jeudi 30 décembre 2021

Un héros, mais pas trop.

 


Il faut qu'on parle d'Asghar Farhadi. De sa conception du cinéma, de sa manière d'en faire et surtout de ses idées sur l'équité et la justice. J'ai comme un léger problème avec lui. Un peu comme tout le monde, j'avais été épaté par son fameux Une séparation et son entrelac sans fin de scènes de ménage, de rabibochage, de pinaillage et de mensonges, une assez bluffante démonstration de circonvolutions à toutes fins utiles: tenir bon afin  d'abattre son adversaire (pour lui c'est elle, pour elle c'est lui), et en remettre encore pour que le spectateur sorte de là complètement rétamé.

Si on pouvait parler de réussite, c'est qu'il fallait y voir aussi et surtout un juste témoignage sur les rapports de force incroyablement déséquilibrés entre un homme et une femme dans une procédure de divorce, en Iran. Ainsi on avait appris qu'il fallait avoir recours à la manipulation, au mensonge parfois, pour que les choses s'équilibrent. Dans une de ses plus grandes démonstrations de mise-en-scène dont il avait le secret (et qu'il a emporté avec lui malgré les efforts de Jafar Pahani pour marcher sur ses pas), Abbas Kiarostami en disait beaucoup plus avec beaucoup moins de mots dans Ten avec sa mère de famille divorcée aux prises avec son fils irrespectueux au possible et un ex absent, mais pesant.


Avec Le client et Everybody knows, il semblait que Farhadi avait épuisé son système en se mettant à dos même les membres les plus acharnés de son fan-club. Il fallait qu'il se retrouve en odeur de sainteté avec Un héros, fêté à Cannes comme il se doit (Farhadi, tout comme Panahi, est un chouchou des festivals européens) malgré un scénario bien tiré par les cheveux, des rebondissements à n'en plus finir pour s'achever par une triste morale défaitiste, voire fataliste, qui célèbre le retour à la case départ comme une philosophie du pareil au même affirmée.

L'histoire est simple, mais le fond est compliqué, et les menus détails si nombreux, les arrangements avec la réalité aussi, et les petits mensonges insignifiants signeront l'arrêt de mort des rêves à une vie meilleure pour ce pauvre Rahim, repris de justice qui cherche à reconquérir le respect de lui-même.


Rahim est en prison pour une dette qu'il n'a pas pu rembourser, dette contractée auprès du frère de sa femme, dont il est en train de se séparer. Lors d'une permission, il va rendre un sac rempli de pièces d'or qu'il dit avoir trouvé dans la rue, il va être fêté comme il se doit comme un citoyen exemplaire et, peut-être, retrouver sa dignité, sa place dans la société, exaucer ses voeux de remariage. Or, on n'en finira plus à partir de là de voir tomber une à une les planches de ce bel échafaudage, dans une logique de "morale à tout prix" qui est la marque autant que le poids d'une société iranienne bâtie sur les apparences, le respect des lois et une obligation de perfection morale à rendre dingues les Saints les plus vertueux.


Farhadi est fort pour scruter les mécanismes de reddition face à la culpabilité, ou mieux encore lorsqu'il dessine les pourtours de chacun de ses personnages sans même laisser une seule zone de flou. Mais au final, c'est fatiguant, et tout ce petit monde finit dépouillé par la caméra de Farhadi, sans plus rien avoir à montrer. Pourtant, le personnage de Rahim (excellent Amir Jadidi) recelait quelques mystères qu'il aurait été bien, juste pour voir, de laisser dans l'ombre: pourquoi ce sourire permanent sur son visage, cette gentillesse désarmante alors que tout va si mal ? Pourquoi ne rien lui laisser ? 

Bien que prototype du cinéaste omniscient, omnipotent et omniprésent, je serai toujours prêt à reconnaitre le grand talent d'Asghar Farhadi tout en continuant à regretter le manque de liberté qu'il accorde à ses personnages. Son cinéma, c'est un peu un laboratoire d'entomologiste, un cinéma surplombant assez déplaisant, très bavard, qui n'hésite pas à user du chantage à la larmichette pour accélérer l'allure. C'est la scène où le fils de Rahim, pauvre gamin atteint d'un bégaiement gratiné, est "obligé" de parler face caméra pour affirmer son soutien à son père, qui finit par se rebeller contre cette utilisation cruelle du handicap de son fils. Là encore, cette ambigüité: Rahim s'insurge contre ce chantage à l'émotion mais Farhadi, lui, l'utilise sans vergogne.


Du reste, il faudra se pencher un bon coup sur cette manie étouffante qu'ont les cinéastes iraniens, même réputés les plus frondeurs, Rasoulof comme Roustayi avec son récent La loi de Téhéran de couper les cheveux en quatre pour décider du bien et du mal sur ce qui relève des problèmes de société en Iran, aujourd'hui. Plus qu'un besoin de peser le pour et le contre dans un souci philosophique permanent, je suspecte qu'il faille y voir le poids d'une censure et d'un régime autoritaire qui surveille les humeurs de ses artistes comme le lait sur le feu, des cinéastes qui doivent faire très attention à ce qu'ils expriment.

Avec pour résultat, à force de ménager la chèvre et le chou, de ne trancher sur rien et de laisser le dossier Rahim grand ouvert; courageux ici, lâche ailleurs, petit manipulateur sans envergure ou sale petit escroc malin comme une punaise, on pourrait dire la même chose du cinéma de Farhadi. On finit par y déceler ce qu'on a envie d'y voir.

Le diable n'existe pas de Rasoulof (chroniqué récemment sur ce blog) avait au moins ce mérite de s'attaquer de front à un sujet tabou dans son pays (la peine de mort et l'utilisation des conscrits pour l'exécution des peines) en désignant précisément le problème. Avec comme résultat que ses films sont interdits dans son pays. Avec Farhadi, on ne sait toujours pas. Il ne faut pas lui en vouloir, car on ne se débarrasse pas comme ça de plus de 50 ans de censure sous le turban. Avoir ce petit singe vicieux toujours à reluquer par-dessus votre épaule tout ce que vous faites, c'est quelque chose qu'ici, mine de rien, nous ne nous imaginons même pas.


n.b.: par ailleurs, et n'y voyez aucune contradiction avec les réserves que j'émets au-dessus, Asghar Farhadi est un metteur-en-scène extraordinaire, avec un sens du cadrage et du montage dans les scènes de tension qui en remontrerait à beaucoup... et sa direction d'acteurs est fabuleuse.


lundi 27 décembre 2021

Le meilleur de 2021 (même si on n'a pas tout vu)

C'est un petit jeu auquel tous les cinéphiles un peu fragiles dans leur tête aiment se plier: faire des listes, dresser des palmarès, décerner des prix, des blâmes et des accessits. En attendant qu'un directeur de festival avisé me propose de présider un jury (Venise, Berlin, Cannes, Toronto ou Locarno, c'est comme vous voulez, les gens), voici donc mon récapitulage* de l'année de merde qui s'achève (après 2020 qui n'était pas belle non plus, et en attendant la prochaine qui va vous faire rendre votre repas de réveillon). Année de merde oui, mais pas au cinéma, ni en librairie, ni dans mon canapé car tant qu'il y aura du cinéma, de la littérature et de la bonne musique, tout ira.

10 films pour le meilleur, et pour le pire pour certains, et j'espère vivement que vous pousserez des cris en la découvrant (eh ouai, il y a le Dumont et le Verhoeven dedans !)


On ne savait pas où le placer mais on tenait à le mettre, de drôles de zigs from Switzerland, les frères Zürcher, nous ont proposé LA JEUNE FILLE ET L'ARAIGNEE, sorte de marivaudage sur deux jours et une nuit avec déménagement et crémaillère pour fêter ça, où ça va couchailler un peu, se regarder de travers pas mal. Les rapports entre les personnages sont assez flous, il y a peut-être eu une histoire entre celle-ci et celle-là, la maman de Machine fait du frotti-frotta avec le gentil monsieur venu faire le bricolage, et le garçon timide venu pour draguer Truque va se retrouver dans le plumard d'une autre, puis de son étrange copine à qui elle ressemble beaucoup.

