dimanche 31 mai 2020

Du meilleur comme du pire.


Méfiance toute naturelle vis à vis de ce type de reportage, apanage des anglo-saxons qui, sous couvert d'intimité et/ou d'expertise avec le spécimen observé, tombent assez vite dans les rets de la bête hagiographie racoleuse. Ce 20000 JOURS SUR TERRE ne déroge pas vraiment à la règle, même si la bestiole auscultée ici vaut bien évidemment le détour, j'ai nommé l'impeccable Nick Cave. Jane Pollard & Iain Forsyth nous exhibent donc l'animal, bête de scène et rock-star Nick Cave, filmé alors qu'il préparait PUSH THE SKY AWAY, c'était donc en 2014, juste avant que la star australienne ne soit frappé par un deuil terrible (la mort accidentelle d'un de ses fils), et ne lui inspire deux albums d'une inspiration encore plus noire que d'habitude, si c'était Dieu possible.

Le film n'évite pas vraiment les travers de l'exercice. Cave, toujours tiré à quatre épingles, jamais pris en défaut de la plus petite faute de goût, s'y exhibe même en de courtes séquences assez éloquentes en plein auto-dépiautage chez le psy où il parle, un peu, de son enfance heureuse et de l'ombre tutélaire encombrante qu'a longtemps été son père, pasteur aux principes assez stricts. On repassera donc pour ce qui est du prétendu trauma originel, et on s'appliquera plutôt à penser que le bonhomme a su assez vite se tordre les méninges et se torturer l'esprit tout seul comme un grand. 

Apanage des grands, des vrais artistes, Cave n'y dévoile pas quelque "recette": tout est inné chez lui. Ceux qui voudraient obtenir quelques détails croquants sur sa vie intime en seront pour leurs frais: tout juste assiste-t-on à un collage de photogrammes d'"idéaux" féminins en accéléré pour définir le coup de foudre qu'il a éprouvé lors de sa rencontre avec sa dernière épouse (une déclaration d'amour qu'on souhaite à toutes les femmes aimées du monde, d'ailleurs). Cave ne s'y montre pas d'une noirceur totale, comme le laisseraient penser ses chansons qui, elles, le sont. Mais c'est vrai que par ailleurs, la rock-star ne semble pas vraiment s'"ouvrir" totalement, ni à la faveur des auteurs du film, ni envers ces musiciens. Rien que de bien normal dans la vie du grand homme: un lent travail d'écriture, des répétitions où les gestes se suffisent (avec les Bad Seeds, c'est une affaire qui dure depuis tellement longtemps), tout juste s'amuse-t-il, lors de retrouvailles avec la pop-sister Kylie Minogue, amie de longue date, qu'une fois, une seule fois, les fans de la pin-up se sont cru obligé de jeter une oreille à un album entier de Nick Cave, et que ça avait du leur faire drôle.

Rien de très saisissant, finalement. Même Warren Ellis, avec sa dégaine de Charles Manson voûté, s'avère être un compagnon de jeu fort affable, discret et charmant. Tout juste sera-t-on titillé par cette fascination commune, ressentie un jour lors d'un concert de Nina Simone, vers la fin de sa vie, qui terrorisait son entourage et jouait sur scène comme habitée par le Diable. C'est ce "truc" qui a toujours fasciné Nick Cave, la part d'ombre qui a toujours fait partie de lui et qu'il a fait sortir tout au long de sa carrière. 

Un grand artiste, pour un film somme toute très attendu.

Toujours en musique, même si vraiment ça n'a aucun rapport, j'ai revu UNE CHAMBRE EN VILLE de Jacques Demy, comédie musicale très noire de 1982, qui m'avait beaucoup impressionné la première fois que je l'avais vu. Incroyable de voir comment ce drame politique et social "chanté" passe la rampe de notre incrédulité au bout de dix minutes. Exit Michel Legrand et ses airs guillerets, Demy avait fait appel à Michel Colombier pour une partition où il n'est plus question de parapluies roses bonbons et de jupettes qui volettent dans le soleil de midi. Grève générale, matraques de CRS et adultères sur fond de grogne sociale et d'inégalité des classes, le soleil de Nantes s'est exilé derrière les murs gris, les bourgeoises insatisfaites se promènent nues sous leur manteau de fourrure et les prolos ont faim.

Pas étonnant que le film ait été mal accueilli à sa sortie, car ici rien n'est gai, vraiment. Il n'y a que la petite Violette, la fiancée enceinte et trompée du héros, pour revêtir quelques couleurs d'espoir (toute violette donc, évidemment), mais c'est bien la seul à sembler s'être échappée des DEMOISELLES DE ROCHEFORT. Pour le reste, même si Demy s'amuse toujours autant avec les couleurs vives, elles semblent cloisonnées dans le gris. Il faut voir Piccoli, ici teint en roux avec collier de barbe de vieux prof, et ses costumes verts par exemple: ça pourrait taper l'oeil mais sa blouse grise de petit commerçant veule a vite fait de ne laisser filtrer aucun jour.

Aujourd'hui encore, le film laisse baba: fallait-il être inconscient, et très sûr de ces capacités de cinéaste, pour parler de lutte des classes sur fond d'histoire d'amour qui finit mal ? Et en chansons !!! L'échec public du film a, parait-il, beaucoup affecté Demy et c'est d'ailleurs là son dernier grand film. Comme tout grand film qui semblait déjà daté à sa sortie, UNE CHAMBRE EN VILLE n'a pas vieilli: il n'a pas pu.

Je me disais pas plus tard qu'hier que j'allais me mettre une pleine ventrée de Werner Herzog, et puis j'avais oublié que le bonhomme était capable du meilleur comme du pire. J'ai pu vérifier ça avec LE PAYS OU REVENT LES FOURMIS VERTES (1984), réalisé deux ans après FITZCARRALDO.

On émettra cette hypothèse que le cinéaste était encore rincé par le tournage cintré de son précédent, car rien n'accroche vraiment dans ce conte naïf, un poil pontifiant et pas drôle du tout, sur la révolte tranquille d'aborigènes qui bloquent un chantier en plein désert. Fable écologiste revendiquée, le film de Herzog figure pourtant bien loin derrière deux films de son époque, LA DERNIERE VAGUE de Peter Weir (qui a vieilli mais reste un film assez sidérant sur la culture aborigène et sa cosmogonie fabuleuse), et surtout WALKABOUT de Nicholas Roeg, très grand film sur le choc des civilisations.

Pour tout dire, on a éteint avant la fin tellement Herzog ne semble pas bien savoir comment traiter, de front ou de biais, son grand sujet et ses aspirations écolo avant l'heure. La présence du comédien Bruce Spense n'arrange pas les choses (ce grand dadais incarnait ce fada à lunette dans Mad Max 2, c'est étrange comme certains rôles peuvent délimiter une carrière), et on s'attend toujours à ce que son personnage bondisse dans tous les sens en poussant des cris idiots. Mais non, même pas ça: c'est, en plus, un film de facture assez sage, pour un Herzog. Il devait vraiment être très, très fatigué.

samedi 30 mai 2020

Marre de combattre nos mauvais côtés !


Ma que calor. Une visite au Groenland s'impose d'urgence, avec ce film absolument charmant, et qui a su rencontrer son public en salle il y a deux ans, UNE ANNEE POLAIRE de Samuel Collardey (2018, donc). Emmenez-y vos gosses, vraiment, ça ne vaut certainement pas NANOUK L'ESQUIMAU mais le charme immédiat de ce film est qu'il emprunte justement des chemins assez parallèles au chef-d'oeuvre de Flaherty. Si NANOUK était en réalité une fiction filmée en milieu "naturel" maquillée en documentaire pris sur le vif, UNE ANNEE POLAIRE et la recension de l'expérience vécue par Anders Hvidegaard, héros de cette histoire, jeune instituteur téméraire qui réclame un poste dans un village inuit de 80 âmes, isolement total, froids extrèmes et population rétive à toute forme d'intrusion dans leurs manière de vivre. Le travail de Collardey a été de faire "rejouer" cette année charnière de son existence avec les habitants de ce village.

