dimanche 5 novembre 2023

THE OLD OAK, tête dure et ventre plein.



 Sur Ken Loach on aura bientôt fini de tout dire, et il n'est pas sûr que le vieux chêne du cinéma britannique en ait encore beaucoup à nous raconter non plus. Tant pis, et même si notre bonhomme a bien voulu annoncer que The old oak serait sans doute son dernier film de fiction, peu attiré par le reste des sorties actuelles je suis allé jeter un oeil à son dernier opus, quand même.

Certainement pas son meilleur film même si le cinéaste nous assène d'entrée quelques leçons de mise-en-scène: son incipit avec ce montage de photographies que Yara est en train de prendre à son arrivée en car, avec d'autres réfugiés syriens, dans ce village perdu quelque part dans les environs de Durham, en est le meilleur exemple. The old oak est donc l'histoire d'une adoption, celle de familles de migrants par une communauté du nord de l'Angleterre abimée par la crise, le genre de celle que Loach a déjà filmé cent fois. 

Les yeux encore brouillés par les larmes que le film nous arrache de force lors de ses dix dernières minutes, on en ressort renforcé dans ses propres convictions quant à la nature humaine et vers où le monde se dirige tout droit (dans le mur), et surtout dans celle que le vieux cinéaste n'a pas dévié d'un pouce dans ses principes éthiques. A une journaliste qui lui demandait récemment s'ils commençaient, Paul Laverty et lui, à concevoir ses histoires selon un angle romanesque ou politique, le réalisateur de My name is Joe faillit perdre son sang-froid: mais bon sang, quoi qu'on filme, on en arrive toujours à parler politique !


Loach est fait de ce bois brut dont on ne fait pas les tiroirs Ikea. The old oak confirme tout ce que l'on savait déjà de lui: qu'il n'y a personne pour filmer comme lui des engueulades au pub ainsi que les élans d'empathie dont ses personnages sont bien souvent capables. Avec cette capacité à employer des acteurs non professionnels dont les attitudes ne s'inventent pas dans les cours d'art dramatique (Dave Turner, ancien syndicaliste et ex trimard aux vies multiples ici en patron de pub pouilleux qui accepte d'utiliser son arrière-salle en réfectoire collectif), cet art de faire respirer des rues toutes entières au rythme d'existences délabrées.

Là où on est surpris, et même assez déçu, c'est cette propension soudaine à jouer sur la corde tire-larmes en pinçant très fort dessus: le coup du chien surtout,  comme les dix minutes finales (heureusement prolongées par une belle scène de liesse et d'unité) qui nous montre un cinéaste soudain pressé d'émouvoir alors qu'il a toujours su (comme Eastwood, autre vieux cabot cher à nos coeurs), nous faire trembler le menton en un tour de main, avec autrement plus de classe.


Quoi qu'il en soit, et comme c'est sans doute la dernière fois que nous pouvons voir un nouveau Ken Loach, posons-nous cette question, fort simple: qui maintenant pour filmer les restes de la classe ouvrière broyés par le système, qui pour s'acharner encore à nous montrer ses injustices et l'indifférence sans coeur des puissants ? Et je ne parle d'un ou d'une cinéaste qui ferait de temps à autre un film "engagé" sur les gilets jaunes, les centres de rétention ou la main-mise des ultra-riches sur nos existences, mais passerait toute sa carrière de cinéaste à ne filmer que cela ? 


Ce que nous raconte The old oak est fort simple; une fois balayés les soupçons, la peur et les préjugés, des misérables décident d'aider des misérables venus d'ailleurs, et cela serait une utopie parfaite et enfin réalisée sans l'intervention de trois connards, pas les moins bruyants (un petit coup sur la gueule des réseaux sociaux en passant, très bien). A deux doigts d'un rêve, pas tout à fait gâché (le film est au fond plutôt optimiste), mais presque... 

Ken, vieille tête de mule, tu vas nous manquer.

dimanche 29 octobre 2023

LE REGNE ANIMAL, on est mal.