En sortant de la salle, on ne savait pas trop avec certitude ce qu'on avait vu, sans doute un genre de Rohmer déviant, de CUISINE ET DEPENDANCES intello. Mais l'héroïne principale, drôle de fille dont on ne saura pas si elle était plus active que passive, plus empathique qu'un peu cruelle, avait dessiné le plan de l'appartement de cette copine qui s'en va. Ce qu'elle avait surtout aimé, c'est lorsque son logiciel d'architecture avait buggé et rendu une impression bordélique. L'araignée qu'elle avait au plafond venait donc de se matérialiser... En tout cas, on a beaucoup ri devant ce film bizarre (et d'un rire d'une nature inédite, ce qui n'est pas rien).


2021 aura été l'année Ryusuke Hamaguchi. Non content d'avoir écrit le dernier film de Kurosawa (voir plus loin), il est aussi revenu de Cannes avec un Prix du Scénario pas volé. On le sait depuis ASAKO et SENSES, le bougre sait écrire et se montrer d'une sensibilité rare envers ses personnages. Adapté d'une nouvelle de Haruki Murakami, DRIVE MY CAR déploie ses plus de 3 heures (Hamaguchi ne sait pas faire court) autour d'un metteur en scène de théâtre venu animer un atelier pas banal: monter une pièce de Tchékhov avec une troupe de comédiens de nationalités différentes, dont une sourde-muette. Comme on lui colle une chauffeuse pour son séjour, jeune fille taiseuse au comportement assez frustre, et que lui-même se traine un veuvage tout récent avec des questions pleins la tête, il suffira de faire tremper tout ça dans le révélateur tchékhovien et de bien secouer au gré des rencontres et des quiproquos.

Si le film a littéralement emballé son monde, c'est qu'au petit jeu des correspondances invisibles, Hamaguchi est incontestablement un champion. On notera qu'il est quand même loin le temps où les cinéastes japonais semblaient dépourvus de coeur car son truc, à Hamaguchi, c'est incontestablement l'empathie.


Au Japon toujours, mais sous un oeil européen cette fois, Arthur Harari nous raconte l'incroyable épopée de Hiroo Onoda, cet officier de l'armée nippone qui refusa de croire 29 ans durant que son pays avait capitulé, seul sur une île au large des Philippines. L'histoire est célèbre et ne relève pas du cas isolé, et si elle peut prêter à sourire, ONODA nous confronte à ce que fut vraiment la vie de cet homme (une mission de survie qui n'en finit plus), corseté dans un code de l'honneur absurde et des ordres qui rendraient fou n'importe qui; ne pas se rendre, ne pas mourir.

Rares bols d'air, si j'ose dire, dans cet enfermement à ciel ouvert, des flash-backs saisissants nous montrent le jeune officier Onoda dans son milieu familial (une figure paternelle terrible) et lors de ses classes où l'on assiste à une sorte de dressage en règle. Reste que Harari avec son style d'une belle pureté classique, est une des plus belles promesses du cinéma d'cheu nous. C'est dit.


Depuis que Bruno Dumont a fait accoucher des clones extra-terrestres par le cul, fait incarner des flics par des handicapés mentaux et propulser Jeanne d'Arc dans les nuages sur des riffs de metal, je suis à genoux devant lui. Quand il revient, - façon de parler - à un genre de cinéma mainstream, c'est pour nous offrir en spectacle cette FRANCE, star du journalisme TV avec ses faux interviews concernés, ses débats à la gomme, ses vrais-faux reportages dans le feu de l'action qui saisissent d'émotion dans les chaumières, son garde-robe insensé, sa responsable de comm vulgaire, son époux baireau, son apart dément.

Dumont, y aller de main morte, prendre des pincettes tout ça, ça ne l'intéresse pas beaucoup. Un peu comme dans la comédie italienne d'antan, les riches sont très riches et vulgaires, et les pauvres très pauvres et complètement cons. Et pourtant, - et ça c'est Dumont -, on ne sait pas trop par quel côté il nous attrape pour que l'émotion nous prenne au final. Que tout cela sonne si vrai alors que tout est complètement toc devrait nous renseigner sur l'état où nous nous trouvons. Vite, un xanax !


Comme on s'est réjoui de voir à quel point le dernier Verhoeven avait déplu, outré, fait ricané. Toujours vert, notre Batave préféré nous refait le coup de SHOW GIRLS mais chez les nonnes cette fois. Les bonnes âmes s'offusquent, les cinéphiles pointus vous expliquent que le vieux gaga tourne en rond... et dans 20 ans il crieront au miracle. Verhoeven y va à fond: amours saphiques, syphillis, gode taillé dans une statuette de la vierge, on se torche à la paille et le nonce de Florence fait de ces sous-entendus comme s'il se trouvait dans un bordel.

Peu de raison au sein de l'Eglise Catholique de cette époque, mais un sens du grand spectacle affirmé: apparitions de la Vierge, stigmates sanglants et vociférations bave aux lèvres, BENEDETTA se donne à fond et si ce n'est pas pour son avènement personnel c'est peut-être, allez savoir, pour attirer l'attention et l'amour du Christ sur elle. Tout fait miracle ! Cela, Verhoeven doit s'en foutre un peu mais, maître du spectaculaire et des illusions lui-même il se penche sur un sérieux concurrent, le religieux, l'église, qui en a à lui remontrer. Et vous comprendrez pourquoi, une fois de plus, les bonnes gens sont sortis de là en se pinçant le nez. Bravo mon Paulo.


Mais foin de ces réalisateurs sans pitié qui saccagent nos dernières illusions sur la nature humaine, car il y a eu aussi des films comme ce COMPARTIMENT N°6 dont la petite musique facile, et son final attendrissant nous poursuivront un moment. Le film est simple comme bonjour, il s'agit de la rencontre forcée lors d'un Moscou-Moumansk ferroviaire de plusieurs jours entre une étudiante finlandaise et un jeune russe bien lourdaud mais au coeur gros comme ça. C'est tout ? C'est tout. Il faut voir comment Juho Kuosmanen se débarrasse en un tour de main de tous les clichés et de toutes les barrières sociales, sexuelles ou linguistiques pour vous prouver qu'entre deux êtres que rien n'empêche et sont ouverts à tout peut naitre une belle histoire comme celle-là.

Dressés comme nous le sommes à nous méfier de tout le monde et à nous ranger dans des cases (homo/hétéro, éduqué/pas éduqué, prolo/intello, russe/finlandais et j'en passe), il est quand même anormal qu'on se retrouve surpris face à ces deux jeunes personnes qui nous les jettent à la figure sans en faire toute une histoire. Et voilà comment, parfois, le cinéma nous remet les yeux en face des trous.


Un que la sophistication n'a jamais effrayé, c'est l'immense Kiyoshi Kurosawa (pour moi un des plus grands cinéastes du monde) qui s'est offert avec LES AMANTS SACRIFIES, sur un magnifique scénario de Ryusuke Hamaguchi un grand film historique en même temps que l'histoire d'amour la plus retorse vue à l'écran depuis longtemps. Le film nous parle autant de l'histoire honteuse du Japon de Hiro-Hito (les expériences médicales affreuses effectuées en Mandchourie par l'armée d'occupation) que du jeu du chat et de la souris auquel va se livrer un couple pour livrer cette vérité à l'Occident, et se protéger l'un l'autre par le mensonge et la trahison.

