head. Car il n'y a pas photo: quelque chose se passe devant ce travail fait main, comme devant Mary & Max d'Adam Elliott ou les merveilles de Tim Burton et Henry Selick: ça vit, ça bouge et ça gigote autrement que dans une bataille cosmique en 3D d'un quelconque Marvel Comics avec ses stars en botox.


Et pourtant il n'est pas beau l'univers imaginé par Takahide Hori. Fable post-apocalyptique ou pas loin, il a imaginé un monde où les Humains, au comble de leur transhumanité accomplie vivent comme désincarnés à la surface dans des enveloppes charnelles en plastique ou en image de synthèse justement, on ne saurait dire: étant parvenu à l'immortalité, l'Humain n'est plus qu'une âme qui s'ennuie tandis que tout au fond du monde, tout en dessous, d'anciennes créatures émancipées de leurs rôles d'esclaves et de mains d'oeuvre survivent dans des conditions extrèmes. Parton, le héros du film, est un "Humain" (professeur de danse virtuelle au civil, si si...) qui accepte de descendre dans les mondes souterrains pour découvrir comment ces créatures ont évolué. Mais son enveloppe de robot-combattant va immédiatement être détruite lors de la descente, et sa "Tête" remontée sur un petit robot ridicule (puis dans une sorte de boîte carrée après un second accident, qui l'empêchera de parler)


Puits de mines, longs couloirs abritant d'immondes créatures aux appétits voraces, vers carnivores chopant tout ce qui passe et logeant dans les murs, l'univers de Junk head n'est pas reposant du tout. De mutation en mutation, hominidés et monstres ont muté de bien des manières, qui vont des figurines Minimoys kawaï aux hommasses à gros pectoraux et immenses nibards, de la tête sur planche à roulette au balourd cintré en combinaison moulante et à la démarche de pingouin. 

Inspiration Pingu-ChapiChapo d'un côté, Alien et Clive Barker de l'autre, on dira que ce monde imaginaire n'est pas anodin. On pourra toujours regretter un scénario assez académique mais qui a sa cohérence tout de même: faire se confronter l'humain idéal, au fait de son évolution mais totalement désincarné à ces créatures de foire, vivant dans les immondices est assez drôle, d'autant que Parton passera assez rapidement de statut de Dieu (il vient d'en haut, il est en quelque sorte leur créateur) à celui de simple utilitaire (dans sa nouvelle dépouille en boîte de conserve et privé de la parole, il sera tout juste bon à faire le ménage et aller faire les courses).


Le spectacle est délirant et assez souvent drôle. Il y a peut-être comme une légère uniformité dans le look de ces créatures, parfois dépassée par de sacrées trouvailles (comme cet hominidé qui une fois mort se transforme en arbre, donnant naissance à d'autres créatures) mais à l'heure où ce cinéma ne vaut plus que des nèfles du côté de Hollywood, et que les studios Ghibli ne nous font plus rêver comme il y a vingt ans, Junk head est le bienvenu, vraiment. 

On notera aussi un travail épatant sur les voix des personnages (un gargouillis émanant peut-être du japonais sans qu'on en soit bien sûr, avec Takahide Hori en personne "doublant" quasiment tous les personnages). Mr Hori vraiment.... chapeau ! Et bon courage pour la suite.




lundi 20 juin 2022

LES CRIMES DU FUTUR


 Huit ans que le cinéaste-chirurgien le plus fameux de Toronto n'avait pas donné de ses nouvelles. Depuis le fabuleux Maps to the stars avec son panel de figurines morbides, qui nous montrait Hollywood comme un repère de morts-vivants aux préoccupations vides de sens. La filmographie de Cronenberg aurait pu s'arrêter là, sur sa Nuit américaine version zombifiée, mais revenu à près de 80 ans au royaume des vivants, Les crimes du futur signe le retour à ses préoccupations de base, abandonnées uniquement en apparence depuis eXistenZ: le corps et l'esprit, le cerveau et le sang, la douleur et le plaisir, nos organes et tout ce qui les entourent.

Sur le papier, cela pourrait sembler comme un retour à la case départ, et ça l'est un peu. Crimes of the future était déjà un moyen métrage signé 5 ans avant que le monde ne le découvre (Frissons en 1975), qui parlait déjà d'un chirurgien esthétique en phase de déphasage complet (je ne l'ai pas vu) et c'est un message clair comme de l'eau de roche que le cinéaste nous envoie: il sait ce que nous attendons de lui, nous voulons notre menu Cronenberg complet, entrée-plat-dessert avec son supplément de sauces qui piquent: le cinéma de Cronenberg et nos corps, toute une histoire.