Ceux qui connaissent le roman de Jensen IMAQA, qui raconte à peu près la même histoire, savent que les Inuits sont méfiants vis a vis de toute autorité, et assez farceurs. Le film est intéressant parce qu'il nous montre des rapports colons/colonisés sur le mode de l'apprentissage (que le film oppose très justement à l'instruction). Anders est tenté par le Groenland pour apprendre la langue Inuit, dit-il, enthousiaste, à la fonctionnaire qui le recrute (et se trouve bien contente d'avoir trouvé un candidat pour travailler dans ce trou paumé). "Pas question !, lui répond-elle en substance, vous irez là-bas pour leur apprendre le Danois et tout ce qui pourra les "ouvrir" à d'autres mondes que le leur."

Sur place, après avoir vainement tenté de les passionner pour des préceptes affligeants (Luther et la traduction de la Bible par exemple), Anders apprendra finalement l'Inuit, à conduire un traîneau, harnacher ses chiens et inculquer en échange des choses utiles (lire une carte topographique). Ce qu'on retiendra de cette histoire d'échange et de partage, c'est que l'"enseignement" dispensé par une nation colonisatrice a pour fonction, encore et toujours, d'annihiler la culture "adverse". Quand Anders, dont les préjugés arrogants s'effritent les uns après les autres, comprend que les arracher à ce village pour plusieurs années de collège, ou plus, dans une grande ville, les empêchera d'apprendre le savoir des anciens, car c'est à cet âge qu'ils peuvent le mieux apprendre des choses comme: chasser le phoque, le saumon, construire un igloo, traquer un ours, survivre à une tempête, à ce moment un déclic se produit.

On souhaite longue vie à ce peuple, comme à tant d'autres, tout en n'étant pas dupe de l'importance réelle de ce film très pédagogique, mais assez peu démonstratif dans le ton et la forme: c'est là son élégance. Pour grands et petits, donc...

Seconde virée, en ce qui me concerne, dans le cinéma d'un des piliers du cinéma "expérimental" américain, Jonas Mekas. J'ai déjà pu voir (seulement) THE SIDES OF PARADISE, court-métrage très célèbre et montage de rushes pris chez les Bouvier dans leur villa paradisiaque de la Côte Est (avec Warhol, Lennon, une jolie clique...). Aussi ce GUNS OF THE TREES, premier film réalisé par Mekas en 1961 m'a laissé sur le bas-côté aussi sûrement qu'un mauvais Godard. C'était son premier film, et il faut croire qu'il n'avait pas encore trouvé son "it", pour parler beat, et justement, les éléments les plus notables en sont peut-être les poèmes désarticulés d'Allen Ginsberg lus en voix-off par le poète en personne. Dont on a souvent du mal, quand même, à définir le rapport qu'ils entretiennent avec ce qu'on voit, mais cela fait aussi partie du charme, naturellement.

GUNS OF THE TREES nous raconte les atermoiements de deux couples, de la génération de Mekas, entre manifestations politiques, scènes du quotidien, création artistique, jeux d'enfants et câlins sous les draps. Les années 60, qu'elles soient américaines, japonaises, tchèques ou françaises, ont cela de merveilleuses qu'elles font toujours envie à celles et ceux qui n'y étaient pas. Il est quand même question ici d'aspiration au suicide, à l'auto-destruction, à la tentation du nihilisme. "A partir d'un moment, récite Ginsberg, tout le monde laisse tomber".

On continuera d'insister sur ce cinéaste mythique, malgré cette petite déception, en étant sûr de trouver une forme plus "moderne", d'avant-garde, à sa manière de filmer (sur Mubi, il y en a plein...)

Un sur lequel on va continuer de s'acharner à coups sûrs, c'est ce diable de Werner Herzog dont je viens de découvrir LES NAINS AUSSI ONT COMMENCE PETITS, second long-métrage de 1970 de notre Bavarois frappé préféré. Faut-il être barge, quand même, merveilleusement barge, pour imaginer un film où des nains farceurs enfermés dans un centre spécialisé se rebellent contre leur Directeur (un nain), emmerdent des aveugles (des nains, aussi), et se livrent à des blagues douteuses en faisant retentir leurs petits rires d'enfants méchants (avec des "ach ja, ja,ja" en sus qui fournissent un charme supplémentaire). Moralité, les nains sont des cons comme les autres (leurs blagues sont vraiment nulles), les nains sont des salauds comme les autres (leurs blagues sont vraiment très très méchantes), les nains sont comme vous et moi (quand un personnage étranger à l'histoire déboule, c'est une naine).

Et comme Herzog, pour des raisons de lui seul connues, a choisi de planter son conte absurde et ses allemand(e)s de petite taille en pleine sierra espagnole, on en conclura également que les espagnols sont des nains allemands, comme les autres.

"Marre de combattre nos mauvais côtés !", rugit l'un d'eux... Au summum du chambard organisé par ces diablotins rétifs au bon goût et aux choses bien rangées (une camionnette au volant coincé qui tourne toute seule dans la cour, des volailles balancées par-dessus les murs, des animaux empoisonnés, des vaisselles cassées, des batailles de nourriture), Herzog filme en douce le manège des poules qui se bouffent entre elles, picorent des rats crevés, harcèlent les plus faibles.

Herzog s'en défiera toujours (le bonhomme adore le contre-pied et se délecte de déjouer les critiques en niant les sous-entendus politiques et il a raison: il faut laisser ses films parler d'eux-mêmes), mais il n'y a pas à aller bien loin pour savourer ce que sous-tendent ces images, légères et atroces à la fois, comiques et malvenues, l'ambivalence faite cinéma dans l'Allemagne post-nazie de ces années de "reconstruction". Je ne suis pas loin de penser que, plus que Fassbinder, Herzog était le grand radical de ces années-là.

vendredi 29 mai 2020

Pour rien ou pour un rien.


LE FRERE LE PLUS FUTE DE SHERLOCK HOLMES date de 1975, première des cinq réalisations commises sous l'influence majeure, et très revendiquée, de Mel Brooks, par Gene Wilder, ce fabuleux comédien à frisettes blondes et regard bleu un peu perdu. Allégeance éternelle à ce comédien génial à qui je dois 3/4 de mes plus grands fous-rires (option pipi-culotte) dans des scènes de FRANKENSTEIN JR, LE SHERIFF EST EN PRISON ou TOUT CE  QUE VOUS AVEZ VOULU SAVOIR SUR LE SEXE de Woody Allen, dans la scène dite "du mouton" dont je ne me suis toujours pas remis.

Il faut pouvoir retourner au rythme de ces comédies très référencées, savant mélange d'humour juif et anglais (on a fait pires cocktails !) avec blagues pas toujours drôles, scènes d'action approximatives, et longs tunnels sans gags qui font rire un peu mais... mais... quand ça part, ça part. Et plus ça part, plus on rigole d'avance (parfois pour rien, et au final, pris dans l'hystérie, pour un rien) et plus on guette les mines des comédiens (Wilder, impérial, l'incontournable comparse Marty Feldman et son regard ailleurs, ici en flic faire-valoir de prestige), mais celle qui décroche le pompon à chaque fois qu'elle montre le bout de son adorable museau, c'est bien la redoutable Madeline Kahn, pétaradante en allumeuse un peu mytho, à la nymphomanie très précise (Charles Crichton a du un peu penser à elle en écrivant le rôle de Jamie Lee Curtis dans UN POISSON NOMME WANDA), à la fois très sexy et très clown, qui fait de chaque scène une seule bouchée.

Il est sûr que ce cinéma comique peut désarçonner aujourd'hui. car il faut se payer certaines scènes "chantées" (par toujours excellentes) pour savourer en plein la délirante séquence d'opéra qui clos l'intrigue et où, là, on s'en paie une bonne tranche (Dom de Luise et Leo McKern en renforts, attention les yeux !). Depuis, les sbires du Saturday Night Live, ces chenapans de ZAZ, sans parler des comédies régressives "graves" des Farrelly, Apatow et compagnie auront achevé de rendre ce cinéma vaguement obsolète.

Pas tant que ça, finalement, car on ne se lassera sans doute jamais du regard d'idiot dubitatif de Wilder, et encore moins de la gestuelle de danseuse désarticulée de Feldman. S'il y a bien un théorème qui tiendra jusqu'à la fin des temps, c'est bien celui-ci: pas de bonne comédie sans grands comédiens.