C'est un film qui peaufine tous les rouages et chausse-trappes du roman d'espionnage traditionnel en les confinant dans le cadre étriqué de la vie de couple, d' une scène de ménage inventée de toute pièce où chaque coup tordu est une preuve d'amour supplémentaire. Mise-en-scène géniale qui nous fait croire qu'on se trouve dans un David Lean alors que sa construction toute de vice conçue renvoie aux plus belles réussites du réalisateur de CURE. Kurosawa possède décidément cette virtuosité qui, à chaque fois, me laisse pantois.


Une qu'on n'attendait pas aussi haut, c'est bien Mia Hansen-Love. Son BERGMAN ISLAND est un conte de cinéma pour cinéphile peut-être, - ce qui est sans doute sa limite -, mais c'est surtout une splendide réflexion sur la création artistique comme moteur à la vie amoureuse, et réciproquement. Là où la cinéaste étonne, elle qu'on voyait se perdre dans des exercices trop germanopratins d'admiration artistique et d'émois pour jeunes filles amoureuses, c'est lorsqu'elle ose cet exercice de haute voltige qui consiste à insérer à cette histoire de couple en quête d'inspiration sur l'île de Farö des personnages qui prennent corps dans ces mêmes lieux, alors qu'ils ne sont que de papier, pas encore de pellicule, mais déjà là, prêts à se mélanger avec eux.

Cette île qui donne son titre au film n'est pas un simple décor un peu chichiteux. De voir ce travail d'imagination à l'oeuvre sur une terre qui inspira tellement un des cinéastes les plus inspirants du monde offre une sorte de vertige que Mia Hansen-Love parvient à rendre d'une manière presque miraculeuse. L'ombre d'un Maître, deux créateurs au travail et le fruit de leur imagination se mélangeant sous nos yeux... un genre de rêve de cinéma rarement aperçu. Et avec ces quatre comédiens-là, en plus...


Avec justement ici encore la grandiose Vicky Krieps qui fut celle, souvenez-vous, qui rabattait son caquet à ce grand cigare de Daniel Day-Lewis dans PHANTOM THREAD. On la retrouve dans le dernier film de Mathieu Amalric, ce SERRE-MOI FORT qui m'a littéralement pris par surprise, et cloué sur place. Adeptes de voltige aérienne et de narration acrobatique, mettez votre casque, car le pétillant Amalric m'a tout l'air, après les brillantes volutes de son BARBARA qui nous baladait entre documentaire, rêverie, fiction et autre chose, de vouloir rajouter une lettre à notre alphabet. 

On sort de son film essoré, littéralement. Lorsqu'on comprend le noeud de l'affaire, au tiers du film environ, on se dit que quand même, il n'a pas osé faire ça. Eh bien si. Cette déconstruction inédite, ce bouleversement de perspective qui nous aura empêché de comprendre l'atrocité du drame qui s'est joué hors cadre, ça n'est pas une coquetterie de scénariste narquois qui aurait eu envie de "prendre" son public comme on piège une bestiole, mais la seule manière de nous faire entrer dans la tête de cette femme qui n'a trouvé que cette parade, ce filtre posé sur le visage hideux de la réalité, pour ne pas devenir folle. Ce film m'a sonné.


Comme l'an dernier où je décernais ma palme au merveilleux EVA EN AOUT de Jonas Trueba, mon film de 2021 ne sera que calme, douceur et fragilité. Il est l'oeuvre d'une cinéaste que j'adore, Kelly Reichardt, qui ne croit ni au bruit ni à la fureur, s'intéresse peu aux coups de pétoire et au cul encore moins. Et pourtant, elle est la plus américaine des cinéastes américains, qui réinvente dans chacun de ces films cette fameuse Americana que d'autres, sur un mode plus viriliste ou country se sont appropriés. Car FIRST COW est un western, mine de rien. Trappeurs hirsutes, gueules cassées, premiers colons, mais au centre de cette histoire qui tiendrait en un paragraphe ou presque se trouvent Cookie (le génial John Magaro avec son visage d'enfant triste) qui comme son nom l'indique est cuistot, son pote de fortune King-Lu et une vache, l'unique vache à lait du comté que possède un riche colon anglais.

Kelly Reichardt se fiche de la nature de la relation entre les deux amis, c'était déjà le cas dans son très beau CERTAINES FEMMES entre Lily Gladstone et Kirsten Stewart, ou entre les deux potes en goguette dans le parc de Yellowstone dans OLD JOY, comme de filmer un meurtre ne l'intéresse pas non plus (pour une fois dans un de ses films, la mort sera au rendez-vous, mais signalée dès le début, en douceur). Tout comme elle a l'air de filmer comme un jeu les menus larcins des deux compères, (ils traient la vache à la nuit tombée), Kelly Reichardt nous offre la plus belle parabole du Rêve Américain et de son pendant matérialiste, le capitalisme et le droit sacré à la propriété, avec une fable de macro-économie laitière claire comme de l'eau de roche, délicieuse comme un des beignets au lait de vache de Cookie.

Mince, vous aurais-je raconté tout le film ? P'têt bien mais vous n'aurez rien vu. Kelly Reichardt possède ce talent rarissime de savoir filmer l'air, l'eau, la pluie, de faire entendre le courant d'un ruisseau, de surprendre des gestes insignifiants, des échanges de regards mystérieux, de drôles de moments suspendus que d'autres jugeraient inutiles mais qu'elle garde quand même parce qu'ils recèlent tout ce qu'il y a à savoir. C'est un cinéma complètement out selon les règles et logiques en vigueur aujourd'hui et ce n'est pas surprenant si je ne suis pas le seul aujourd'hui à porter le magnifique FIRST COW tout en haut. Ce cinéma-là, on en aura de plus en plus besoin.

A l'avenir !




(* récapitulage, oui, parfaitement).




 1. FIRST COW de Kelly Reichardt

https://www.youtube.com/watch?v=azPKs6U02PE 

2. SERRE-MOI FORT de Mathieu Amalric

https://www.youtube.com/watch?v=AnaRUenbjwk

3. BERGMAN ISLAND de Mia Hansen-Love

https://www.youtube.com/watch?v=PU3fYFP-o-w

4. LES AMANTS SACRIFIES de Kiyoshi Kurosawa

https://www.youtube.com/watch?v=dL4LB8Zy8AY

5. COMPARTIMENT N°6 de Juho Kuosmanen

https://www.youtube.com/watch?v=tcQioQG78RE

6. BENEDETTA de Paul Verhoeven

https://www.youtube.com/watch?v=WG-hIVwk16w

7. FRANCE de Bruno Dumont

https://www.youtube.com/watch?v=416RC8btwd4

8. ONODA, 10000 NUITS DANS LA JUNGLE d'Arthur Harari

https://www.youtube.com/watch?v=h8Gg7GzkBgs

9. DRIVE MY CAR de Ryusuke Hamaguchi

https://www.youtube.com/watch?v=dVLC8Wn9QMo

10. LA JEUNE FILLE ET L'ARAIGNEE de Ramon & Silvan Zürcher

https://www.youtube.com/watch?v=OGXBNXk_pUE

mercredi 22 décembre 2021

Le Diable n'existe pas (et Dieu regarde ailleurs).

 


Et si le diable n'existe pas, une question ne se pose pas un seul instant au pays des ayatollahs, du voile obligatoire et des milices coraniques: Dieu existe-t-il ? C'est, en creux, ce que l'on pourrait se demander devant le dernier film de Mohammad Rasoulof, lui-même assez peu en odeur de sainteté dans son pays: ses films sont invisibles en Iran où il a d'ailleurs  écopé d'une peine de 6 années de prison (il en a fait une), ce qui a fait de lui à l'instar de son collègue Jafar Panahi, un réalisateur-star à l'internationale.