Dans le premier film de Thomas Cailley, Les combattants, le personnage incarné par Adèle Haenel s'entrainait à survivre à la fin du monde qui selon elle n'allait pas tarder à advenir en éprouvant son corps de jeune femme aux méthodes commando. Voilà un cinéaste qui a de la suite dans les idées, et que l'expérience collective des confinements de 2020 et de la pandémie a apporté de l'eau au moulin de son projet d'écriture: raconter une autre histoire de catastrophe globale en imaginant un monde où une bonne partie de l'humanité se transformerait en bêtes.

De ce postulat fort simple, une belle idée de science-fiction au croisement de la série The leftovers (un dixième de la population s'évapore un beau jour sans crier gare) et de L'ile du docteur Moreau (un devenir-animal possible ici sans même le concours de l'homme) qui n'oublie pas les quelques règles de base de ce genre de film: prendre son sujet au sérieux d'abord, et tout emporter au rythme du grand cinéma d'aventure.

Sur ce deuxième point, Cailley fait le boulot comme un grand. D'emblée, il scinde l'espace en deux entités dissemblables, la société des hommes d'un côté et de la forêt de l'autre, avec entre les deux ce sas impossible qui serait l'espace d'un confinement forcé (les humains en phase de mutation hospitalisés  dans des centres médicaux spécialisés) d'où les créatures sont parquées de force et s'échappent à la moindre occasion. A cet accident de la nature vient s'en ajouter un autre: celui provoqué par une tempête durant laquelle des dizaines de bestioles prennent la clé des champs dont l'épouse de François (Romain Duris, vraiment excellent), qui est en train de se transformer en quelque chose de griffu, de poilu, et d'un peu agressif (elle a attaqué Emile, son propre fils).


Il a surtout l'excellente idée de transplanter le feu de l'action en milieu rural, dans un Sud-ouest qu'il connait bien avec ses fêtes votives, son esprit festif et chasseur où on sait comment traiter les problèmes de nuisible sans faire appel à la maréchaussée. La petite ambiance de chasse à courre dans la dernière partie, juste après un moment assez dur où Emile se fait humilier par un camarade faussement sympathique et joueur, mais vrai tyran harceleur, offre au film son tirant d'adrénaline que les films de genre américains ne savent plus inoculer à leurs grandes scènes d'action depuis longtemps.

C'est drôle, mais les effets spéciaux ont beau être parfois un peu cheap, lors des scènes avec l'homme oiseau notamment, elles émeuvent mille fois plus que les embardées en plein ciel de l'Angel torturé des X-men, autre pauvre petit gars ailé et malaimé qui avait du mal à assumer sa nouvelle nature. Thomas Cailley s'est longuement expliqué sur ce refus obstiné d'avoir recours au tout numérique, et on ne saurait trop l'en remercier: ses bestioles aux nouvelles écailles et aux grotesques tentacules, aux profils simiesques ou aux physionomies impossibles sont mille fois plus frappantes que n'importe quel tour de passe-passe de Dr Strange. 


Il y a quelque chose à palper, à toucher presque, à sentir dans ses corps qui nous rappellent à notre propre condition d'animal, dans un monde tout à coup privé de ses voiles cosmétiques: Emile qui dit à son père qu'il devrait se prendre une douche avant qu'ils ne tombent dans les bras l'un de l'autre, hilares. Emile qui dit à sa petite copine qu'elle "sent bon" justement parce qu'elle n'a pas pris la sienne. François qui dit à son fils qu'il le trouve beau, avec son nouveau profil de jeune prédateur.

Dans Le règne animal, cela sent le fauve peut-être mais cela respire à fond le cinéma très politique. Si l'on pense très fort à la pandémie que tout le monde a subi, on peut aussi penser aux centres de rétention où sont astreints à résidence tous ces migrants qu'on ne saurait voir, aux descentes policières dans les ZAD pour y déloger tous ces punks qui empêchent l'exploitation des espaces naturels et, bien sûr, à notre capacité à devenir autre chose que de simples hommes ou de simples femmes. 


