dimanche 30 avril 2023

JEANNE DIELMAN, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles

 


Heureux d'avoir enfin pu voir le film mythique de Chantal Ackerman, JEANNE DIELMAN, 23 QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES au gré de sa consécration surprise par la revue Sight & Sound, qui dresse sa liste tous les 10 ans (plus de 1500 critiques anglo-saxons, dit-on, se pliant à l'exercice) en "meilleur film de tous les temps", rien que ça. Moi-même grand adepte des classements et des listes de toutes sortes qui n'en finissent plus (le meilleur zoom avant de tous les temps, la meilleure apparition de chat dans un second rôle, le plus beau final en queue de poisson dans un film de genre, etc...), je ne saurais que louer cet exercice rigolo, surtout quand il accouche d'un résultat aussi inattendu.

Exit donc Orson Welles, Hitchcock, Fritz Lang, Godard, Renoir, Chaplin, Kurosawa, Mizoguchi, Satyajit Ray, John Ford, Ozu ou Jacques Tati, welcome Chantal ! A celles et ceux, fort nombreux, qui se félicitent d'un côté qu'une femme soit enfin consacrée pour ce grand "film féministe" et aux autres, qui pestent contre ce nouvel avènement de la culture woke et de ce nouveau tribut lâché à l'entreprise de harcèlement, voire de chantage, des féministes les plus radicaux je dirai ceci: vous me faites chier.


Fort d'une réputation inquiétante avec ces gestes du quotidien répétés mille fois en de longs plans fixes et d'une durée (3h20) qui dégonflera les pneus aux plus courageux, JEANNE DIELMAN est effectivement un film qui se mérite. N'allons pas proposer ce film à ceusses qui bouffent de la série en binge watching tous les soirs, avec des acteurs qui braillent et sautent partout avec du rebondissement toutes les 40 minutes, n'allons pas découper le film d'Ackerman en 6 épisodes non plus. L'appréciation du film s'apprécie sur la longueur et le malaise qui peu à peu s'installe n'infuse que dans la continuité.

Car effectivement, Jeanne moud le café, verse de l'eau dans le filtre, épluche les patates, malaxe de la viande, cire les chaussures de son fils, met sa blouse, enlève sa blouse, se coiffe, se recoiffe, met la table, débarrasse la table, sort son matériel de tricot, plie et déplie le clic-clac du salon, se fait une tartine, mange de la soupe, ferme et ouvre la fenêtre, se baigne, se lave, allume la radio, questionne son fils, cache des billets dans la soupière dans la salle à manger, s'inquiète de sa santé, de ses études, sort faire un tour, sort faire des courses, remet une serviette propre sur le plaid de son lit, va ouvrir la porte quand on sonne, se lève, se couche. Et tout ça plusieurs fois.

L'effet d'hypnose est garanti autant par la manière absolument impeccable que possède Ackerman de filmer et de quadriller l'espace que par le jeu "blanc", qui passe par tout le nuancier de la banalité ordinaire, de Delphine Seyrig dont l'absence visible de ressenti ne trahit pas l'ennui de ce quotidien réglé au cordeau mais plutôt une très inquiétante impassibilité. C'est le noeud gordien du film, son angle mort par lequel tout se craquèle: une monotonie si mûrement consentie ne peut naître, et se dépêtrer que dans la folie.


La fascination apparait lorsque Jeanne, raccompagnant un homme de sa chambre vers la porte apparait imperceptiblement changée. On ne saura jamais ce qui s'est passé avec ce client (Jeanne "reçoit des hommes" à domicile), peut-être rien de spécial, sans doute est-ce juste la passe de trop, on n'en saura rien, et comme le fera remarquer son fils le soir-même: elle est un peu décoiffée. De ce moment tout se dérègle: le patates sont (trop) cuites, les allées et venues d'une pièce à l'autre ne riment plus à rien, le café n'a plus le même goût, jusqu'au temps lui-même qui se dérègle, privé du réglage habituel auquel Jeanne le soumettait. Le temps passe alors trop vite, ou se traîne sans fin. La routine qu'infligeait Jeanne Dielman à elle-même était bel et bien là pour recouvrir quelque chose qu'elle ne voulait pas voir sortir.


Si Delphine Seyrig dans la première moitié du film, celle qui nous impose le spectacle de ces journées bercées par le mécanisme de toujours les mêmes gestes, joue comme avec un masque, il faut voir ce qu'elle propose quand celui-ci se fend dans la seconde partie. Un corps qu'elle a condamné pour toujours aux mêmes parcours (ah! le bruit de ses talons sur le parquet) et qui continue à aller et venir sans savoir ni où ni pourquoi. Quelle comédienne!...