Fêté au Festival de Berlin en 2020 où il a décroché l'Ours suprême, Le Diable n'existe pas nous raconte sous la forme de quatre histoires indépendantes quatre destins bouleversées, quatre vies assassinées pourrait-on même dire par la peine de mort, toujours en vigueur dans le pays. On savait après avoir vu cette année le très noir La loi de Téhéran qu'on y exécutait les criminels à la chaîne là-bas, par pendaison, bien souvent sous la forme d'exécutions collectives selon une mécanique pour le moins glaçante et impersonnelle: un levier à activer et ce sont dix cous qui se brisent en même temps.


Le premier segment du film raconte d'ailleurs cela, selon un cheminement qu'on ne voit pas vraiment arriver. Au passage, on ne dira jamais combien ne rien savoir d'un film avant de le voir reste un bienfait: quand on découvre que ce brave père de famille aimant et attentionné, un brin nounours sur les bords qu'on vient de suivre dans son train-train familial travaille comme bourreau à la prison centrale (quatre exécutés dont on n'apercevra que les pieds qui se secouent dans le vide, jets de pisse et ultimes convulsions), c'est un seau d'eau glacée qui nous tombe sur le coin de la figure.


Ce premier film dans le film, proche cousin du fameux Tu ne tueras point de Kieslowski, n'est en rien aussi surprenant et horrible que ce qu'on nous apprend dans les trois films suivants, à savoir que les jeunes conscrits (21 mois de service militaire obligatoire) peuvent tous, sans exception, être un jour appelés pour exécuter un condamné. Une démocratisation, en quelques sortes, de la tâche la plus horrible du monde, qui renforce au passage ce que nous savons déjà  de la nature humaine, à savoir que nous pouvons toutes et tous être dressés à la caresse comme à la baguette pour exécuter les basses oeuvres de pouvoirs qui ne veulent pas se salir les mains. Un criminel pendu = trois jours de perm' offerts ! Un refus d'obtempérer = temps de conscription doublé !


Les trois films suivants explorent avec pas mal d'ingéniosité scénaristique et un sens du mélodrame bien ajusté ce mécanisme terrible qui élève en son sein de véritables assassins. On refuse de s'y plier et on fout en l'air toute sa vie future, on déserte la caserne et on finit ses jours comme un paria, on obéit et la culpabilité vous revient comme un boomerang en pleine figure. C'est le troisième segment du film, le plus tiré par les cheveux et le plus sentimental sans doute, qui a toutefois la bonne idée de confronter conscience politique et grands sentiments au détriment des seconds, faisant sortir les personnages d'un système honni avec la conscience de porter ce fardeau toute leur vie plutôt que de ployer l'échine: nul doute qu'au vu du parcours de Mohammad Rasoulof, cela tient pour lui de la profession de foi.


Quoi qu'on pense des qualités formelles du film, de ses temps un peu bavards, de ses manières un peu désagréables de faire jouer le suspense sur la révélation des petits secrets des personnages, de jouer sur nos attentes en même temps qu'il cherche le meilleur angle d'attaque pour nous émouvoir de tous ces malheurs, on admettra tout de même que cela fait deux fois cette année, après La loi de Téhéran et ses millions de camés, que le cinéma iranien n'y va plus par quatre chemins ni circonvolutions ouatées pour nous révéler la misère morale de ce pays de cinglés, peuplé de gens admirables.

Quant à savoir si Dieu existe, on n'en saura toujours rien. Le Diable, lui, qui travaille sans cesse a faire croire qu'il n'existe pas comme chacun le sait, Mohammad Rasoulof lui donne un nom à défaut d'un visage, sans jamais le nommer, ce même état islamique d'Iran qui ne veut plus que le cinéaste travaille en son nom, ni le voir en peinture. Pour un artiste il s'agit là, au moins, plus qu'une consécration, d'une belle victoire morale.

lundi 13 décembre 2021

Memoria, un Weerasetakhul à oublier ?



 Le cinéphile a parfois de bêtes attitudes de sportif de haut niveau: qu'il prononce correctement, à toute vitesse et plusieurs fois de suites le nom d'Apichatpong Weerasetakhul et ça y est: il se sent expert en la matière. Or, être un spécialiste du travail de "Joe" (c'est son surnom) n'est pas donné à tout le monde, ni de tout repos: il faut avoir vu ses nombreux court-métrages, ses documentaires, ses grands films et visité, aussi, certains musées où il expose des installations énigmatiques (dit-on), avoir vu tout ça donc, et avoir tout bien réfléchi.

Votre serviteur a bien vu un ou deux court-métrages, tous ses longs à l'exception de Haunted houses, son tout premier, et il n'a pas tout compris, il peut bien l'avouer. Même dans les deux films que je préfère de lui, Oncle Boonmee et Cemetery of splendour, il y a toujours quelques endroits où on s'enfonce, sans rien à quoi se raccrocher et d'où on ne ressort pas, en attendant la scène suivante.

Pourtant le cinéma de "Joe" n'est pas systématiquement difficile. Il suffit de se laisser porter, d'accepter quelques principes étranges, des systèmes narratifs pas très éloignés du cinéma fantastique classique qui voit se croiser le monde des vivants et des morts, du passé et de l'avenir, des sensations et du souvenir. Certains films de Lynch vont beaucoup plus loin dans l'insensé et le bizarre mais le rythme chez "Joe" n'est pas aussi frénétique. C'est un contemplatif et les cinéastes contemplatifs ne plaisent pas souvent au grand public.


Je ne saurais dire en quoi, à mes yeux, Memoria marque un bref recul par rapport à ses films précédents, car on on y retrouve tout ce qu'on y a aimé. Une base intrigante (Tilda Swinton qui semble être la seule à entendre un bruit assourdissant comme en provenance du centre de la Terre), des cadrages magnifiques, de longs plans-séquence où l'attention se porte autant aux dialogues qu'à ce qui se déroule de plus anodin en arrière-plan, ces "breaks" narratifs autour d'un orchestre de jazz, des danseurs de rue, une séance de travail passionnante dans une salle de régie où un technicien "reproduit" le fameux son à partir des descriptions approximatives que Tilda lui en fait et, bien entendu, les 3 ou 4 spectateurs qui se barrent avant la fin, n'en pouvant plus.

S'il y a quelque chose de commun à toutes les fictions de "Joe", c'est qu'il ne croit pas forcément en ce que l'Humain est au centre du monde, ni qu'il fait partie d'un tout comme pourraient le faire croire quelques admirateurs de son cinéma qui voient dans son travail des réminiscences de spiritualité animiste. Je verrais plutôt qu'il place l'homme comme un vecteur entre ciel et terre, entre les morts et les vivants, entre le tangible et ce qui ne se voit pas, l'invisible et l'impensable. C'est pourquoi sans doute certains trouvent, malgré ses qualités formelles, que "Joe" pratique un cinéma de curé en quelque sorte... Et c'est vrai que peut-être le religieux n'est pas tout à fait étranger à son travail.


Avoir choisi de faire jouer son personnage principal non plus par la formidable Jenjira Pongpas (la vieille dame de Cemetery of splendour, à la douceur paisible si réconfortante) mais par une star anglo-saxonne est peut-être un premier faux pas: Jenjira Pongpas pouvait jeter un trouble entre documentaire et vraie fiction, Tilda Swinton sûrement pas. Là où le film -à mon sens - s'écroule, c'est lors de la rencontre avec ce villageois au bord de la rivière. Il est hypermnésique, ne sort jamais de son train de vie routinier "pour ne pas avoir à me souvenir de trop de choses", et ne rêve jamais. Elle est insomniaque et son corps hypersensible semble percevoir tous les frémissements du monde. 

De cette confrontation arrive la séquence sans doute la plus décevante de tout le cinéma de "Joe" (chez un autre, elle serait sidérante), comme s'il avait tenu absolument à en enlever une couche de mystère. Car le problème de Tilda n'est pas une maladie cachée, un don ou une fatigue de sa psyché: le final de Memoria en ferait presque un vulgaire super-pouvoir...


