jeudi 2 juillet 2020

Trois solitudes, un solitaire.


Sur Joao Pedro Rodrigues, j'étais resté sur l'impression (très) mitigée que m'avait laissée L'ORNITHOLOGUE, avec sa première partie géniale et son final insupportable. Et sur le souvenir, surtout, de son incroyable O FANTASMA où on suivait les fofolles aventures d'un érotomane compulsif habillé comme Fantomette qui copulait avec ses tuyaux de douche et finissait dans une décharge. Rien d'aussi punk et radical dans ce très beau MOURIR COMME UN HOMME (2009) qui lorgne d'une manière plus manifeste du côté des grands mélodrames à perruque d'Almodovar.

Voici l'histoire de Paula (excellent Miguel Loureiro), artiste de cabaret travesti qui suit un régime pour changer de sexe. Paula n'a pas vu son fils militaire, qui la méprise, depuis des lustres et lorsque celui-ci revient c'est pour lui apprendre qu'il vient de déserter après avoir tué un homme. En fait, il a flingué un de ces coéquipiers lors d'une sortie d'entraînement après avoir baisé avec lui. Le très beau plan d'ouverture nous le montre se faire barbouiller amoureusement la figure de peinture de camouflage par son partenaire.

Paula gagne sa vie dans des tours de chant froufrou et paillettes, Paula entretient un jeune amant qui la vole régulièrement pour aller se fournir en came, Paula a mal aux seins car elle fait des rejets de silicone qui s'aggravent, Paula n'est plus toute jeune, Paula est malade.

On craint toujours avec Rodrigues qu'il s'égaye un peu trop, comme dans L'ORNITHOLOGUE, dans des contrées discursives faites pour nous planter au milieu du décor, mais pas dans ce film. Tout juste peut-on voir le passage où Paula et son ami se perdent en forêt pour se retrouver accueillis à bras ouverts par un couple de travestis assez étrange (l'une, qui se fait appeler Maria Bakker, se comporte comme une Coco Chanel qui déclame du Celan en allemand, et traite sa mutique compagne comme une servante), qui ont choisi de vivre loin du monde et du regard des hommes, tout juste peut-on appréhender cet endroit comme une percée vers une sorte de monde idéal, à l'abri des regards.

Terre d'accueil et écueil narratif illusoire, car MOURIR COMME UN HOMME achève sa course dans une belle courbe de chagrin et de douleur qu'on attendait pas aussi intense, et aussi proche du réel. Dans un final qui m'a fait beaucoup penser aux derniers plans du TEMPS QUI RESTE de Ozon, le film de Rodrigues nous redonne à voir, et à pleurer, les dernières répliques d'un carnage nommé sida.

Pour le coup, c'est sur l'émotion simple et brutale que le film nous arrache de notre siège: lorsque Rosario, le jeune amant de Paula, alors mourante, se promène avec leur chienne, et qu'il trouve l'animal tétanisé au pied d'un mur, Rosario la prend dans ses bras et lui dit: "tu es terrifiée, pas vrai ?". C'est étonnant ce que le cinéma peut faire, parfois, mais je vous jure que le regard que ces deux-là échangent alors (un homme et un animal) est un des plus beaux plans de deuil que j'ai jamais vu.

Joao Pedro Rodrigues, parfois insupportable maniériste, est un très grand cinéaste.

Echappée du format court que lui avait déjà consacré la mythique série belge Strip-Tease, madame la juge Anne Gruwez a eu les honneurs d'un long-métrage pour elle toute seule, et d'une sortie en salle, s'il vous plait. Il faut dire que madame la juge est un sacrée phénomène: grande femme au verbe haut et aux répliques aiguisées, il est certain qu'il en faut pour avoir à supporter tout ce qu'elle entend, et tout ce qu'elle voit de la misère humaine qui passe par son bureau.

NI JUGE NI SOUMISE (2017), signé Yves Hinant et Jean Libon nous la montre au travail et sur le terrain, un peu au naturel mais supposons que madame la juge, qui se sait filmée et fait très bien semblant d'avoir oublié la caméra (c'est le "truc" de l'équipe de Strip-Tease) est un peu m'as-tu-vue aux entournures, a l'habitude de s'exposer et n'a pas peur des apparences. Avec son nez en trompette, son accent belge de chez belge, ses doigts amputés qu'on finit par apercevoir à la fin du reportage, sa deudeuche et son franc-parler, il faut voir comment tout le monde frôle les murs sur son passage (secrétaires, avocats, prévenus et policiers) et comment elle mouche de belle manière des petites raclures qui ont vite fait de cesser de faire les malins devant elle.