JEANNE DIELMAN a peut-être un suiveur en la personne de Michael Haneke qui, lui aussi, à su soumettre la monotonie des gestes à la menace du dérapage fatal. Mais Haneke ne possède pas la pudeur de Chantal Ackerman qui offre à son personnage la préservation de son mystère (qui culmine en la seule scène "de lit" où Jeanne est surprise par un orgasme dont elle semble ne pas vouloir) en ne nous offrant que quelques pistes, plus passionnantes les unes que les autres dont je garderais pour ma part celle-ci: voilà une femme qui en se refusant à toute émotion pour se protéger (de sa situation précaire, du regard de son fils, des autres, de son hypersensibilité, de ses besoins charnels) n'avait vu son salut comme sa propre survie qu'en jouant au robot domestique.


Bruno Dumont a du penser bien fort à JEANNE DIELMAN pour son final paroxystique de TWENTY-NINE PALMS, mais il n'y a pas beaucoup d'autres films, ni de cinéastes, auxquels raccrocher ce chef-d'oeuvre qui, un demi-siècle plus tard tout de même, vous procure le même sentiment de sidération.

Film féministe si vous voulez, film woke avant l'heure si ça vous chante, film immense en tout cas et, en ce qui me concerne, un véritable film d'horreur.


jeudi 6 avril 2023

LE CAPITAINE VOLKONOGOV S'EST ECHAPPE, vive le sport !



 Tiens, encore un. La censure - qui en a là-dedans - a encore frappé. La Poutinerie n'a pas apprécié cette histoire d'officier fuyant le peloton d'exécution lors de la grande purge ordonnée par Staline en 1938 dans ses propres rangs. Y aurait-il comme un parallèle évident à faire avec ce qui passe là, maintenant, aujourd'hui, sous nos yeux ?

Ce qu'il y a de chouette avec les censures de toutes les époques et de tous les pays, c'est qu'elle nous invite illico à jeter un oeil à l'objet de son courroux et de son rejet. Grand bien nous en a pris car Le capitaine Volkonogov s'est échappé est tout simplement... le meilleur film d'action que j'ai pu voir au cinéma depuis longtemps.


Volkonogov officie donc dans les rangs du NKVD à Leningrad en tant qu'officier zélé au service de l'Union Soviétique. A charge pour lui d'arrêter sur commande quelques bons citoyens, de les interroger selon des "méthodes appropriées", de leur arracher leur signature d'aveux (de trahison, d'espionnage, d'association de factieux en vue d'un coup d'état, peu importe...) et d'envoyer ce tas sanguinolent au fin fond de la Sibérie ou plus simplement vers la cour d'en bas, où "Oncle Misha" exerce son art du tir dans la nuque avec un savoir-faire admiré par tous.

750000 personnes ont été tuées lors de cette période, plus du double condamnés à l'exil, et on sait que cette très belle opération prophylactique s'est achevée par l'exécution de nombre de militaires et de hauts fonctionnaires. Dotés d'un sixième sens qui lui sauvera la vie, notre capitaine s'échappe des bureaux du NKVD, n'attendant pas qu'on appelle son nom à lui aussi, et la course-poursuite commence.


Plus que le côté exaltant d'une véritable chasse à l'homme, filmée dans les règles de l'art, c'est la modernité du décorum qui est ici assez sidérante. Le tandem Merkoulova-Tchoupov emprunte aux jeux vidéo une montée en intensité et en "niveau de difficulté" qui, au sortir de chaque grande scène, nous ferait presque trépigner dans l'attente de ce qui va suivre. Du semblant de refuge trouvé dans les bras de sa fiancée, le bon capitaine se retrouvera à retourner dans l'immeuble du NKVD pour récupérer des documents, puis dans la rue en compagnie de clochards, et s'enferrer au final dans une course folle qui va consister à rendre visite, un par un, à tous les proches d' innocents, fichés, torturés et "purgés" par ses soins.

Chacune de ses rencontres, stressées ou parfois empêchées par l'approche de ses poursuivants, est l'occasion de nous mettre en face de plusieurs variations, toutes plus tragiques et déchirantes les unes que les autres, sur les modes de survie dans une dictature dont on est la victime. Le vieux professeur resté fidèle aux idéaux de la Révolution, la veuve qui n'attend plus rien de personne, le vieil ami à qui l'on apprend qu'on a "interrogé" sa femme, ce gosse qui brûle les affaires de son père sont autant de grandes séquences qui vous mettent de jolies baffes, bien comme il faut.