Tout cela fait que Le règne animal possède un sous-texte presque plus rentre-dedans que les brûlots les plus politiques signés John Carpenter ou George A. Romero. Le jeune cinéma français fantastique aime à flirter avec le monde animal depuis un moment (Jacky Caillou, Teddy...) mais on est heureux de le voir travailler aussi fort, et de front, une matière aussi sociétale, tellement d'actualité.


Le film de Thomas Cailley n'est pas parfait, il possède des longueurs, ses moments un peu lourds, mais il faut saluer son aplomb face à un sujet aussi radical, comme ses échappées intrépides où au beau milieu d'une scène d'action presque drôle par exemple (Adèle Exarchopoulos plongeant tel un rugbyman par-dessus un étal de fruits et légumes pour plaquer au sol un jeune fuyard mutant), la course folle s'arrête pour s'attendrir sur un jeune garçon pangolin effrayé, blotti dans un coin, qui s'enroule dans sa carapace. C'est fou comme parfois, un plan suffit à tout dire.

Thomas Cailley a ses obsessions. Il a peur de l'avenir, aime la nature et se méfie des uniformes, c'était déjà dans Les combattants. Tout cela me le rend très sympathique. On espère qu'il saura nous envoyer d'autres fables à l'avenir. Et plus qu'un film tous les 9 ans...



dimanche 22 octobre 2023

LE PROCES GOLDMAN, la vérité est ailleurs.


 

On ne l'a pas encore aperçu que, déjà, il casse les pieds à tout le monde. Ses avocats se lisent les lettres que leur client, Pierre Goldman, leur a adressé quelques jours avant le procès en appel qui doit se dérouler à Amiens. Scène magistrale où se dessine déjà toute la duplicité agaçante de ce drôle de personnage qui s'adresse à Georges Kiejman avec un fiel tout orné de précautions oratoires, et déroule au contraire un laïus presque grossier à son endroit dans une autre lettre. Il veut se débarrasser de ses avocats puis se ravise. Kiejman et ses associés vont devoir sauver de la perpétuité un homme aussi intenable qu'une savonnette.  

La difficulté de défendre un accusé pareil, qui refuse de se taire et parait suffisamment sûr de ses talents de bretteur pour en découdre tout seul est partout présente dans Le procès Goldman. Il n'a aucune confiance dans la justice française, il se méfie même de Kiejman qu'il qualifie par ailleurs de "juif de salon", il se dit lésé par les procédures policières, traite le procureur général de larbin fasciste, affirme que la police française est raciste bref, fournit tout l'attirail du parfait gauchiste énervé et sûr de son fait.


Depuis Saint-Omer d'Alice Diop sorti l'an dernier, on assiste à une résurgence du film de prétoire en France, jusqu'au récent Anatomie d'une chute et même le dernier Breillat qui bifurque in extremis avant de s'y embarquer. Cet intérêt soudain pour ces lieux où les vérités se décident et les individus sont décortiqués offrent toujours cette conclusion presque absurde que plus elle est fouillée, plus la réalité nous échappe. 

On connait l'épopée du procès de Pierre Goldman, sorte de pop-star de l'ultra-gauche biberonnée au sein de la révolution cubaine et du printemps de Prague et d'un background familial difficile à assumer pour lui, qui se rêvait en héros de la Révolution alors que ses propres parents, piliers des réseaux de la résistance lyonnaise durant l'occupation en étaient, eux, de véritables. On a fini aussi par cerner ce personnage pétaradant et grossièrement raconté par les médias de l'époque, de gauche comme de droite comme le fruit de son propre imaginaire romantique, malmené par une psychologie pour le moins fragile, qui se rêvait en Che mais fut surtout un braqueur de merceries.