Me suis offert un programme léger de court-métrages d'Agnès Varda, avec un bonheur inégal il est vrai, mais avec une vraie gourmandise d'aller piocher ici et là, dans une chronologie aléatoire, dans les productions méconnues de la grande dame. Si l'on veut prendre les choses dans l'ordre, parlons donc d'abord de L'OPERA-MOUFFE (1958), deuxième "essai" après la POINTE COURTE, et qui nous propose une captation de la rue Mouffetard censée être "vue par" une jeune femme enceinte. On n'a pas bien saisi le rapport, si ce n'est que qu'entre deux saynètes avec jeune couple à poil qui font bisou-bisou, la caméra de Varda saisit au vol des "gueules" pour la plupart cassées, de femmes âgées, ou abîmées, et un long cortège de boiteux en tout genre. C'est parfois saisissant, souvent triste, avec pourtant un certain sentiment de malaise qui s'installe, au bout d'un certain temps: un film pour montrer quoi ? L'espérance d'une jeune mère et les désastres de l'existence qui l'attendent ? Un film curieux dans la filmographie de Varda, qui ne lui ressemble pas. Plus tard, son style s'apparentera à une longue étreinte, bras ouverts et joue tendue. Ici, pour la première fois, il semble se méfier de la vie.

On remonte jusqu'à SALUT LES CUBAINS !, filmé entre CLEO DE 5 A 7 et LE BONHEUR en 1964, durant le plein essor de la cinéaste. Cela fait bien sûr une peu sourire (jaune) aujourd'hui de voir ce panégyrique en règle du tout jeune régime castriste, dont l'histoire officielle, déjà érigée en mythe, mettait des étoiles au fond des yeux des intellectuels de gauche du monde entier. Varda, comme d'autres, était alors sous le charme, (on aperçoit ici et là Resnais, Jean Rouch, et Michel Piccoli lit avec Varda un texte sautillant, en voix-off), et il va sans dire que des années plus tard, même si le "romantisme" de Cuba a mis plus de temps à tomber que celui de l'URSS.

Non, la pépite, la vraie, elle est là: ONCLE YANCO (1967) fait partie des "films de San Francisco" de la cinéaste, qui a été longtemps sous le charme de la Californie, alors en pleine étreinte flower-power avec le mouvement hippy. Varda venait de retrouver ce lointain cousin, qui avait quitté la France depuis plus de vingt ans, et vivait dans ce port dans la baie de Frisco où de doux rêveurs avaient construit leur propre baraque flottante, ou à moitié amarrée, avec des planches de récup et des coups de peintures très colorée. C'est bien l'Agnès qu'on adore: qui s'amuse avec la pellicule comme d'une boîte de coloriage, danse avec les doux-rêveurs et rêve avec eux d'une vie où tout serait tellement plus simple si... Et là, miracle qui lui est arrivé à elle, et à pas beaucoup d'autres, c'est telle quelle qu'elle est restée, jusqu'au bout. Chapeau, madame.

Et maintenant attention, rangez vos enfants, allez coucher votre cochon d'Inde, une barbarie comme il y en a longtemps que je n'en avais pas dégusté. De ce genre d'atrocités qui vous fait pousser "Rhaaaa mais non" plus souvent qu'on ne le voudrait, en se masquant les yeux pour ne pas voir. THE COLLECTOR de Marcus Dunstan (2009), est donc une production de la bande de joyeux plaisantins qui ont signé la franchise SAW, et ça se voit. 

On repassera pour l'originalité (générique à la SEVEN, rebondissements à gogo, gros plans sur les têtes qui font crac, sur les gorges qui hurlent, sur toutes les parties en sang d'un être humain et sur la manière de leur faire le plus mal possible), mais on saluera quand même la rigueur du script, qui sait ce qu'il fait (nous en mettre plein la gueule, à nous et aux pauvres victimes): un serial-killer immondément sadique enferme dans leurs maisons une famille entière, met des pièges mortels ou, plus drôles, salement mutilatoires un peu partout, les capture un par un pour les torturer longuement, et en garder juste un, dans une boîte.

Sur ce coup-là, comme dans un jeu vidéo, un élément perturbateur de taille va rajouter un niveau de difficulté à notre sadique méticuleux: un cambrioleur un peu bagarreur qui s'est fait piégé, lui aussi.

Que dire, si ce n'est que lorsque cela cesse, on est bien content, et qu'on attendra la prochaine série B qui nous en remettra un coup supplémentaire. Scénario invraisemblable, violence gratuite, sadisme sans limite et un cinéaste qui remplace ici ses péripéties par des gadgets (couteaux, clous, hameçons, perceuse, menottes, tout y passe). Ce n'est plus du cinéma, mais un Bricomarché-boucherie-charcuterie. 

Un nouveau concept porteur (il y a eu deux suites, parait-il, mais là non: stop)

jeudi 28 mai 2020

Paradoxe du Kinski.


Vu FIEVRE, court-métrage de 1921 signé Louis Delluc, adaptation d'une de ses propres nouvelles. Avec pour seul lieu un bar, son patron ronchon, sa femme insatisfaite, ses habitués, joueurs de carte et poivrots. Surgissent des marins en goguette, autant attendus par les femmes de petite vertu du coin que par le tenancier, une virée toujours bonne pour les affaires. C'est un peu du Mac Orlan, avec son romantisme désuet et, plus étonnant, un climat chargé d'invite sexuelle aux quatre coins des regards, coups d'oeil salaces, considérations jalouses, romantisme de chanson de marins.

Dans chaque port, ses filles délaissées, et la pointe de mélo sur lequel insiste cette petite histoire (la patronne voit débarquer son ancien amour, parti de l'autre côté du globe, avec sa jeune épouse, mariée en Chine). Certains clichés sont assumés sans complexe: la jeune chinoise, soumise, promenée comme un caniche, reste aux pieds de son mari pendant qu'il boit avec des coups, et au premier tour de danse, le vin aidant, tout ce petit monde finit par se mettre sur la figure, jeunes filles compris.

Le film est plutôt drôle, surtout pour ces "vices" d'époque qu'on pardonne plus à un film des années 20 qu'on ne les accepterait aujourd'hui, ça c'est sûr.

Il ne faut pas avoir peur des grands écarts, il ne faut avoir peur de rien, alors après ce petit tour effectué au musée (gentiment partagé sur le site de la Cinémathèque Française), rendez-vous au rayon pop-corn-boucherie-crème chantilly avec ce film-culte (c'en est vraiment un, lui), TOXIC AVENGER, cette merveilleuse blague réalisée en 1984 par Lloyd Kaufman et Michael Herz. L'affiche prétendait sans blague qu'il s'agissait là du premier film de Super-Héros du New Jersey, et c'est vrai.

Vous connaissez sans doute le truc: un freluquet un peu neuneu humilié par des djeunes fous de leurs bodies et qui se balance "par mégarde" dans un fût de déchêts radioactifs. Le Joker n'a qu'à bien se tenir, Toxic est moche, balèze, et va faire régner la justice dans sa petite ville corrompue. 

C'est fou comme le film se permet tout un tas de choses (le flic en chef s'appelle Himmel et possède un fort accent allemand), le ridicule est là, toujours là, une certaine obscénité aussi, du trash du meilleur goût (crânes écrabouillés, explosés), des scènes de combat à coups de serpillière, on rigole, on s'amuse. C'était déjà con et môche en 1984, et ça n'a pas pris une ride !

On n'ira pas voir les suites, par contre.

Vu enfin COBRA VERDE, le film ultime de l'infernal tandem Kinski-Herzog que le réalisateur de AGUIRRE réalisa en 1987. On a été surpris car le film traîne une si mauvaise réputation (le film de trop, a-t-on pu entendre ici et là) qu'on ne s'attendait pas à ce spectacle que j'ai trouvé, pour ma part, bien supérieur, - et moins long - que FITZCARRALDO. Inspiré d'un roman de Bruce Chatwin, il relate le destin pas commun (mais qu'est-ce qui l'est, dans le cinéma de Werner Herzog ?) de Francisco Manoel Da Silva, ancien bandit qui semait la terreur dans le Sertao avant de devenir marchand d'esclaves.