On n'est pas déçu: il y a bien trois ou quatre images qui vous font baisser les yeux: le corps humain comme un morceau de viande avec ses délices et ses zones sensibles. Le body-art c'était bien entendu un domaine fait pour lui. Même si les frangins de Faux-semblants s'y amusaient déjà un peu à leur façon, les fanas de jeux vidéos d'eXistenZ aussi, sans parler des mafieux russes avec leurs tatouages initiatiques dans Les promesses de l'aube. Jamais le réalisateur de Rage ne s'était confronté à cette "niche" bien particulière de l'art contemporain.


Contemporain pas vraiment, car Cronenberg nous envoie dans un monde futuriste assez miteux qui fleure bon la fin des haricots. Ruines, poussière et intérieurs délabrés où subsistent encore de drôles de machines qui semblent avoir été dessinées par Giger: des capsules pour dormir, corps irrigué dans son sommeil par des flux hormonaux sensés bouleverser votre intérieur, tabouret mouvant pour faciliter l'ingestion de vos aliments, table d'opération avec rigoles et petites cases pour y déposer vos organes lors de "performances" où l'artiste Saul Tenser extirpe et exhibe les nouveaux morceaux que son corps a fabriqué. Dans le rôle, Viggo Mortensen est grandiose, utilisant sa voix naturellement rauque et feulante comme premier organe prêt à muter: il produit une suite d'étouffements et d'engorgements qui scande sa diction d'une drôle de manière.


Ce grand cirque de l'humain modifié arrive très vite à saturation tant les images vous chahutent dans un souci de surenchère qui ne s'arrêtera pas: Saul Tenser le sait, qui pratique déjà au-delà des limites et fixe d'un oeil las les performances de ses confrères. Ce que lui vit vraiment de l'intérieur, d'autres le font dans un souci d'exhibition qu'il ne possède pas (la danse de l'homme aux cent oreilles greffées" est à ce titre éloquente: la chirurgienne qui a travaillé à cette "oeuvre" signale que toutes ces oreilles ne sont que des leurres: elles ne sont connectées à aucun système auditif !... mais l'artiste est surtout un "excellent danseur"). On pourra y voir comme une légère pique...


Il y a tout Cronenberg dans ces Crimes du futur, les outils barbares d'eXistenz, les machines organiques du Festin nu, un sens de l'humour très spécial (Tenser qui s'esquive devant une manoeuvre de séduction en arguant "ne pas être bon en old sex"), la croyance en un corps humain allié à un esprit sans limite, les plans fixes sur des corps ouverts et palpitants, son Viggo Mortensen à double-jeu qui n'est pas vraiment celui qu'on croit, les intérieurs ternes et moches de Spider, des personnages troubles et équivoques, parfois peu compréhensibles (le personnage incarné par Kristen Stewart par exemple, ou ce mystérieux toubib qui fait écho au drôle de personnage de terroriste incarné par Paul Giamatti dans Cosmopolis, personnages sans fondement). Comme dans son roman Consumés sorti il y a plusieurs années, Crimes du futur ne nous dévoile pas un David Cronenberg bien nouveau, mais comme revenu à ses fondamentaux.


Il apparait bien dans ce film ce que l'on savait de Cronenberg depuis longtemps: cet homme est un véritable croyant. Il croit en l'homme du futur et en ses crimes, autant perpétrés contre lui-même que contre le monde qui l'abrite: c'est le twist final faisant écho aux mystérieuses premières scènes, nous renvoyant à nos peurs environnementales d'aujourd'hui. Ce que l'économique et le politique ne résoudront pas, le corps le fera par instinct de révolte (de survie, c'est ici la même chose) mais pas tout seul: l'inconscient aura préparé le terrain en amont.

Croyant aussi en un style de cinéma dépourvu de fioriture (mens sana in corpore sano, c'est rien de le dire) qui l'a mis plus d'une fois à l'abri de rencontrer un large public, Cronenberg se montre une nouvelle fois d'une incroyable efficacité. Il n'y a que lui pour filmer des choses pareilles avec autant de calme, un tel souci de clarté, et un sens de l'analyse qui ne laisse rien passer. On aurait préféré revoir le Cronenberg qui, de History of violence à Maps to the stars, était sorti en apparence de son espace de prédilection (j'allais écrire "de confort", mais ça ne va pas du tout...) mais pas de ses obsessions, pour nous en faire voir encore, mais avec d'autres couleurs. 