Et on y arrive, il y a surtout ce plan impardonnable, digne des plus mauvais Terrence Malick (que je déteste depuis Tree of life) et, vraiment, on ne s'attendait pas à trouver ça dans un film de "Joe".

Par ailleurs, comme le film navigue sans cesse entre rêverie, fantastique et scènes plus triviales, ce sont ces dernières qui révèleront au mieux, au final, mon humeur sur ce film. C'est lorsque la toubib plutôt circonspecte quant aux "troubles auditifs" de Tilda parvient à lui faire admettre qu'au fond, ce qu'elle voudrait c'est une ordonnance de xanax (j'en ai calculé deux qui ont rigolé comme des folles au fond de la salle à ce moment-là, les nerfs sûrement).



C'est aussi et surtout, lorsque Tilda Swinton face à Jeanne Balibar qui incarne ici une anthropologue qui, elle, travaille sur du concret, sur des dépouilles humaines de 60000 ans découvertes lors de la construction d'un tunnel, lui récite un court poème qu'elle vient de composer. Quand la scientifique lui demande entre deux bouchées de pizza "C'est tout ?...", on en est à se dire qu'on aurait aimé poser la même question à "Joe" sur son dernier opus, dans lequel il en dévoile beaucoup plus sur ses "trucs" qu'il ne nous éblouis par la grâce habituelle des ses mystères. Et c'est bien la première fois.

Gardons-nous pourtant de prétendre que Memoria est un ratage complet, soyons prudent. Il ne fait aucun doute qu'un deuxième visionnage remettra tout cela en question (mais pas tout de suite hein, dans quelques années peut-être... ) On était venu là, dans cette salle de cinéma, pour une expérience sensorielle unique, comme il nous y avait habitué, et finalement elle arrive de la plus simple des manières: le bruit de cette pluie tropicale qui accompagne pour toute musique de film le générique de fin. C'était peut-être ce qu'on était venu chercher mais lorsque cela arrive, c'est un peu juste, et un peu tard.

jeudi 9 décembre 2021

Compartiment n°6, drôle d'endroit pour une rencontre.

 



Il fallait bien un bouche-à-oreille flatteur pour que je me décide à aller jeter un oeil à ce Compartiment n°6 puisque j'avais trouvé certes sympathique le précédent film de Juho Kuosmanen (et premier long-métrage) Olli Mäki, sans que cela ne me tourneboule non plus. Mais il y avait déjà dans cette fable aigre-douce, - l'histoire d'un boxeur qui préférait vivre son grand amour plutôt que de tout sacrifier à son sport - quelque chose qui me parlait bien: l'amour plutôt que la gloire, la vie plutôt que la soif de vaincre.

Adapté d'un roman de Rosa Liksom, Compartiment n°6 se passe effectivement dans ses deux bons tiers à bord d'un train qui emmène son héroïne de Moscou à Mourmansk, direction plein Nord, où se trouvent de fameux pétroglyphes que cette étudiante en archéologie rêve de voir. Merveilleux exercice de style que d'enfermer un film dans un train, on le sait depuis certains films de Hitchcock, Kawalerowicz ou Fritz Lang. 

Le voyage commence mal: on colle Laura qui a déjà un peu le bourdon d'avoir du abandonner son amoureuse, avec un jeune type bourré aux allusions pas bien finaudes et au langage corporel quelque peu agressif. La cheffe de wagon n'a pas l'air bien aimable non plus bref: tout cela s'annonce pénible.

On le voit arriver de loin et cela arrive vite: ces deux-là, finalement vont vite apprendre à se connaitre, à s'apprécier, et au-delà. Le franc-parler sans filtre de Ljoha tout comme sa gentillesse d'éternel gamin finiront par toucher l'étudiante finlandaise qui ne mettra pas longtemps à cesser de se moquer du manque de jugeotte et de culture de son compagnon. Si les voyages ont de tout temps avivé certains dictons aux vérités plus ou moins fondamentales, on pourra bien les égrainer ici: ils forment la jeunesse c'est vrai, ce qui compte ce n'est pas le but mais tout ce qui se passe pendant, c'est en vivant ensemble de mêmes événements qu'on apprend à se connaitre, mais bien sûr, tout cela est entendu.


Il y aura bien un imbécile un peu imbu de lui-même dans ce salon moscovite, au tout début du film, où se déroule une fête bien arrosée et où cela balance de la citation littéraire à tout-va, pour prétendre que ce qui importe dans le voyage, c'est le départ. Tout comme la copine russe de Laura, qui semble l'oublier de plus en plus au fil des kilomètres qui les séparent, ce cénacle d'"amis" en tous genres aura vite fait de ne plus faire le poids contre les résolutions fermes et toujours terre-à-terre de Ljoha, son don de soi sans calcul. 

Compartiment n°6 attire immédiatement la sympathie parce qu'il se joue des clichés et des a-priori, notamment sur ces russes aux haleines alcoolisées, aux mauvaises manières et aux trognes échappées du bagne: la babouchka qui picole dans sa petite barraque est une femme très drôle et chaleureuse, deux types qui fabriquent de la vodka dans leur garage vous refilent deux bouteilles juste pour faire plaisir, et le touriste finlandais qu'ils croisent, avec sa bonne bouille de premier de la classe et sa guitare en bandoulière est en réalité un petit bâtard.


C'est un feel-good movie, si on veut, mais où est le problème ? Même cette fin, si drôle et si triste, absolument superbe, dont on se demande comment elle va arriver (car on la voit venir) témoigne de toute l'attention portée par le cinéaste à ses personnages, comme de l'affection que ces deux-là se porteront, - on le pense sincèrement - jusqu'à la fin de leurs jours.




C'est ce qu'on demande à un film même lorsqu'il semble ne jamais sortir de ses rails: des scènes comme celle de l'étreinte entre Laura et Ljoha qu'on attendait pas comme ça, ou cette tempête qui arrive avec eux qui s'amusent comme des enfants dans les bourrasques. Avec ces deux comédiens "au naturel" qui touchent vraiment juste, Seidi Harlaa et Yuriy Borisov, et un auteur qui se débarrasse vite de toute tentation cynique (le cynisme était bien dans l'oeil de Laura en découvrant Ljoha mais cette lueur disparaitra bien vite, abandonnée dans les salons intellos de Moscou) on finit par se dire qu'un film comme ça, qui fait autant de bien sans user des grosses ficelles habituelles, on n'en avait pas vu depuis longtemps.

samedi 4 décembre 2021

La pièce rapportée (des ultra-riches gaussons-nous donc un peu, que diable).

 



Au pays de Dany Boon et de Gad Elmaleh, nous avons aussi Antonin Pertjako. Ouf. Adepte d'un comique de situation qui trouve sa source dans la caricature sociologique toute droit sortie d'une bande-dessinée, Pertjako serait peut-être, pourquoi pas, au croisement incertain de l'humour tarte-à-la-crème signé Gotlib et du comique  franchouillard qui n'a peur de rien. Où qu'on le place au coeur de ce prisme incertain une chose reste certaine: son cinéma colle la patate.

Cinq ans après La loi de la jungle qui réactivait le film d'aventure à la Philippe de Broca en mode ultra-speedé et très idiot, La pièce rapportée nous arrive tout pimpant en remettant direct ses gros sabots dans le plat. Il faut être bien installé et ne pas avoir peur lors de la première scène (une chasse au sanglier avec gilets jaunes abattus dans le dos), ne pas s'enfuir en courant car la suite sera bien meilleure. 