Envoyé dans le Golfe du Bénin pour, pensent les notables brésiliens qui l'ont envoyé là-bas, ne pas en revenir, et accessoirement rétablir un semblant de paix et des contrats commerciaux avec le Roi du Dahomey, réputé complètement fou.

On ne sait pas qui est le plus fou dans cette histoire d'ailleurs (enfin si: c'est Herzog), mais l'Afrique va bien au cinéma extrème du réalisateur allemand qui se repaît de spectaculaires scènes de foule, le tout dans un boucan orchestré par les rythmes africains. C'est encore une fois un peu AU COEUR DES TENEBRES, un peu LES MINES DU ROI SALOMON, mais c'est surtout à L'HOMME QUI VOULUT ETRE ROI qu'on pense.

On insiste, mais la durée ici importe: Herzog a eu raison de ne pas s'attarder sur certains passages, comme le passé violent de Cobra Verde dans son Brésil natal, et utilise l'ellipse quand il le faut. Plus vertigineux encore, la folie de Da Silva, sa soif de toute-puissance ne parvient à s'exprimer que dans des amorces de bataille (qui n'aura pas lieu, après des semaines d'entraînement acharné) et dans des manoeuvres politiques qui s'avèrent toutes, a posteriori, de miteux pétards mouillés, tant les choses sont décidées par ces princes africains aux caprices insondables. Plus terrible encore (pour un personnage incarné par ce diable de Kinski), sa folie et son ambition d'ogre ne sont pas grand chose face à celle des grands aristocrates qui l'ont envoyé là-bas.

Comme toujours chez Herzog, on y croise certaines séquences absolument superbes, des passages absolument étonnants où son expérience de réalisateur de documentaires apporte une pierre de touche à l'ensemble.

Reste le plan final, devenu légendaire puisque c'était la dernière fois que Herzog filmait son interprète-fêtiche, et qu'on peut interpréter comme ça: Kinski voulant s'échapper du cinéma de Herzog à l'aide d'une embarcation trop lourde, et qui en meurt d'épuisement. Et ce gosse difforme qui le regarde... bon sang mais quel cinéma ! quel comédien !

"Rien, à vous entendre, ne ressemblerait tant à un comédien sur la scène ou dans ses études, que les enfants qui, la nuit, contrefont les revenants sur les cimetières, élevant au-dessus de leurs têtes un grand drap blanc au bout d'une perche, et faisant sortir de dessous ce catafalque une voix lugubre qui effraie les passants."

(Diderot, Paradoxe sur le comédien).

Kinski, cet acteur qui n'avait pas besoin d'artifice.






mercredi 27 mai 2020

Vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas.



Vu LE JOLI MAI de Chris Marker et Pierre Lhomme, filmé en mai 1962 dans Paris intra-muros avec comme intention de tendre le micro, et la caméra, aux parisiens de passage qu'ils soient étudiants, courtiers en bourse, pieds-noir algériens, simples passants, commerçants ou amoureux, avec comme interviewer qui joue parfois la mouche du coche, Chris Marker lui-même qui tente, gentiment, de pousser les questions toujours un peu plus loin, de chercher toujours à mieux creuser les réponses qu'on lui donne.

Des réponses parfois approximatives, évasives ou le plus souvent maladroites, de ces anonymes surpris qu'on cherche à les faire sortir de leurs zones de confort (car non, ce n'est pas les actualités françaises venues faire un micro-trottoir, les questions posées sont moins "bateaux" que ça). Souvent, ils hésitent à vouloir en sortir, parfois ne peuvent pas, par manque de moyens, de répondant, de véritable questionnement sur eux-mêmes, sur Paris qui les entoure ou le monde dans lequel ils vivent (un manque de savoir qui trahit le peu de culture de beaucoup, simplement occupés par leurs "petites vies"). On pense souvent au CHRONIQUE D'UN ETE de Jean Rouch, tourné deux ans auparavant, dans lequel le cinéaste-ethnologue se contentait de poser cette question: "Etes-vous heureux ?..."

Les réponses les plus perspicaces, ou les plus profondes, ou les plus belles, ne viennent pas toujours des représentants du Paris "d'en haut", aux vues tout juste moins étroites que celles quelques petits commerçants ou badauds attroupés autour d'un procès à scandale. Ce fut un printemps marqué par les basses températures, les attentats à la bombe de l'OAS, les manifestations anti-fascistes sévèrement réprimées, du procès de généraux putschistes, de la fin de l'Algérie française. Un étudiant africain parle de la vieille mentalité coloniale des Français, un jeune Algérien diplômé raconte comment il a découvert le racisme banal dans le monde ouvrier., une mère de famille bardée de ses huit gosses pleure de joie à l'idée de quitter son taudis de Barbès pour un appartement "propre" avec trois chambres, enfin débloqué par la Mairie.

On y entend les cheminots, les usagers parler d'une grève à la SNCF (ce sont les mêmes que de nos jours,  les questions "dirigées" de BFM en moins), on en reste comme deux ronds de flan devant cette discussion à bâtons rompus entre Marker et deux "ingénieurs-conseils" qui parlent, déjà, de la fin du travail, de l'arrivée de l'automatisation des tâches, de la centralisation de l'information, de l'inutilité de la plupart des emplois salariées, de la possibilité qu'a la planète depuis longtemps de subvenir aux besoins alimentaires de tout le monde, et du monde occidental à passer aux semaines à 25 ou 30 heures.

Alors pourquoi ne pas le faire, demande alors Marker, en Candide sceptique?... Parce que, répondent nos deux utopistes clairvoyants, si économiquement, et politiquement, rien ne bloque, la considération qu'aurait alors les hommes de leur utilité les ramèneraient à rien. Ils perdraient leur "prestige".

LE JOLI MAI est une plongée vivifiante dans le siècle passé qui parait déjà bien loin, mais dont on ne s'est pas beaucoup démarqué, mine de rien. Le film a beau faire plus de 2h15, lorsqu'il s'arrête, comme dans les documentaires-fleuve de Wiseman, on en redemanderait bien encore.

Vu LA TENDRESSE de Marion Hânsel qui date de 2013, l'avant-dernier film en date de cette cinéaste attachante qui, faute de jamais avoir été une foudre de guerre, ni une grande pourvoyeuse de formes nouvelles (et là n'a jamais été son envie), nous fournit toujours de ces histoires simples, composées de personnages qui nous ressemblent. Comme chez François Dupeyron, il y a toujours quelques moments où cette petite musique douce, juste au moment où menace l'envie d'éteindre ou de s'assoupir un peu, vous prend par surprise et communique de belles émotions.

Maryline Canto et Olivier Gourmet, deux excellents comédiens, ne sont vraiment pas pour rien dans la réussite du film, surtout elle (ses sourires en coin, ses ébauches de rire contenu et la douce frivolité maladroite qu'elle insuffle à son personnage), et s'il faut ici la preuve que la mise-en-scène y est quand même pour quelque chose, Marion Hänsel sait diriger ses deux orfèvres à merveilles.

Film ramassé en 48 heures, sur un prétexte des plus simples (un couple séparé depuis 15 ans partent chercher leur fils victime d'un accident de ski pour le ramener en Belgique), c'est au détour d'une scène pince-coeur, réminiscence des premiers coups de foudre (Sergi Lopez qui dépose un mot sous les essuie-glaces de Maryline Canto), qu'on se dit que ce "cinéma de chambre" aura toujours une petite supériorité sur d'autres en certains domaines.

On peut vivre sans richesse
Presque sans le sou
Des seigneurs et des princesses
Y'en a plus beaucoup
Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas

(chanson de Roux & Giraud, chantée par Bourvil au générique de fin)

Comme quoi le bonheur, c'est pas toujours aussi compliqué que ça.

Le nanar du soir, bonsoir, nous vient encore une fois de plateforme de streaming Shadowz, qui ne cesse de nous partager de drôles de films qui participent à ma bonne humeur:

Vu LA CHIESA (Sanctuaire en francese), de Michele Soavi, disciple en sous-main de Dario Argento qui a produit et co-écrit le film, un film d'horreur de 1989 où les rituels sataniques s'accomplissent dans une église gothique d'Allemagne, des siècles après l'ensevelissement sous ses fondations de villageois suspectés d'avoir fait allégeance au diable, et trucidés par ces plaisantins de chevaliers teutons.