Meilleur encore, les réalisateurs ont pensé se libérer d'une certaine véracité historique en faisant de ses officiers des golgoths aux crânes rasés qui vouent au système et à leurs propres corps un culte incessant. La petite ambiance homoérotique qui flotte dans les salles d'entraînement où ces malabars transpirent en jouant au volley, se roulent par terre avant de se tartiner la figure de jus de raisin nous fera infléchir un dicton fort célèbre en un "esprit obéissant dans un corps sain" aux arrêts de rigueur. 


Le préposé aux costumes s'est amusé à imaginer cet uniforme du parfait tortionnaire d'état: tenues de survêtement rouge moulantes, gabardines noires en cuir trempé très Hugo "Gestapo" Boss, marcel et cravate rouges bref, un look comme en aurait rêvé un Enki Bilal à la grande époque Partie de chasse: la rencontre tant rêvée, enfin réalisée, du fascisme d'état et des bienfaits du sport.

On torture dans une grande pièce ornée d'un lustre recouverte au sol de paille, comme dans une étable. Un coup de fourche, et le sang comme la merde épongées sont évacuées et au suivant. Le petit instrument de torture préféré du major Golovnya est un masque un gaz dont il suffit de boucher l'embout pour que cela cause. La capitaine Volkonogov... se paie le luxe d'une esthétique steampunk qui a du chauffer les oreilles des zélotes du petit Poutin. Ils ont eu raison, cette fable de survie dans un monde de mort appartient à toutes les époques confondues, et n'a pas à beugler tout haut de quoi elle pourrait être la métaphore pour bien se faire comprendre.


Faute de mieux, le film fait de la fuite en avant de son valeureux capitaine une course vers la rédemption. Petit travers christique qui ne m'est même pas resté en travers de la gorge, tant le besoin de pardon semble naturel, voire vital. A l'inverse, son adjudant traqueur avec lequel il discute au téléphone de temps en temps (un petit côté Tommy Lee Jones/Harrison Ford dans
Le fugitif, autre bon film de genre) se refuse à pareil atermoiements et, même s'il semble lui aussi avancer avec des oeillères qui lui sont tombées des yeux depuis longtemps, attend sa fin sur un pied différent.

Vraiment un très très bon film donc, très mouvementé, très violent, à la morale sulpicienne penseront certains mais qui tient son truc du premier plan jusqu'à la fin. A noter l'excellente prestation de Yuriy Borisov (le petit Russe un peu rustaud de Compartiment n°6), à l'abattage physique impressionnant, celle d'Aleksander Yatsenko en officier clairvoyant et cynique (dans l'excellent Arythmie, c'est lui qui incarnait ce médecin urgentiste alcoolique, hyper compétent et gentil comme tout) et surtout, surtout, la composition extraordinaire de Timofey Tribuntsev en major Golovnya, exécuteur transpirant des basses oeuvres et bourreau sur ordonnance. 

On connait le truc: "plus le méchant est réussi, meilleur sera le film". Celui-là est grandiose.






mardi 4 avril 2023

TOUTE LA BEAUTE ET LE SANG VERSE, what a wonderful world...

 


Laura Poitras sait ce qu'il en est de se coltiner la vindicte et la colère des puissants de ce monde, elle qui a senti le vent menaçant de représailles à peine murmurées suite à la sortie de son documentaire sur Edward Snowden réalisé en 2014, Citizenfour. Son cinéma est un cinéma éminemment politique, qui s'attaque à l'ordre financier qui, lui, s'attaque à l'ordre moral et politique de son pays, à l'ordre du monde.

Toute la beauté et le sang versé est son dernier film, et cela a presque été occulté par ce fait troublant qu'il s'agit, aussi, d'un film sur (et presque "de") la grande photographe Nan Goldin. Ces deux-là se sont retrouvées au gré d'un intérêt commun, et d'une lutte contre la dynastie Sackler, famille de milliardaires comme l'Amérique en rêve et en produit depuis toujours, et qui s'est retrouvée au firmament des plus grandes fortunes mondiales dès la seconde moitié du XX° siècle en produisant et en commercialisant (surtout) cet indispensable Valium qui fit voir la vie en mieux à toute cette population nouvellement stressée. 