Cette pièce rapportée ce sera donc Ava (Anaïs Demoustier, fraîche comme une première fleur de printemps, comme à son habitude), jeune fille de rien dont tombe amoureux Paul Château-Têtard (Philippe Katerine), héritier d'une richissime dynastie qui a fait son beurre pendant l'Occupation, a fait affaire un temps avec Pinochet, et qui sabre le champagne à l'annonce de la fin de l'impôt sur les grosses fortunes au Journal Officiel. Paul est un gentil garçon qui s'amuse beaucoup avec ses jeux sur son smartphone, sèche les conseils d'administration, et demeure à son âge sous la coupe d'une mère pas commode (Josiane Balasko, impériale).


Quand le gentil Paul manque sa correspondance à cause d'une grève de taxis ("on nous prend en otages !" couine-t-il), il appelle sa mère en villégiature à Antibes: "Maman, j'ai raté l'avion." et vlan, premier fou-rire, sans crier gare. On ne dira jamais assez combien la mécanique du rire peut être d'une sophistication insensée, autant qu'elle répond à la réflexologie nerveuse la plus débile. Pertjako sait fonctionner sur ces deux tableaux, il faut voir cette séquence inouïe où les personnages discutent alors qu'en toile de fond, sur un poste de télévision, on suit l'interview hilarante d'une contrôleur de la RATP très typé reubeu se faire interviewer après avoir neutralisé un poseur de bombe dans le métro et désactivé lui-même le système d'allumage, et s'énerver parce que le journaliste ne comprend pas comment il a pu savoir s'y prendre pour désamorcer une bombe. On se croirait presque chez Blake Edwards.

L'air de rien, la comédie à la mode Pertjako érafle beaucoup de choses. Ce monde des ultra-riches, il ne l'épargne en rien et fait feu de tout bois. On y parle de ruissellement, d'Etat providence, de fiscalité évasive, de dictatures qui s'arrangent bien avec l'entreprenariat (on appelle ça: la liberté), de génétique avantageuse des riches et de génétique désastreuse des pauvres, on préfère ne pas parler des gilets jaunes ni des gens de couleur (deux candidats noirs à l'embauche invités à virer de là vite fait), et maman songe un temps faire interner sa bru parce qu'elle ne lui revient vraiment pas. La France éternelle est toujours bien là.


Les contours politiques de La pièce rapportée ne prêtent vraiment pas à confusion: la charge est tellement outrancière qu'elle met en plein dedans. C'est la fameuse chasse à l'éléphant coincé dans un couloir; tiré au bazooka. La caricature était immanquable, elle crève les yeux, elle était déjà là. Une fois ceci constaté, il faut voir combien Pertjako semble traiter par dessus la jambe le volet vaudeville de son histoire. Détective privé aux trousses de la jolie Ava, adultère dans les grands hôtels, quiproquos champêtres pour finir à poil dans un étui à violoncelle, le tout rythmé par une foule de détails récurrents qui n'ont rien à faire là (cette sportive omniprésente dans le parc de Bagatelle qui n'arrête pas de faire ses étirements au fond du plan), autant dire que le cinéaste se moque éperdument que le scénario soit aussi bien huilé que son sens du cadrage et du rythme. 


Blake Edwards toujours: mieux vaut sacrifier un film tout entier plutôt que manquer un bon gag, un peu comme on peut foutre en l'air tout un discours pour un seul bon mot. A cette époque d'efficience exigée et de rentabilité quoi qu'il en coûte, saluons le style pétaradant de Pertjako, son sens du rythme, sa haute moralité politique, sa direction d'acteurs - tous excellents - malgré ces défauts visibles comme son nez de clown au milieu de la figure et sans doute, aussi, un peu grâce à ça.

En cette période de morne grisaille et de stupidité pré-électorale généralisée disons-le tout net: c'était bien le film qu'il fallait pour remonter (un peu) la pente, le moral, enfin tout ça, quoi.

jeudi 4 novembre 2021

Illusions perdues, un Balzac de retrouvé

 


Disons-le d'emblée: le cinéma de Xavier Giannoli m'est assez indifférent. Tout en comprenant qu'on puisse y voir des thèmes récurrents (les arrivistes, les mythomanes, les as de la poudre aux yeux), signe selon beaucoup d'un véritable auteur, j'ai du mal à être surpris par ses films, dont je vois souvent venir les intentions de trop loin.

Qu'à cela ne tienne, avec Illusions perdues on les connait déjà, les intentions. Grand roman sur l'ambition dévoré toute crûe par le Paris méphitique de la Restauration, de l'appétit insatiable d'un jeune poète de province sûr de son talent - car il en a - et qui devra les troquer contre celui, plus facile mais ô combien plus amusant et rémunérateur, de langue de pute dans la presse à opinion. 

C'est génial Balzac, c'est comme La Bruyère, ça colle à toutes les époques, ça se conjugue à tous les temps. Pour décrire les moeurs de la presse parisienne d'alors, il suffit d'une voix-off très omniprésente, pour nous dévoiler les arcanes de ce monde de concussion et de faux derches aguerris, seulement attachés à satisfaire leurs actionnaires, - déjà -, à ratisser les éditeurs et les directeurs de théâtre pour dire du bien de ce qu'ils font, à partager leurs fiancées avec des gros industriels généreux. 

Le XIX° siècle de Balzac, c'est notre époque à nous: médias assis-la-patte-couché, sugar-daddies et tutti quanti.

C'est Jean-Do de Lencquesaing, très à l'aise dans son rôle de patron de presse à moralité girouette tournante, qui donne la leçon au jeune Rubempré, qui apprend vite: "Comme disent les Anglais, le libéralisme, c'est un renard libre lâché dans un poulailler libre". Ailleurs on peut entendre un autre fin observateur des moeurs de son temps prédire un très amusant "Vous verrez qu'un jour, il y aura des banquiers dans ce gouvernement."


On sait gré à Giannoli de nous faire entendre cet écho pénible à notre pénible époque, on est aussi assez ravi de ce bel aéropage de vedettes bien de chez nous (québecois et belge inclus) qui nous régale de ces répliques si bien pensées et de ses personnages si bien écrits. Avec mention pour le Jean-Do susnommé et une Jeanne Balibar royale en reine des pestes à la Cour (note à moi-même: penser à éclaircir ce mystère qui me fait penser au jeu de Louis Jouvet à chaque fois que je m'épate du sien).

On lui sera moins gré de cette enfilade de tableaux au décorum surchargé, qui dégobille jusque hors du cadre de dorures, drapés pourpres, gilets fleuris, moulures d'angelots au plafond, plumes de paon, bouquets de fleur partout sobriété nulle part et qui finissent par faire mal au crâne. Quand l'intrigue va prendre l'air, trop rarement, dans les campagnes du Limousin, on se met à mieux respirer et à se décrasser les yeux, enfin. Idem lorsque les huissiers finissent de vider les meubles et la déco rococo de l'appartement de Lucien et de sa chérie: ça a son charme les murs nus craquelés de vieux plâtre. Mais  c'était, c'est vrai, le mauvais goût de l'époque.


On dira que le bon goût moral de Giannoli finit par prévaloir sur le reste, mais c'est la deuxième fois qu'on le surprend à donner dans le tape-à-l'oeil vulgaire et clinquant (Marguerite, c'était déjà un peu ça) même si c'est pour la bonne cause.


Tout comme le J'accuse de Polanski, on pourra taxer Illusions perdues de film pour sortie scolaire. C'est vrai qu'il y a dans ce cinéma une vague réminiscence de cette "qualité française" très années 50 tant moquée par la suite mais qu'il faut savoir regarder pour ce qu'elle est: un signe des temps. Mais le propos de ces films-là garde le taux d'acidité qu'il faut pour nous faire voir ce qu'il faut apercevoir, à savoir que si ces drames d'un autre siècle rencontrent un écho si désagréable aujourd'hui, c'est que notre évolution et nos progrès ne sont que des leurres.