Vendu comme le portrait d'une huluberlue, madame Gruwez est pourtant tout sauf une huluberlue. On y trouve, aussi, le profil d'une femme qui a sans doute hérité de tant de respect, voire de craintes de son entourage au prix d'une profonde solitude, que ces manières parfois brutes de décoffrage ont du mal à cacher. Entre deux vols à l'arraché, un petit trafiquant et un pauvre con qui bat sa compagne, entre deux points sur l'enquête crispante sur un assassin de prostituées qui leur filent entre les doigts depuis longtemps, la juge a une discussion hilarante avec une prostituée spécialisée en pratique S.M. qui lui raconte deux ou trois anecdotes qu'elle écoute bouche bée, avide de détails. Pour finir par conclure, face à son assistante interloquée: "j'aime bien cette dame, ce qu'elle raconte est passionnant, et c'est une belle personne".

Juge, c'est un métier, voire un sacerdoce. C'est aussi une manière de se mettre à hauteur des gens, de bien les écouter et les comprendre, avant de retrouver les hauteurs de sa fonction et de trancher. A condition bien sûr de n'avoir rien de grave à se reprocher, on veut bien aller se faire tirer les vers du nez par madame la juge, ça en fera des choses à raconter.

L'émission de Lamensch possède ce défaut rédhibitoire, et assez souvent pointé du doigt, de "suivre" des gens souvent peu armés contre le pouvoir des images, et qui n'ont pas l'air de se rendre compte des moqueries dont ils pourraient être les victimes (dont ils sont le plus souvent, à coup sûr). Avec madame Gruwez, pour une fois, ces reporters de l'extrème idiotie sont tombés sur plus fort qu'eux: en bêtise humaine, elle en connait bien plus que quiconque.


Revoir UN MAUVAIS FILS de Claude Sautet (1980) et re-pleurer un comédien dont on n'a pas fini de regretter les films qu'il n'aura pas tourné, d'abord, et puis reprendre en considération ce film-charnière dans la carrière du cinéaste, qui venait d'en finir avec le genre qui avait fait sa popularité (comment peut-on appeler ça aujourd'hui ?... ces films Schneider-Piccoli ?... ces films du début des désillusions familiales, amoureuses et sociétales ?), et qui est la première esquisse de ces portraits désenchantés de personnages seuls et perturbés, dont seul le pas très bon GARCON ! est un peu le contre-exemple.

Terrible de voir Dewaere dans un rôle d'ancien toxicomane qui cherche à se réintégrer dans le monde du travail et à se réhabiliter aux yeux de son père, lui qui se perdait si souvent là-dedans à l'époque. Je me souvient des passages dans les mémoires de Sautet où il parle d'un acteur toujours dispo, toujours à l'heure, toujours à l'écoute, réglé comme une porsche, alors qu'on l'avait tellement prévenu contre lui, et comment le réalisateur avait croisé Dewaere des mois après le tournage, dans un état lamentable. 

Il y a évidemment quelque chose qui parlait au comédien dans ce personnage, et autant je me souvenais de sa prestation (une de ces meilleures, sans conteste), de celle de Yves Robert ou encore de Dufilho, autant j'avais oublié celle de Brigitte Fossey, vraiment excellente en camée borderline (on ne dira jamais assez combien son début de carrière lui a été fatal...). Sautet faisait vraiment dans la dentelle, et jamais sans doute on aura filmé d'aussi près un rapport père-fils aussi violent dans la maladresse et l'incommunicabilité.

C'est aussi le portrait, particulier dans la filmo du réalisateur des CHOSES DE LA VIE, longtemps classé portraitiste affûté des classes moyennes avant de se faire peintre acerbe d'une certaine grande bourgeoisie larguée à partir de QUELQUES JOURS AVEC MOI, d'une classe ouvrière qui pouvait encore loger "intra-muros" à Paris: sa description du monde des ouvriers du bâtiment, des petites mains étrangères utilisées à la semaine sur les chantiers éreintants, des petits patrons artisans ou des petits libraires (ramenés sur le même plan, - comme c'est rigolo - que ce monde de prolo auquel il n'est opposé qu'en façade et en prestige).

Le cinéaste, qu'on a longtemps classifié petit-bourgeois par commodité, fut en réalité un des rares de sa génération à avoir radiographié la société française des années 70 et 80 de bas en haut. 

Qu'il est étrange, et qu'il sert la gorge ce dernier plan sur Dewaere assis sur sa chaise, seul dans cette pièce avec son père endormi, hors cadre, alors qu'un air triste violons-accordéon (le fidèle Philippe Sarde, toujours) démarre sur un fondu au noir. Aussi beau que l'était le final, exactement du même type, de VINCENT, FRANCOIS, PAUL ET LES AUTRES (la fin la plus émouvante du monde, même au dixième visionnage) sauf que Piccoli, Montand, Reggiani et Depardieu étaient ensemble. Soucieux, mais collés les uns aux autres. 

UN MAUVAIS FILS est le film d'une solitude terrible, qui se contraint à elle-même au bout de maintes désillusions. Quel grand acteur, quel grand film !

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