Sans savoir si le film de Cédric Kahn s'adosse correctement à la réalité de ce procès mouvementé, on est tout de même heureux de retrouver en pleine forme un cinéaste qui m' avait quelque peu navré avec son précédent Fête de famille, qui ressemblait en tout point à du Assayas en très petite forme. Le réalisateur de Bar des rails et de Roberto Succo nous revient avec cet oeil incisif et précis qui ici quadrille les possibilités filmiques d'une salle de tribunal, - sans  quasiment jamais en sortir - en s'appuyant surtout sur le jeu tout en contrastes des parties au combat: jeu théâtral et phrasé presque pompier pour la partie civile et l'accusation (Nicolas Briançon et Aurélien Chaussade), parlé direct et parfois faussement hésitant, peu autoritaire, de Kiejman et du juge (Arthur Harari et Stéphan Guérin-Thillier) et, au milieu ou plutôt à l'écart, un Arieh Worthalter extraordinaire en Pierre Goldman tantôt affaissé sur lui-même, tantôt dressé comme un coq de combat. Il faut voir comment le comédien le joue et comment Cédric Kahn le filme: comme un corbeau dans sa cage, jaugeant son auditoire avec ce regard parfois halluciné qui semble tantôt tout comprendre, et parfois rien du tout.



Kahn filme surtout ce tribunal comme une arène aux strates idéologiques bien rangées: les "rouges" derrière Goldman qui applaudissent aux bons mots de l'accusé, souvent très cabot, ses amis antillais au fond de la salle, les représentants de la pj juste devant eux, la famille et les proches au premier rang. Devant aussi, muettes et comme oubliées, les familles des assassinés. Chaque rangée détenant sa propre vérité sur ce drôle de gusse. Il est d'ailleurs curieux que tous les témoins appelés à la barre aient l'air de n'avoir absolument rien vu (certains aveuglés par leur racisme primaire, ou ces policiers perdus dans des procédures qui s'avèrent avoir été bâclées).


Intéressant d'avoir réactivé cette figure d'une autre époque, les années 60/70 où les clivages étaient ailleurs mais pas moins marqués qu'aujourd'hui. Voir Le procès Goldman quelques jours après les exactions du Hamas en Israël, qui ont rappelé même aux Juifs de France qu'il existait encore des gens pour souhaiter leur mort, nous fait mieux comprendre de quoi les obsessions - et la folie sans doute -de Goldman était constituées. D'une peur que celles et ceux qui les avaient pourchassé et contre qui ses parents s'étaient battus étaient toujours là, cachés dans les arcanes de l'Etat, de la justice, de la police, dans l'âme même du Français moyen et que cette peur du Juif traqué, contre qui on pouvait monter n'importe quelle machination, était toujours dans les rouages inconscients du pays. 

Les termes employés par quelques témoins douteux à l'égard de Goldman ("sale crouille", "moricaud") renvoient à d'autres terminologies, plus modernes, qui ne s'adressent plus à la même catégorie de personnes, - le curseur de l'intolérance a bougé, à ces figures de têtes de turcs s'en sont rajoutées d'autres -, mais la mentalité reste la même.


Le film a le mérite de montrer un Pierre Goldman pour le moins équivoque "jouer" avec cette obsession, sachant que son obsession de la persécution comme sa paranoïa surjouée recelait, comme tout paranoïaque le sait bien,  sa part de vérité.  

C'est drôle, mais Cédric Kahn qui me convainquait plus ces derniers temps pour ses talents de comédien que de cinéaste, fait ici appel à un autre cinéaste, Arthur Harari (très bon) pour y jouer un rôle important. Laetitia Masson y a aussi un petit rôle. Son passage de l'autre côté de la caméra lui a apporté une assurance en terme de direction d'acteur ici assez fulgurante: tous les interprètes y sont impeccables, Arieh Worthalter en tête. 