Si Soavi n'a pas inventé la poudre, on ne lui en voudra pas vraiment, tant le scénario est truffé d'approximations fatales et d'une interprétation, comme toujours dans ce genre de production, pour le moins internationale et à côté de la plaque. Tout juste se réjouira-t-on de reconnaître au passage Feodor Chaliapin Jr, vieille tronche assez remarquable qui incarnait déjà un des vieux curés tarés du NOM DE LA ROSE.

C'est aussi bête sur le principe qu'un film vu récemment, DEMONS de Lamberto Bava, où il arrivait un peu le même genre de désastre à des spectateurs enfermés dans une salle de cinéma, et trucidés par des diablotins vicieux remontant des enfers.

On y voit donc un bouc s'accoupler avec une jeune femme sur un autel décoré de bougies, des chanoines possédés, et de pauvres touristes trucidés de vile manière. Michele Soavi a son fan-club (c'est lui qui a réalisé DELLAMORTE DELAMORE, prototype du film-culte surfait), et ce n'est pas après avoir vu ça qu'on prendra sa carte de membre.

Arrivederci !

mardi 26 mai 2020

Ce que c'est d'avoir une gueule.


La Cinémathèque Française a déconfiné de son fond durant les deux mois de covid-19, et ne sont pas arrêté depuis. Merci à eux de nous faire profiter de films difficilement accessibles si on n'est pas un assidu de leurs festivals, ou si on n'a guère envie d'aller piocher de vieux films sur Youtube en qualités discutables; vu ici LE DOUBLE AMOUR de Jean Epstein (1925), pur mélodrame des années folles avec casino sur la Riviera, enfant caché, fatalité, destin, grands amours, grandes espérances...

On pourra toujours préférer le Epstein baroque de LA CHUTE DE MAISON USHER ou de ses films du grand large (cet émigré polonais avait très vite retenu la Bretagne et les gens de la mer comme patrie d'élection), mais le charme fou de ces productions rutilantes produites pour les studios Albatros distille des élixirs auxquels tout cinéphile qui se respecte ne saurait échapper. Le faste de la production, ainsi que les décors très aristocratiques (les studios Albatros avait été créé par des russes blancs exilés en France) ne sauraient masquer la profonde mélancolie des situations, le romantisme derrière les masques des comédiens.

Dans ce XXI° siècle ivre de vitesse et de changements pour le changement (quoiqu'en ce qui concerne la vitesse, il semblerait qu'une partie du monde soit prête de plus en plus à mettre les freins), il est étrange de se retrouver hypnotisé par cette dramaturgie - aujourd'hui complètement téléphonée -, par le lent délié des situations, les mines descriptives des acteurs, dont la caméra prend le temps de capter toutes les nuances. Un pur délice.

S'il y en a (deux) pour qui les beautés du cinéma muet sont de la plus haute importance, ce sont les frères Quay dont j'ai revu L'ACCORDEUR DE TREMBLEMENTS DE TERRE (2005) après m'être délecté de quelques uns de leurs court-métrages sur Mubi. Il s'agit de leur dernier long, les frères étant retourné par la suite dans leur boutique de confection d'objets introuvables. Leur seul film qui ait bénéficié de quelques moyens supplémentaires; Terry Gilliam, indéfectible admirateur de leur travail, avait coproduit.

Ce n'est pas les moyens supplémentaires qui ont infléchi l'imaginaire des Quay, ni incité à éliminer toutes leurs obsessions (théâtre de marionnettes abimées, poupées malades, machines échappées de l'imaginaire d'Alfred Jarry: ici les organums du professeur Droz, autant mécaniques qu'organiques). Sur fond de conte qui picore allègrement du côté de Perrault comme des machines infernales de Hoffmann, de Cocteau ou du gothique le plus noir, l'écrin des frères Quay reste le même: images floconneuses, distorsions de filtres monochromes, savant aussi fou que romantique, cantatrice d'opéra recluse. Le cinéma des frères, c'est ça: des contes étranges enfermés dans des boules de neige en verre.

L'ACCORDEUR... est leur seul film avec INSTITUT BENJAMENTA à avoir mis un pied dans le format traditionnel (commercialement exploitable) et à s'être confronté au grand public. Normal que leur univers n'ait pas trouvé d'assise auprès de lui. C'est pourquoi on les rangera toujours plus aux côtés de Guy Maddin que de Gilliam ou Burton qui n'ont pas forcément imaginé des monstres et des bizarreries plus aimables (on n'a jamais peur chez les Quay), mais plus accessibles à tous.

Vu un tract pop-art japonais de 1969, année érotique s'il en fut, LES FUNERAILLES DES ROSES, film-culte de Toshio Matsumoto qui marque l'arrivée de la révolution sexuelle en même temps que les violences urbaines explosaient sur fond de révolution politique et sociale. On ne dira jamais combien les "soixante-huitards" nippons étaient ô combien plus virulents que leurs correspondants européens, combien aussi la répression policière avait été terrible. Sur le front "pop", Matsumoto lâche les chevaux: portraits enchâssés de jeunes hommes, homosexuels et/ou travestis, qui traînent leur joie de vivre et leurs blessures secrètes sur fond de fiesta permanente.

Matsumoto donne tous les marqueurs de l'époque à son cinéma turbulent et toujours très drôle. C'est d'ailleurs assez saoulant par moments, mais on y trouve toujours quelque passage enchanteur qui vous remet vite en selle. Dans ce bazar organisé, on trouve tout: la prostitution, Oedipe roi, des intermèdes qui commentent le film ("-voilà un spectacle fort novateur et amusant, n'est-il pas ?", ce genre de chose), un film dans le film, un travesti qui joue peut-être son propre rôle dans un film qui est peut-être celui qu'on nous donne à voir, des considérations sur l'art, des scènes de nouba, tout le monde à poil, des chassés-croisés "ciel mon mari" peut-être, mais madame est aussi un homme... ça n'arrête pas. Et pour qui voudrait y voir quelques influences occidentales (où ai-je pu lire qu'on y voit la marque d' ORANGE MECANIQUE), on leur répondra gentiment que, de toute évidence, la contre-culture japonaise n'avait peut-être pas besoin de coups de main d'ailleurs. Les porte-jarretelles et le gloss, peut-être ?

Bref, j'avons bien rigolé, mais m'en suis tiré avec un bon mal de tête quand même. Genre gueule de bois après abus de cocktail trois couleurs.

Pour finir (comme je vous disais que je termine toujours par du bis), vu un psycho-thriller de 2007 signé d'un certain Henry Miller, ANAMORPH avec comme reine du bal le grand Willem Dafoe en flic toqué (il a des tocs, quoi), et plein de mignonnettes de vodka dans sa boîte à gants. 

SEVEN date de 1995, les gars, il va peut-être falloir passer à autre chose... Pour aller plus loin dans la surenchère, nous avons donc ici un tueur en série qui compose à la chaîne ces scènes de crime selon des mises en scène qui ajoutent à l'atroce une sophistication jamais vue (tendance beaux-arts). C'est un peu la limite du truc: toutes ces mises-en-scène sont absolument IMPOSSIBLES à composer, ce qui fait que très vite le spectateur se relaxe dans l'attente du prochain meurtre et de la résolution finale du mystère, dont on se fout un peu (est-ce le flic lui même ? son doppelganger ? un jumeau dont il ne connait pas l'existence ? son concierge ? la nana aperçue dans la scène du... oh et puis merde). Les scénaristes ont l'air aussi de s'en foutre un peu, qui balancent les seconds rôles, comme les victimes, et finalement comme le coupable lui-même, comme des kleenex jetables. Comme le film finalement.