Là où cela coince, c'est que les Sackler et leurs filiales pharmaceutiques sont aussi les responsables de la production de l'OxyContin, un anti-douleur à base d'opioïde qui a rendu l'Amérique toute entière accro et envoyé dans la tombe, au bas mot, un demi-million d'Américains. Et cela continue.


Laura Poitras a donc accompagné l'artiste Nan Goldin dans ses happenings de protestation dans les plus prestigieux musées du monde où les Sackler blanchissent leur argent de la mort en dons mirobolants, et en s'offrant des salles et des ailes à leur nom. Méchante ironie de l'histoire, Nan Goldin a failli mourir elle-même de son addiction à l'OxyContin et, star mondiale de la photographie depuis quelques décennies, ces mêmes musées exposent ses oeuvres souvent de manière permanente.

Dans son film Dark waters, Todd Haynes racontait la lutte sans fin d'un avocat buté mais courageux contre la famille Du Pont, dynastie du même genre qui empoisonne les sols là où ses usines refoulent leurs eaux. Cela aboutissait à quelque chose de chiffré, puisqu'il n'y a que par là qu'on peut leur en arracher une en n'épargnant l'autre, Toute la beauté... s'achève sur une superbe victoire à la Pyrrhus: l'opprobre jetée sur une belle famille d'ordures certes, mais une justice et un Etat américain immobiles, et sans un sou versé. C'est déjà ça, comme chantait l'autre, mais comme c'est triste à pleurer.


Laura Poitras n'aurait peut-être pas fait un documentaire sur ce seul film-dossier. Son intérêt est qu'il s'attache au parcours de Nan Goldin de son enfance jusqu'à la disparition du nom de Sackler au Met, au Louvres ou au Guggenheim. Entre deux, il y a les années sida que Goldin vécut de plein fouet, elle qui vivait de manière si folle et tellement libre dans les squats les plus allumés et arty de New York, et accompagna la majeure partie de ses amis et de ses amours à la morgue. La concordance des archives et ce que Poitras filme en live de la lutte contre les Sackler est poignante. L'inaction des autorités est la même: là-bas des pédés, des junkies et des prostituées canaient les uns après les autres, maintenant ce sont des pauvres et les victimes d'une médecine expéditive de dispensaire qui se font prescrire à la va-vite un truc qui vous rend accro en une prise (et c'est Nan Goldin qui le certifie, elle qui en a pris d'autres). Il faut bien que Wall Street mange.

Entre deux, il y a surtout ce qui a fait de la petite Nan Goldin ce qu'elle est, une artiste. Il y a cette grande soeur, plaie ouverte au coeur de la famille Goldin dans les pas de laquelle Nan a marché sans le savoir en tâchant, elle, de ne pas en mourir. Sa haine de l'hypocrisie sociale, sexuelle et morale vient d'elle, elle est le moteur permanent,  longtemps inconscient, de cette bataille perdue d'avance contre l'Amérique des années 70 jusqu'à aujourd'hui.


Le geste de Laura Poitras est tout sauf anodin. Se croyant un moment embarqué dans un autre documentaire sur l'art de la révolution dans un système néo-libéral ultra cloisonné, elle fait se rejoindre le geste d'ActUp, d'Occupy Wall Street ou de Black Lives Matter à celui de l'art le plus en prise avec son vécu, ce qu'elle n'a jamais cessé de produire quitte à se faire pincer le nez aux plus réactionnaires de ses contempteurs. 

L'art ne peut décidément rien contre les saloperies du monde mais c'est quand il les accompagne au plus prés et se colle à leurs plaies et à leur puanteur qu'il frappe. C'est celui que beaucoup ne veulent pas voir, c'est celui de Bacon, de Pasolini, de Beuys, de Nan Goldin, de bien d'autres. Poitras nous donne à voir,- et à bien voir - les photographies de Nan Goldin. En les regardant bien, on comprend parfaitement contre quoi elles se battent.

Toute la beauté et le sang versé raconte la longue agonie du peuple américain contre le monde de la médecine, de la psychiatrie et de la finance tout au long d'un parcours semé de cadavres qui part du suicide de Barbara Goldin ("...sa mère a plus sa place dans cet établissement que cette jeune fille" écrit en substance un psychiatre dans un rapport totalement ignoré) aux cris d'agonie d'un adolescent accro à l'OxyContin depuis une banale opération du genou.

En même temps qu'il nous aura fait redécouvrir l'oeuvre d'une photographe d'importance, Laura Poitras nous aura bien démonté le moral.

Moralité: bouffer un ultra-riche par jour est excellent pour la santé.