En l'état, Les crimes du futur réussit cette sorte de prouesse d'agglomérer tous les films du cinéaste en un seul, ce qui n'est pas rien. Il n'y avait que lui pour réussir un truc pareil et on ne sait pas s'il a été pensé comme un film-somme, une sorte de testament et s'il compte rester encore et toujours sur cette note. Car le vieux Cronenberg a encore des choses à nous dire: il s'est déjà lancé sur un autre projet. Que le transhumanisme lui prête force et vie durable, on aura toujours besoin de son regard au scalpel.



samedi 18 juin 2022

Incroyable mais vrai, les idiots de Schrödinger



Voilà un film qui ne réconciliera pas celles et ceux qui n'entravent rien au cinéma de Quentin Dupieux et de ses intentions, et qui ont du mal à saisir pourquoi le facétieux réalisateur de Rubber s'est taillé pareille place au coeur de la cinéphilie française. Pour preuve l'accueil en grande partie désemparé du public cannois, - pas toujours le plus à même d'apprécier les grands excentriques -, certains y allant même de leur diagnostic "coup de moue" ce qui est loin d'être le cas. Au fond, c'est toujours bien qu'un film de Dupieux désempare car c'est son objectif premier.

Comme toujours chez lui, "le plus c'est con mieux ça passe" officie en plein. De la banalité la plus pavillonnaire jaillira donc cette incongruité bien dans le goût de ce drôle d'Oizo de cinéaste: Marie et Alain (Léa Drucker et Chabat) apprennent que la maison qu'ils vont s'offrir possède un truc spécial: une sorte de passage spatio-temporel dont ils ne savent trop quoi penser d'abord, ni quoi en faire ensuite, mais on y reviendra.

Le hasard faisant que le couple s'installe à deux pas de la maison du patron et "ami" d'Alain, et de sa compagne (Benoit Magimel et Anaïs Demoustier, déchaînés) qui ont eux aussi un truc incroyable à leur dévoiler... on y reviendra aussi. C'est la bande-annonce assez géniale diffusée en salle et sur les réseaux sociaux, entièrement dévolu au culte du mystère, du secret et du tu-vas-pas-me croire, qui nous montre tous les protagonistes, agent immobilier inclus, y aller de leur phrase en suspens et de leurs formules préparatoires: je ne suis pas sûr de pouvoir te dire ce que j'ai à te dire parce que je suis persuadé que tu vas te moquer de moi.


Effectivement, l'annonce du "petit secret" du couple Magimel-Demoustier, tout entier dévolu à un fantasme masculin très anodin provoquera ses crises de rire dans la salle, aidé en cela par les mines enjouées, abasourdies ou pathétiques des quatre comédiens qui, par ailleurs, s'en donnent à coeur joie. Chabat au premier chef, très à l'aise dans le registre de l'huluberlu ahuri (n'est-il pas un peu et pour toujours la dépouille humaine abritant l'âme d'un clebs prénommé Didier?... mais on y reviendra) qui campe ici un personnage le plus à même de résister aux diverses irrationnalités du script. 

Ce qui est étonnant dans Incroyable mais vrai, c'est ce qu'il dévoile un peu plus les intentions morales du cinéma de Dupieux. Derrière ces petites fables absurdes, que d'aucun pourront juger vulgaires parfois (le gadget de Magimel, le franc-parler de Demoustier qui n'hésite pas à coller des mains au paquet en se qualifiant elle-même de "chaudasse") se cache toujours une quête de la véritable nature des protagonistes: c'était par exemple ne pas oublier que derrière l'obnubilé de la veste à franges se cachait un dangereux psychopathe (Dujardin dans Le daim), que malgré ses premiers abords de folle-dingue hurlante, Adèle Exarchopoulos dans Mandibules était une brave fille serviable, et la mouche géante du même film autre chose qu'un truc moche et idiot mais une bonne bête obéissante. Ainsi Dupieux nous montre combien il est en fait un grand moraliste. 


A la manière d'un conte de Voltaire (dont le cadre faut-il le rappeler, était souvent peuplé de surnaturel, d'incohérences et d'anachronismes sans nombre), Incroyable mais vrai est un conte sur la peur de vieillir et le mythe de la jeunesse éternelle. Marie se servira à foison du "conduit" de leur cave pour redevenir jeune et jolie (parce que adolescente, elle rêvait de devenir mannequin). Car cette fontaine de jouvence en forme de bouche d'égoût vous emmène direct... à l'étage du haut d'abord, 12 heures plus tard ensuite et... vous fait revenir 3 jours en arrière dans votre existence. On reconnait bien ici l'absurdité chafouine des idées de Dupieux, qui regarde ensuite ses protagonistes se faire des noeuds dans la tête avec ce théorème de physicien fou.

En étant tout entier occupé à s'offrir la toute nouvelle décapotable comme de tirer tout ce qui bouge, - en plus de son gadget fantaisie -, Magimel refuse d'obtempérer aux adjurations du temps qui passe et de la bedaine qui tombe et Marie de son côté finira un peu toc-toc. En un laconique tunnel narratif sans paroles assez magistral que d'autres auraient développé pour que le film atteigne l'heure 40 (il fait 1h15), Dupieux condense les semaines, les mois et les années qui passent après ces refus d'obéir aux impératifs du temps... ça n'est peut-être pas beau de vieillir, mais pas folichon non plus de refuser de rendre les armes. Petit détail qui croustille: on remarque qu'alors que les catastrophes s'enchainent dans leurs vies, celle d'Alain (Chabat) semble s'être fixée pour de bon au bord de cet étang où notre homme pêche à la ligne en compagnie de... son labrador (Didier est donc sorti de ce corps).