Seul truc éminemment notable et très sympathique, qui explique la présence de Dafoe dans ce "copycat" spectaculaire mais anodin: c'est qu'il fallait ABSOLUMENT Willem Dafoe pour ce rôle, et personne d'autre, ce que le comédien a du prendre pour un hommage à son physique si particulier, et il a bien eu raison. Je ne vais pas vous raconter "le truc", mais c'est la première fois que je vois un film reposer sur ce genre de twist. Rien que pour ça, on peut sauver ANAMORPH de l'anathème définitif et lui rendre ce petit hommage, la seule qu'il recherchait peut-être: c'est pas super-super, mais que c'est bien vu !


lundi 25 mai 2020

Souviens-toi de PATTI ROCKS


Vu un mini-programme de deux court-métrages de Joris Ivens dont je dois bien avouer ici ne pas avoir vu grand chose (LE VENT peut-être, mais dans mes souvenirs, ça  a fait Pfuit...). A VALPARAISO d'abord (1963) et ROTTERDAM-EUROPOORT qui date de 1966. 


Deux façons non pas de visiter ni surplomber un lieu (ni Petit Fûté, ni Arthus-Bertrand), mais plutôt de voir, de découvrir, de chercher à s'imprégner de quelque chose sous des airs de flânerie. C'est surtout vrai pour le premier, qui nous propose une vue sur le mythique port chilien qui laisse déborder l'imagination. Car on peut se mettre à rêver lorsqu'on arpente une ville pareille (la mer, le vent, la cordillère des Andes cachée juste derrière, ses rues en pentes, ses cabines téléphériques en bois qui n'arrêtent pas d'usiner par des pentes à 40 %, cette vie qui monte et qui descend sans cesse dans les fracas des gréements, des bourrasques, du cri des mouettes et des phoques qui traînent près des bateaux de pêche).

Ivens nous offre quelques séquences surréalistes, dont on ne sait trop s'il les a inventées (ces dames qui sortent toutes endimanchées et promènent en laisse leurs pingouins), et un texte lu par Roger Pigaud que l'ami Chris Marker lui avait concocté. Sans savoir à quoi ressemble aujourd'hui Valparaiso, cette ville du bout du monde qui a fait rêvé et chanté bien des artistes, la nostalgie que l'on ressent devant ses images, pas seulement du à la façon de s'habiller des gens, à leur mobilier, etc... était déjà présente dans les murs de la ville. Valparaiso est une ville nostalgique, dont les pierres cherchent à sauvegarder sa mémoire et celle de ses habitants. Superbe moment, par exemple, lorsque Ivens filme un balcon d'immeuble d'angle conçu un parapet de proue de navire: les murs veulent se transformer en bateaux, la ville veut prendre le large.


Beaucoup moins convaincant, ROTTERDAM-EUROPOORT se promène sur les quais du plus grand port de fret d'alors en filmant quelques navires dans la brume, la vie alors commune de cette ville de Hollande tournée autant vers la mer que vers la modernité (on y voit quelques bandes de jeunes se ruer dans un cinéma pour aller voir QUATRE GARCONS DANS LE VENT), en s'appuyant vaille que vaille et d'une façon un peu molle, et artificielle, sur la figure du marin volant. Ivens y fait jouer quelques amis comédiens quelques figures aléatoires et et guère indispensables; on n'aura pas vu grand chose de Rotterdam, si ce n'est que du bien commun, et cela ne nous aura pas emmené bien loin (même le texte en voix-off, lu par Montand cette fois, et toujours de Marker, parait n'aller nulle part).

Au rayon banzaï ! par contre, on est tombé sur du très bon !

Vu DEAD OR ALIVE 1: HANZASHAI de ce grand cinglé de Takashi Miike et... c'est fou comme il tape fort, ce type ! L'homme aux plus de 100 films (dans tous les genres: sabre, gangsters, porno, horreur, sf, tout...) réalisa cette chose en 1999, à peu près l'époque ou Takeshi Kitano enchantait les tapis de festivals du monde entier avec ses films de yakuzas affables ou de flics dérangés. Miike sait tout faire, tout filmer, mais semble surtout s'éclater à faire exploser tous les codes des genres et de mise-en-scène. C'est un cinéaste véritablement punk, qui fait du désordre son miel et l'explosion la quintessence de son style (et pour tout dire: son but ultime).

Ce polar (le duel à distance puis la lutte à mort entre un malfrat chinois stylé et un flic tête brûlé sur fond de guerre des gangs) ne semble pas constitué comme les autres. Miike n'en a pas grand chose à faire de voir s'écouler les scènes les unes après les autres en prévision de quelques coups d'éclats et en cela, il pourrait en remontrer à Tarantino, un de ses grands fans, qui n'opère plus, lui, que dans le but d'installer ses grandes scènes.Chaque séquence est prétexte à coup d'éclat instantané. Lorsque ce n'est pas d'un trait d'hyper-violence dont il a le secret qu'il "imprime" une scène (un meurtre scatologique par exemple, rien que ça, ou l'esquisse d'une scène de zoophilie live), c'est par le saugrenu d'une réplique, le décalé d'un personnage, le regard étrange d'un protagoniste, la réaction anormale d'un figurant, ou l'exagération toujours en marche du scénario (toujours plus !) Dans le cinéma de Miike, tout est prétexte à s'affoler et, en premier lieu, à affoler le regard. Et la morale.

Cet homme a signé AUDITION ou ICHII THE KILLER tout de même, et ce qui pourrait passer pour de la sauvagerie complaisante est bien autre chose. Son cinéma est tellement au-delà des normes admises en terme de violence qu'il surpasse tous ces contemporains, même les plus sadiques, en terme de cruauté et d'imagination perverse. Contrairement à pas mal de réalisateurs de slashers aujourd'hui qui cherchent le point limite de la résistance de leur spectateur, Miike prend son pied à toujours dépasser les limites de l'imagination du public. et y arrive.

Quand la scène finale survient, feu d'artifice qui vous éclate au fond de la gorge en un bel éclat de rire, on est sûr que ça ne pourra pas aller plus loin (le mot FIN est trompeur, DEAD OR ALIVE a deux suites, sur lesquels je vais me précipiter dans pas longtemps). Preuve, encore une fois, que Miike, même quand il est impossible de continuer, poursuit sa course folle. Son cinéma c'est ça: une bille de flipper en circuit fermé qui fait tilter la machine de plus en plus vite.

Même celles et ceux qui craindraient, à juste titre, ses excès de violence et de cruauté, pourront quand même se forcer à regarder les cinq premières minutes, absolument affolantes, montage épileptique de six séquences montées en parallèle à coup de 120 plans/minute. Un truc à faire passer Tsui Hark pour un moine zen. Libre à chacun de croire que Takashi Miike est dingue, c'est surtout un cinéaste génial.


Après ça, vu un tout petit film indépendant américain, fauché et absolument charmant, né sous le signe du cinéma de Rohmer et de Hal Hartley. FUNNY HA HA d'Andrew Bujalski (2002) nous raconte le quotidien de Marnie, jeune femme baladée de petit boulot en pauvre job et qui surtout, avec les garçons, n'y arrive pas du tout.

C'est drôle de se dire qu'on peut enfin voir dans un film américain des gens normaux, ni beaux, ni moches, dont les mornes existences et les looks anodins vous donnent un sacré coup de frais, à l'heure où on nous assomme de perfection bimbo et d'abonnement en salle de muscu. Les anti-héros de FUNNY HA HA sont  un peu tristes, un peu veules, et passent leur temps à s'excuser pour un rien (pour une indélicatesse qui n'en est pas une, un léger retard, une remarque déplacée sur un vêtement, pour la moindre pécadille). Dans cet environnement qui se voudrait parfaitement safe, les coups de coeur et les coups de foudre tombent aussi vite que les déceptions sentimentales, les malentendus gênants ou, le plus souvent, l'absence totale de répondant de ses fichus prétendants, plus ou moins bien déclarés.

Dans le rôle de Marnie, Kate Dollenmayer est parfaite: grande bringue dégingandée aux cheveux raides et aux traits boudeurs, presque bouffis, ses airs à la fois obstinés et un peu ailleurs finissent par laisser passer la beauté de son personnage. Au détour d'un béguin pour un beau garçon lors d'une fête arrosée, vite douché par le bellâtre pataud ("je ne sais comment faire dans ce genre de cas",esquisse-t-il après un premier baiser), ce qu'on voit s'allumer dans les yeux de Marnie est ce genre de détail auquel on s'attache, qu'on voudrait revoir, bref: à qui on souhaite de tomber amoureux (dont on tombe amoureux ?)