La comédie humaine, quoi.

dimanche 31 octobre 2021

Julie (en 12 chapitres), girouette solitaire


On ne va pas mégoter plus longtemps: tout le monde sait bien que le très sympathique Joachim Trier tient son étiquette de cinéaste important par la grâce de son deuxième film, Oslo 31 aout, portrait saisissant des dernières heures d'un jeune homme qui ne trouvera pas de raison valable pour ne pas en finir avec la vie.

D'où la présence cette année encore du cinéaste norvégien à Cannes, tout comme son poussif Back home en 2015, pour cette chronique légère et un peu triste des années les plus importantes de la vie d'une jeune femme belle et intelligente qu'on va pouvoir suivre sur quelques années. Julie se regarde avec un vrai plaisir, et son découpage en 12 chapitres (+ un prologue et un épilogue comme nous le souligne le générique) annonce tout de suite la couleur: ce scénario très bien organisé traitera des moments les plus décisifs de la vie de Julie qui, - justement c'est une aubaine - a beaucoup de mal à suivre un cursus universitaire jusqu'au bout (bien qu'elle soit brillante en tout, elle ne terminera ni sa médecine, ni sa psycho, et se lancera dans la photo) et finit toujours par planter ses histoires d'amour sur d'insolites coups de tête.

Car il fallait bien trouver un défaut à cette jeune femme si parfaite, ainsi qu'un moteur à un film finalement sans grand contenu. Le film est si bien découpé, si bien rangé pourrait-on dire que le style de réalisation de Trier (et de style, Trier n'en possède pas vraiment) change de tempo et parfois d'esthétique selon les moments. Pour le meilleur, une belle séquence de fuite éperdue dans un Oslo suspendu (et encore une fois, Trier filme sa ville d'une façon merveilleuse), où tout s'arrête et se fige comme si quelqu'un avait appuyé sur "pause", à l'exception de Julie qui court vers un nouvel amoureux. Pour le pire, une scène de séparation qui cherche à s'emballer toute seule en mimant un style Cassavetes tremblotant, caméra à l'épaule et personnages gesticulant dans tous les coins. Il y aura aussi une scène de bad trip sous champis, dans un style néo-psychédélique qu'on n'avait plus vu depuis longtemps mais aussi, quand même, de grands moments.


Aussi la belle séquence entre Julie et Eivind dans une fête de mariage sur le mode "on se séduit à fond mais on n'y va pas, car on est fidèles à nos légitimes", qui culmine dans une irrésistible scène où chacun regarde l'autre pisser. Avec certains moments qu'auraient pu filmer le jeune Carax, en son temps.

Le film porte en lui un désir si profond de dramaturgie qu'il finit par se pendre à la corde du mélodrame qu'il s'échinait en secret à tendre derrière notre dos (la maladie et la mort de son ex) qui finit par résoudre, tout comme sa fausse couche qui survient simultanément au décès d' Aksel, tous les atermoiements de notre héroïne. A ne pas pouvoir choisir entre Eivind et Aksel aussi bien qu'entre vouloir un enfant ou pas, rester ou partir, le hasard qui parfois fait très bien les choses tranchera à la place de sa perpétuelle indécision.

J'ai croisé quelque part un article moquant le côté Bridget Jones intello de cette chronique douce-amère, mais j'ai plus songé quant à moi à une sorte de Monsieur Jean au féminin, à du Dupuy-Berberian d'aujourd'hui. Le coeur secret de Julie reste sans doute son histoire d'amour imparfaite (elles le sont toutes) avec Aksel, de 15 ans son ainé, dessinateur de comics underground à la Gilbert Shelton qui s'est fait un nom grâce à un personnage sans foi ni loi qui tire tout ce qui porte jupon et petite culotte. Julie, femme de son temps, assistera dans une salle de sport (bien dans son corps, bien dans sa tête donc) à la prise de bec entre une journaliste féministe très vindicative, et un peu bornée et Aksel qui essaie de faire comprendre la différence entre lui et sa créature de papier, entre ses intentions et l'agressivité sexuelle de son héros si peu respectueux des femmes.


Ici, le film met le doigt sur ce qui a changé dans nos rapports amoureux et certains de nos principes moraux en à peine dix ans. On ne peut plus être fidèle, comme Aksel, à des idées, à un personnage, à une manière de vivre. Il faut, comme Julie, changer, "bouger" tout le temps. Dans un très beau monologue, Aksel raconte à Julie comment il aimait "posséder" les objets de culture et de connaissance. Les vidéos-club, les disquaires, les bd d'occasion "pour les avoir sous la main tout le temps". Julie n'a jamais connu ça, et l'écoute alors comme une petite fille. Aksel n'aura plus à s'adapter à quelque changement que ce soit et Julie, dans l'épilogue programmé dès le début par son réalisateur si bien ordonné, aura fait le choix de vivre seule. 

Ce n'est pas la fin de l'histoire pour elle, évidemment, mais c'est la morale du film, limpide: de toute façon, on finit toujours seul(e).



mardi 26 octobre 2021

Les amants sacrifiés (tromper, c'est aimer)

 


C'est un mariage dont on était en droit d'attendre le meilleur, et ça n'a pas manqué. La rencontre entre Kiyoshi Kurosawa, sans doute le plus grand metteur en scène de sa génération, et Ryusuke Hamaguchi à l'écriture n'a pas accouché d'une souris. Le contraire nous aurait vraiment étonné. Du second, il faut garder en tête l'écriture sophistiquée de ses films, Asako 1&2, Senses et le récent Drive my car pour appréhender ce film à sa juste valeur: la mise en scène classique proposée par le réalisateur de Shokuzai étant là pour libérer toute notre attention sur un véritable mélodrame, qui flirte avec le roman d'espionnage, en raconte beaucoup sur l'histoire coupable du Japon de cette époque et s'avère être, au final, une superbe histoire d'amour.

Kurosawa l'aurait composé seul qu'on aurait guetté aux quatre coins du cadre le détail qui cloche, la menace qui rôde, la trajectoire narrative prête à se tordre. Mais non, car ici il se met au service d'une histoire aux apparences simples, mais aux rouages plus compliqués que prévu. Le film n'en finit pas de se prendre lui-même à contre-pied, et nous avec, dans une sorte de mouvement continu à la fluidité merveilleuse qui nous prend dans ses pièges, l'un après l'autre, sans effets ni esbrouffe. 

A la possibilité d'un drame de l'adultère banal entre Mr Fukuhara et une femme rencontrée lors d'un voyage d'affaire succède la possibilité d'une liaison entre madame et un jeune militaire, qui fut un ami d'enfance. Puis le meurtre de cette femme fera suspecter Fukuhara et son neveu, avant qu'on n'apprenne qu'il s'agissait d'une infirmière témoin des atrocités commises par l'Armée japonaise en Mandchourie, et qui a fait passé des documents compromettants avec elle.


De rebondissement en rebondissement, le film nous fera penser que Fukuhara est sans doute un espion, que sa femme est prête à le trahir pour sauver l'honneur du pays et leur situation, avant qu'on ne s'aperçoive qu'il s'agissait d'une manoeuvre destinée à tromper la police militaire. De mensonge en fausse trahison, de menu larcin en fausse divulgation de vrais/faux documents, le couple va alors amorcer un jeu subtil, qui ne s'arrêtera plus, où il s'agira avant tout de tromper l'autre pour mieux le sauver. 

Les amants sacrifiés (dont le titre français évoque celui d'un des plus beaux films de Mizoguchi, autre grande histoire d'amour qui finit très mal, Les amants crucifiés) commence immédiatement sur des malentendus. Le britannique avec qui Fukuhara est en affaire est arrêté par la police militaire qui le soupçonne de faire de l'espionnage (nous sommes en 1940), chose que Fukuhara juge douteuse, avant qu'au fil de l'intrigue, cette possibilité ne paraisse moins absurde. Quelles sont les activités de Fukuhara au juste ? D'abord, on le croit producteur de cinéma (il réalise des films... d'espionnage où il met en scène sa femme et son neveu) avant de se rendre compte qu'il travaille dans l'industrie de la soie, et que son activité de metteur-en-scène n'est qu'une sorte de hobby familial.