Et puis il y a ce chat. Car les animaux comme les objets inanimés (une veste, un pneu, une mouche...) ont toujours leur place dans le cinéma de Dupieux. Qu'est donc ce chat, celui de la voisine qui n'arrête pas de foutre le camp sans raison (en même temps madame, c'est un chat...), qui se retrouve souvent dans le jardin d'Alain et Marie, ronronne au-dessus de la plaque de leur conduit spatio-temporel, lui est-il arrivé de descendre dans le puits, de disparaitre 12 heures durant? Est-ce bien lui qu'on voit tout le temps et puis nulle part, et s'il lui est arrivé de faire comme Marie, se trouve-t-il qu'au moment où la caméra s'arrête sur sa tombe dans l'herbe (RIP le minou), il soit en même temps encore vivant, pas encore mort ailleurs ?... 

Vous avez 4 heures.


A noter qu'entre autres problèmes métaphysiques de taille et comme on est en pleine préparation du bac philo, le mystère de la présence métaphorique ou pas de fourmis dans la pomme jadis pourrie (avant de passer par le conduit dans la main de Marie) offre une nouvelle approche du pêché originel qui ne serait donc pas la tentation charnelle coupable entre un homme et un femme comme on nous l'a si souvent rabâché, mais la tentative de masquer les ravages du temps par des camouflages cosmétiques de surface. Car en dessous la vie grouille.

Vous aurez de nouveau 4 heures.


lundi 13 juin 2022

Utama, la terre oubliée


 Sisa et Virginio n'ont plus 20 ans et vivent depuis toujours dans cette maison d'argile en pleine pampa, sur les hauts plateaux arides de Bolivie. Ils y élèvent des lamas et doivent de jour en jour aller de plus en plus loin pour que leurs bêtes se nourrissent et aller trouver de l'eau. Clever, leur petit-fils vient leur rendre visite pour les inciter à les suivre en ville.

Ce n'est pas tous les jours que le cinéma nous emmène sur ces terres-là, et même si la fable offerte ici par Alejandro Loayza Grisi, dont c'est le premier film, ne nous apprendra pas grand chose de neuf sur un nouvel ordre du monde qui va foutre en l'air les vies des plus humbles, elle offre à voir en un format scope royal des paysages à couper le souffle et des terres condamnées à l'oubli. On aura donc le temps de se baigner les yeux dans cette lumière aveuglante et ces paysages de western où la seule menace qui plane est ce ciel sans nuage, sans qu'aucune goutte de pluie ne soit tombée depuis des lustres.

Utama nous parle donc d'exode climatique, d'une culture et d'une manière de vivre qui meurt (il n'est pas sûr qu'après eux, d'autres sauront mener leurs lamas aux pâturages ni carder leur laine comme ils le font), d'une nature chamboulée avec laquelle les hommes ne peuvent plus vivre, du caractère têtu des vieilles personnes et de la soumission forcée, - ou du refus à se soumettre - à la modernité.


Il y a bien ce grand condor qui plane au-dessus de ce désert de caillou, vision à peine sublimée par le récit de Virginio sur la manière de mourir de cet oiseau mythique (quand il sent arriver sa fin, il se laisse tomber d'un à-pic sans déployer ses ailes), cet instant sans doute rêvé du grand oiseau se posant à trois mètres du vieil homme, mais on sait gré au cinéaste de nous épargner une vaine litanie de croyances ancestrales et de spiritualité à deux balles.

Au contraire, Grisi montre le quotidien dans ce qu'il a de plus terre à terre, de plus triste et de plus beau dans le train-train de ce vieux couple dont il sait filmer les visages magnifiques, les rides profondes et les gestes sûrs, les toux caverneuses comme le bonheur, malgré tout, d'être en cet endroit, ensemble et pour toujours.


C'est sans doute un peu court pour réaliser un grand film, Utama se contentant de nous raconter la fin d'une vie simple qui possède la caractère exotique d'un solide documentaire du National Geographic. Le paradoxe étant qu'il vaille le coup d'être vu sur grand écran tout de même, tant les images sont splendides et les visages des deux comédiens (Luisa Quispe et José Calcina) inoubliables. On apprendra aussi que le lama est un digne animal très facile à conduire dont le gémissement ressemble un peu au bruit que ferait une trompette en plastique pour enfant.