Du reste, cette petite production qui s'arrête aussi vite qu'elle est venue (sur une discussion qui sonne comme un marivaudage de plus, sans épaisseur, et nous descend là sans crier gare), aura eu ce mérite de me rappeler un cinéaste de la fin des années 80, aujourd'hui complètement oublié, et dont les films m'avaient alors beaucoup plu: David Burton Morris. PATTI ROCKS, quelqu'un pour se rappeler ? 



dimanche 24 mai 2020

Repartir de zéro.


Vu un Godard de 1967, coincé entre MADE IN USA et LA CHINOISE, c'est à dire son avant-avant-dernier film d'avant ses tracts politiques filmés. Comment les appelait-on, déjà ? Peu importe. 2 OU 3 CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE marque l'affirmation d'une plongée dans le politique qui voit et met du politique dans tout ce qu'il filme. Contrairement à ce que l'affiche laissait croire (avec la présence de la belle Marina Vlady en vedette), "elle" ce n'est pas elle justement, mais la banlieue parisienne, ou la ville de Paris et les blessures que les politiques urbaines de l'époque lui infligeaient. Destruction d'un vieux Paris, poussée des barres d'immeubles encerclées de périphériques. Godard y voit du politique comme il en aperçoit dans le sort réservé au couple, aux femmes (il y est beaucoup question de prostitution pour arrondir les fins de mois, et ce dans un cadre conjugal des plus conventionnels).

Le prisme Godardien de l'époque, teigneux, irascible et terriblement mélancolique, met parfaitement en lumière les bouleversements de l'époque et la standardisation des désirs: travail - loyer - électricité - machine à laver - télévision couleur, ce sont tous ces besoins, toutes ces envies préfabriquées dans ce nouvel ère "américain" ("America über alles" revient souvent dans les dialogues comme une rengaine qui fait mal) qui font des épouses des prostituées occasionnelles, et des époux des maquereaux pontifiants.

Il y a à boire et à manger là-dedans, à prendre et à laisser (c'est du Godard), et il est sûr qu'à la seconde vision, même dans la foulée, d'autres passages me sauteraient aux yeux: monologues de quidam pris au vif dans les cafés, dans lesquels jaillissent soudain des torrents d'émotion et de tendresse, saynètes absurdes qui en disent long comme elles ne veulent peut-être rien dire (un zig pioche des livres au hasard, en dicte un bref passage à un autre zig, en prend un autre), mort subite du lecteur, mort subite du savoir..

Le film est volontairement noyé de références aux livres (des coins de couvertures d'essais politiques en insert), et tamisé par la voix-off de Godard qui chuchote ces commentaires au-dessus des images: on tend l'oreille à ce qu'il dit, prêt à crier sur celui qui fait du bruit derrière: c'est souvent très beau, bien souvent radical, c'est Godard.

MADE IN USA marquait en ce qui me concerne un point de rupture avec son cinéma: toutes ses scènes de dialogues derrière le bazar de la circulation automobile parisienne avaient fini par trucider ma patience, et mon extrème affection pour son cinéma. Ici, il refait parfois le coup (lors, notamment, d'une superbe scène de dialogue entre Juliet Berto et un homme qui teste sa "largesse d'esprit" sur le sexe et finit par trahir des vues étroites sur les femmes; derrière, quelqu'un fait un chambard pas possible en jouant au flipper).

C'est quand même bon de revoir un film de lui de temps en temps. On ne pourra qu'y constater une justesse de vue sur son époque qui fait encore mouche, un demi-siècle plus tard. Quand même, plus je vieillis, plus j'aime les femmes, et le cinéma, et les films de Jean-Luc Godard.

Vu à l'occasion d'un cycle informel autour du cinéma Indien NASEEM de Saeed Akhtar Mirza (1995), qui relate par le prisme d'une famille musulmane de Bombay un fait divers qui avait secoué l'Inde en 1992, la destruction d'une mosquée et les violences entre hindous et musulmans que cela avait déclenché. Naseem est une jeune fille radieuse qui ne jure que par son grand-père, vieil érudit pacifique en fin de vie, et partagée entre une famille aimante et un avenir radieux: Naseem est aussi une jeune fille brillante.

Toujours un peu de mal avec le cinéma Indien, engoncé dans des principes de mise-en-scène sans doute inféodé à ses maigres moyens. Quand ce n'est pas de lutte des classes ou de condition féminine qu'il s'agit, ce cinéma nous parle de politique et de guerre civile. Les tensions entre musulmans et hindous sont connues (et durent encore, ne semblant pas vouloir prendre fin) et l'intelligence du film de Akhtar Mirza est de nous relater ce fait historique qui a secoué l'Inde toute entière, par ses répercussions sur les affects d'une famille bourgeoise et installée.

Comme souvent dans le cinéma Indien, les hommes n'ont pas le beau rôle, et les femmes sont autant celles qui subissent le poids des injustices et de leur condition que celles par qui l'avenir pourra être amélioré. Le film vaut surtout par les torrents de tendresse et de compréhension entre Naseem et son grand-père, qui sait qu'il n'y a plus qu'elle sur qui compter pour reprendre le flambeau de la tolérance et de certaines valeurs attachées à son amour de la poésie et de l'humain.

Ainsi, ses joutes avec un jeune intellectuel arrogant tournent court; il ne saura pas lui expliquer que la réponse à la violence par le feu est une impasse meurtrière. Aussi le cercueil du vieil érudit finit par croiser la course folle d'étudiants musulmans fous de rage, prêts à en découdre.

La vraie catastrophe du jour, c'est ça:

Vu CHARLIE COUNTRYMAN d'un certain Fredrik Bond (2013), incroyable bordel scénaristique dont on se demande comment il a pu passer les grilles du comité de lecture. On se demande surtout comment pareil navet a pu séduire, sur le papier, Shia LeBoeuf, Mads Mikkelsen, Melissa Leo, Vincent d'Onofrio et Evan Rachel Wood. Sous couvert de thriller déluré (le jeune Charlie écoute sa maman, qui vient de passer de vie à trépas, lui conseiller d'aller à... Bucarest pour se consoler), pour se retrouver assis dans l'avion à côté d'un monsieur qui meurt durant le vol (juste après avoir clamsé, pareil: celui-ci lui dit qu'il a un truc à apporter à sa fille). Ladite fifille est violoncelliste dans l'Orchestre de Bucarest, son mec est un tueur violent et dangereux, il y a une K7 VHS compromettante à retrouver, la fille est peut-être tombée amoureuse de Charlie, Charlie sympathise avec deux freaks anglais dans une auberge de jeunesse où les drogues dures coulent à flot. C'est peut-être à cause de tous les médicaments que Charlie avale que sa perception du monde est comme ça (passer de TRAINSPOTTING à DONNIE DARKO en deux secondes, de PULP FICTION à MR BEAN en un fondu-enchaîné).

On est prêt à soupçonner les auteurs de cette pantalonnade d'avoir lorgné directement sur le statut de film-culte et, à ma connaissance, ça n'a pas pris. Le loufoque et l'absurde peuvent s'embarrasser de bien des choses mais il aurait fallu que quelque chose tienne le coup dans cette structure branlante pour soutenir le reste. Même Mikkelsen, pourtant impeccable en époux jaloux et très dangereux, semble lâcher la rampe lors des dernières scènes, final aussi libérateur que stupide.

Mais il faut savoir risquer le diable lorsqu'on tente des séries B, voire Z, tard le soir. Tenter le diable et se retrouver avec un guignol sur les genoux, voilà l'impression que ça fait, CHARLIE COUNTRYMAN.

Le mot de la fin par JLG, qui a le mot fin pour tout:

"Puisqu'on nous ramène à zéro, c'est de là qu'il faut repartir."

Merci Jean-Luc. A demain.


samedi 23 mai 2020

Sans vous, ça ne peut pas aller mal...



Ne jamais démarrer une journée de cinéphagie par un nanar, règle que j'ai malencontreusement mise de côté hier à mon grand damne ! C'est après avoir savouré (ou enduré) quelque(s) film(s) ardus / foisonnants / opaques / incernables / passionnants que le cinéphile ainsi repu peut aller voguer sur les eaux de la série B pour laisser refroidir la machine.