D'autres se seraient vautré dans cet effet de miroir à double face (la vie d'un espion rêvant son épouse en Mata-Hari de série B.) mais si cette bobine de film aura sa fonction primordiale au cours de l'histoire (sa substitution par une autre, compromettant le Japon est pouvant provoquer l'entrée en guerre des Alliés), elle n'est qu'un élément comme un autre dans le jeu subtil auquel se livrent les deux époux, contre eux-mêmes (pour se sauver) et contre leur pays. Il faudra aussi compter sur un plateau de jeu d'échecs renversé, sur des rouleaux de soie, sur un coffre-fort puis sur un autre, sur un document incriminant le Japon pour crime de guerre (l'inoculation forcée du bacille de la peste à la population chinoise, histoire vraie) et sa copie, traduite en anglais.


Tout est double dans le film de Kurosawa ce qui tend à prouver que nous sommes bien dans un film d'espionnage dans lequel, comme chez Eric Ambler ou John Le Carré, il faut savoir ne pas se montrer trop dupe des apparences, et anticiper ce qui nous est caché. Dans un des moments les plus incroyables et des plus cruels du film, Fukuhara rapporte des bureaux de la police militaire les ongles qui ont été arrachés à son neveu pour les montrer à sa femme, qui l'avait balancé. Sa réaction, faite autant d'indifférence feinte que d'un fatalisme convaincu, le sidère autant qu'elle ne lui fait comprendre le double-jeu auquel elle s'était livrée pour le sauver, lui. 

A la toute fin du film, elle expliquera au médecin éberlué venu lui rendre visite dans l'hôpital psychiatrique où elle est internée qu'ici il lui suffit d'être normale pour être jugée plus folle que les autres. Une constatation dans le continuum de ce régime du vrai pour le faux (et vice-versa) qui vaut aussi pour juger l'état moral, et mental, d'un pays littéralement dérangé. 

Ainsi voit-on naître, sous nos yeux comme dans le regard soudain émerveillé de son époux, une héroïne de film d'espionnage, une guerrière aussi résolue que son mari.


Le film fait beaucoup penser au Lust, caution de Ang Lee pour son contexte historique bien sûr, et la qualité de son travail de reconstitution. Notons qu'il est rare de voir Kurosawa utiliser un budget aussi conséquent, lui qui est souvent habitué aux productions un peu cheap desquels, pourtant, il arrive toujours à tirer des films saisissants. La ressemblance entre les deux ne s'arrête pas seulement à l'époque et au genre, ils nous racontent tous les deux la duplicité de rapports amoureux, bousculés par la guerre et les menaces policières. Cette histoire de couple marié ne cessant jamais de se mentir et de se doubler pour mieux s'épargner n'est pas moins cruelle que la triste épopée de cette étudiante chinoise couchant avec le chef de la police d'occupation malgré l'apparition de troubles sentiments.


On ira même jusqu'à dire que la cruauté assumée des amants chez Ang Lee et le système de duplicité établi de manière tacite entre les époux Fukuhara sont les deux variantes subtiles d'un même jeu d'intensité amoureuse très ouvertement masochiste.

Les histoires d'amour, en général, finissent très mal en temps de guerre.

Reste qu'il est rare qu'un film japonais aborde de manière aussi frontale les crimes contre l'humanité commis par l'armée sous Hiro-Hito, et cela n'est pas le moindre de ses mérites, ni son double-fond le plus anodin. Grand film.


(n.b.: on jugera inapproprié la façon cavalière qu'ont eu les anglo-saxons de baptiser ce film Wife of a spy puisqu'entre autres choses absolument incertaines, Mr Fukuhara n'en est sûrement pas un, d'espion. Cette façon d'accoler des certitudes à un film qui en est autant dépourvu est quand même assez drôle. A moins que ce ne soit du second degré, of course)

dimanche 24 octobre 2021

Tralala, et voilà.


 Il faut être bien détendu du gland pour envisager, comme viennent de le faire les frères Larrieu, une comédie musicale chantée live de bout en bout. Car dans le cinéma français d'aujourd'hui comme d'hier, il n'y a pas de concurrence qui tienne - à quelques exceptions près, bien connues - avec l'américain, qui nous a remis le truc au goût du jour il n'y a pas si longtemps avec le craquant La-laland, voire d'autres comédies musicales beaucoup plus grotesques. 

A Hollywood, comme on ne fait pas les choses à moitié, on coache la star, on fait transpirer la vedette, on lui refait les pecs et lui apprend à faire le grand écart avec un sourire rempli de dents scintillantes. Il y en a bien un, dans ce casting de bric et de broc, qui aurait pu se la jouer Fred Astaire, c'est le clown-acrobate Denis Lavant. Mais comme il le signale d'entrée de jeu: passée la cinquantaine, ça devient compliqué.

Les Larrieu s'en foutent de tout ça, et quand Mathieu Amalric amorce quelques pas chassés dans les ruelles de Lourdes en compagnie de nonnes frémissantes, ce n'est pas Ryan Gosling ni Hugh Jackman du tout, du tout, du tout. Le film de préparateur physique, ils s'en fichent et ça tombe bien: nous aussi. 




Détendus du gland, ils le sont aussi au niveau scénario, et ça n'est pas la première fois. Ni la dernière, on l'espère. A l'exception de l'assez noir L'amour est le crime parfait, tiré d'un polar de Djian qui reste le seul de leurs films à froncer légèrement des sourcils et à tenir sur un script bien charpenté, leurs films filent le parfait amour avec le dérisoire le plus total et une approximation psychologique bienvenue. Car ce qui les intéresse, c'est l'émotion, ainsi que ce qui fait mouiller et bander. La vie, quoi.

Car leurs films sont bandant, c'est un fait. Mouillant je ne sais pas, ça ne se dit pas encore trop. De Sabine Azéma toute chamboulée qui vient de voir l'ours dans Le voyage aux Pyrénées aux deux couples surpris dans le noir par leurs penchants échangistes de Peindre ou faire l'amour, il y a toujours de quoi se tripoter un peu dans leur cinéma, sans parler d'Amalric galopant quéquette en l'air dans les rues de Paris des Derniers jours du monde, ou du monologue exalté de Karin Viard dans 21 nuits avec Pattie où elle raconte par le menu sa libido exaucée par les assauts d'un bûcheron insatiable.


Dans Tralala, les poses sexy-rock-belle-mèche de Bertrand Belin, les culs nuls d'Amalric et de Mélanie Thierry suffiront bien au bonheur de tout le monde. Après, cela n'est pas tout. Bien entendu. Mais quelque chose se passe quand même entre les chansons composées par des qui ne sont pas des manches tout de même (Belin, Daho, Dominique A., Cherhal, Katrine), ces comédiens-là et une histoire abracadabrante de femme qui croit reconnaitre son fils disparu depuis plus de 20 ans dans ce clochard un peu musicien, attiré de la gare Montparnasse jusqu'à Lourdes par une jeune femme mystérieuse qui s'avère être sa fille. Quand je vous disais que le scénario et les frères Larrieu ça faisait deux.

Par quel miracle, alors, est-on ému, voire carrément triste quand le générique de fin arrive ? Quand le bien nommé Tralala joue des rames au milieu du lac ? Et pourquoi on chialait comme des idiot(e)s à la fin de Lalaland , vous en rappelez-vous au moins ? Parce que la vie, c'est juste rire, pleurer, bander et disparaitre. Et puis voilà. Et mouiller aussi, oui c'est vrai, pardon. 

Ben voilà, c'était du cinéma.

Lalala.