Vu LE CORSAIRE NOIR (1976) de Sergio Sollima à l'heure du thé alors que ce film de pirate méritait bien le fin fond de soirée avec son digestif sous le coude. Vraie déception en réalité, tant il me semblait qu'on était en droit d'attendre plus d'un des trois fameux brigands du western spaghetti, filière historique (avec Leone et Corbucci, bien entendu). Lui qui s'était si bien illustré dans ce genre-là comme dans le giallo... Kabir Bedi, que les anciens morveux de ma génération reconnaîtront du premier coup d'oeil comme étant l'interprète de l'héroïque série SANDOKAN, cette star indienne égarée dans les co-productions européennes hasardeuses comme dans les séries B hollywoodienne, y promène sa mise élégante, ses moustaches en porte-manteau et son immense regard marron-vert en bondissant de vague en vague tel un Douglas Fairbanks de cabaret.

Parfois il sourit (et c'est très beau, jolies dents blanches !), soit il fixe l'horizon d'un air brave, soit il fixe l'horizon d'un air éploré (et là, c'est comme s'il sortait d'une plongée en mer morte sans masque: il a les vaisseaux des yeux tous pétés). On a pensé à embaucher Mel Ferrer pour incarner le félon de service, deux ou trois beautés à fort décolleté (la brune pour l'indienne brave et fière, la blonde pour l'aristocrate amoureuse, la rousse pour l'aristocrate-couche-toi-là), tout ça pour se rendre compte que le film de pirate, à l'instar du péplum, ne supporte pas trop le discount décontracté ou, du moins, ça n'est pas sur cet air-là qu'on arrivera à transcender le genre, s'il y a besoin. Le PIRATES de Polanski échouera sur les mêmes récifs. Enfin bref, un sacré film de merde.

On retiendra tout de même cet échange galant pour adeptes de collector #metoo:

- On m'a dit que l'Eglise venait de reconnaître que les femmes possédaient une âme, elles aussi.
- Cela tombe bien, c'est bien la seule chose en ma possession que je ne partage avec personne.

(Rhooo).

Ainsi, pour se refaire les niveaux et au hasard de pérégrinations dans les entrailles d'une pateforme de streaming chère à mon coeur, je suis donc tombé sur un nid de courts et moyens-métrages des jumeaux les plus fifous du cinéma anglais, les frères Quay. Cela tombait bien, puisque après avoir revu leur INSTITUT BENJAMENTA en copie neuve au cinéma, je m'étais dit que mince alors, c'était quand même ballot de ne pas pouvoir en voir plus.

Vus en enfilade ces merveilles de films d'animation de Timothy et Stephen Quay: RUE DES CROCODILES (1986), la quadrilogie STILLE NACHT (1988, 1993 et 2001), REPETITION POUR DES ANATOMIES DEFUNTES (1988) et LE PEIGNE (1991).

Voilà vraiment un cinéma unique auquel on travaille dans un premier temps, - paresse du cinéphile qui se rattrape aux branches comme il peut -, à rattacher à Kafka, Edgar Poe, Lewis Caroll mais aussi Lovecraft. La seule balise cinéphilique qui serait disponible serait les films d'animation de Jan Svankmajer (et je n'en ai vu aucun) et, a posteriori, à David Lynch (une même appétence pour les lapins humains et les créatures molles qui tapent contre les vitres à une vitesse hystérique). Leur cinéma est d'abord ancré en Littérature.

LE PEIGNE est une adaptation de Robert Walser (comme L'INSTITUT BENJAMENTA) et RUE DES CROCODILES celle d'une histoire de Bruno Schulz. On peut dores et déjà trouver un point commun ici avec deux écrivains dont la particularité était qu'ils laissaient infuser leurs appréhensions et leurs angoisses dans le réel, pour le raconter à leur manière ensuite, plutôt que de laisser ce soin à leur imagination, comme d'autres. Et leur "appréhension" commune de ce réel,  était marquée par la dépression et le malheur. Je ne sais pas si l'univers mental des frères Quay est aussi angoissant et morbide que ce que leurs films peuvent laisser croire, mais il est sûr qu'ils adorent filmer les poupées sales et brisées, les vis qui tombent de meubles vermoulus dans une poussière humide, des vitres grasses, des mains (en bois ?) qui rampent et volent comme des insectes, des pantins et des matières organiques aussitôt transformées en autre chose.

Les objets et les êtres vivants, animaux et humains, plantes vertes, tout ce qui meurt s'anime et tout ce qui vit tombe en autre chose. J'ai relu le conte de Schulz et me suis rendu compte que l'univers décrit (un quartier malfamé de boutiques insalubres et leurs occupants, malsains ou filous) était beaucoup moins noir et délirant, moins désordonné, moins non-sensé que dans le film. Autrement dit, les frères Quay, comme Lynch, partent d'encore plus loin.

Un cinéma ancré en Littérature mais surtout dans le Livre. Si l'esthétique de ce cinéma a plus à voir avec le muet qu'avec le cinéma actuel, ça n'est pas seulement parce qu'il en utilise certains éléments (la pellicule, parfois le 16 mm, une musique omniprésente sur des images muettes ou quasi), il se rapproche surtout du Livre en tant qu'objet: typographie élégante des cartons et génériques, délié de l'écriture et de la plume. 

Les frères Quay pratiquent un cinéma d'après l'écriture, et qui donne l'impression de faire fi de tout ce qui existe entre deux. Sur une écriteau d'épicerie on peut lire: "Can't go wrong without you" en conclusion de chaque épisode de leurs quatre STILLE NACHT, sans doute le plus abordable (j'allais écrire: adorable) et surréaliste de ce que j'ai vu hier. Sans vous, ça ne peut pas aller mal ?... Qu'on les laisse donc tranquilles, ces deux-là...

(Il s'agit de l'affiche originale polonaise, superbe; elle est signée d'un certain Andzrej Pagowski)

Vu afin de conjurer le mauvais sort qui pèse sur mon appréciation de Kieslowski depuis ses premiers films français, SANS FIN qui date de 1985, quelques années avant LE DECALOGUE, histoire de reconsidérer surtout un cinéaste qui s'était dévoyé en petit-bourgeois grandiloquent avec sa trilogie BLEU BLANC ROUGE. Le bourgeois était pourtant déjà bien là, mais polonais.

C'est bête, dit comme ça, mais le bourgeois polonais des années 80 a plus de souffrance à communiquer que le bourgeois du XVI° arrondissement de Paris (en toute époque, olala un gilet jaune, aaaah mais il a pas de masque, lui !). Ce qui étonne, c'est comment Kieslowski cherche à mettre beaucoup de sujets en une même histoire somme toute banale (se remettre de la mort de son époux), Solidarnosc, droit de grève, film de procès, de revenant, drame existentialiste, conjugal, tout fait signe dans son cinéma: un accident de voiture, la présence d 'un chien, une tapette à souris, une veillée funéraire. C'est épuisant, et quand s'élève la musique (magnifique) de Preisner, on s'affole tout à coup pour essayer de comprendre où donc on a oublié de s'émouvoir, quelle marche on a pu rater pour ne pas comprendre.

Il suffirait sans doute qu'on puisse s'identifier quelque part avec ses personnages (avec la Binoche de BLEU ou la veuve de son brillant avocat comme ici, rien à faire), comme dans TU NE TUERAS POINT et son idiot vulgaire, commun à tous. Si je retourne à Kieslowski parfois, c'est pour retrouver la force du théorème et de l'implacable émotion qui résultait de ce film-là.

Malgré tout ce que je viens d'écrire, qu'on n'aille pas croire que je déteste ce cinéma, non: il me garde à distance. Ou, pour être plus honnête que ça, c'est moi qui le repousse un peu. Force est de reconnaître, quand même, que la première scène, où l'avocat enterré la veille nous parle de la chambre où dort sa veuve, et nous explique son accident, est plus que sublime: c'est du très très grand cinéma.

Comme quoi, rien n'est perdu. On va continuer d'insister sur Krysztof Kieslowski. 

En attendant,