Sans oublier l'immense Jerzy Radziwilowicz, l'ancien comédien fétiche de Wajda, vu aussi chez Godard ou Kieslowski, qui en père de Goldman offre l'intervention la plus bouleversante de ce film de prétoire plus engagé qu'historique... qui nous rappelle surtout que la vérité d'un homme, après Anatomie d'une chute qui ne disait pas autre chose,  n'est pas celle qui se décide en ces endroits solennels (Goldman revint plus tard sur le meurtre de la pharmacie) et que certaines sentences peuvent tomber d'ailleurs (Goldman sera assassiné 3 ans après sa sortie de prison).



dimanche 15 octobre 2023

LES FEUILLES MORTES, couchés les damnés de la terre.


 Dans quel monde trouve-t-on encore des cinémas où l'on projette un Jarmusch de 2019, Pierrot le fou, Le trou de Becker, L'argent de Bresson et Rocco et ses frères ?  Dans quel univers, le vendredi soir, on peut aller boire des coups et draguer un peu lors de soirées karaoké et y chanter un bon vieux rythm'n'blues, une chanson traditionnelle finnoise ou un lieder de Schubert ? Dans quel cinéma les personnages écoutent les nouvelles sur la guerre en Ukraine sur de vieux postes radio et sont obligés de louer un ordinateur dans les cafés pour aller sur le site de leur Pole Emploi ?

Ennemi juré de la modernité, Kaurismäki est en revanche l'éternel soutien des damnés de la terre. La Finlande d'en bas vs la Finlande d'en haut (enfin, pas très haut quand même), avec ici des contremaitres de chantier pourris, des patrons de pub dealers et malpolis, des responsables de magasin nazifiés par le système et leur fidèle "collaborateur"; le vigile bas du front qui cafte pour une barquette de lasagne périmée retrouvée au fond d'un sac.

Le monde moderne vraiment, pas un truc pour lui.


On parle d'une trilogie pour ce nouveau film du maitre finlandais, et franchement je ne vois pas quels sont les deux autres films dont on parle. Tout ce que je sais, c'est que c'est un film de Kaurismäki, le cinéaste à la filmographie la plus rectiligne du monde. Kaurismäki, c'est un système si on veut, une manière de filmer bien particulière, des tics de mise en scène peut-être, mais tout cela procède d'une telle rigueur et, -osons le mot même s'il est bien usurpé ailleurs - d'une déontologie humaniste qui repose sur quelques solides principes: émouvoir sans appuyer sur le tire-larmes, faire rire sans se moquer, dénoncer sans en faire des tonnes. 

Son décorum tout dépouillé participe depuis toujours de cette manière de faire: un mur grossier, quelques affiches, des personnages accoudés à une table dont les silences sont éloquents et les mots importants. On ne parle pas pour ne rien dire dans un film d'Aki, on ne se lève pas de table ou de son lit sans une bonne raison non plus.


Deux abimés de la vie: Ansa, jeune femme timide qui accumule les boulots merdiques et possède le plus charmant clignement d'oeil du monde (Alma Poysti) et Holappa (Jussi Vatanen), ouvrier sidérurgiste alcoolique qui déprime à force de boire, et boit parce qu'il déprime. Pendant que le copain de l'un tente de draguer la copine de l'autre, le regard de ces deux-là se croisent, ça fait tilt mais ils vont mettre un bout de temps avant de se rejoindre complètement.

Les trésors de mise-en-scène employés ici pour raconter les chagrins de l'une (le téléphone qui ne sonne pas), la malchance de l'autre (un numéro noté sur un bout de papier qui s'envole), la ténacité de ses égarés qui se cherchent et ne trouvent que des traces de l'autre, comme ce tas de mégots devant le cinéma où il s'étaient vu la dernière fois, tous les "trucs" de Kaurismäki enchantent cette banale histoire d'amour et de lose comme seul lui sait le faire.




Ce dernier plan, génial, qui s'appuie sur un nom ("Chaplin"), un chien et deux personnages qui s'éloignent battent le rappel d'autres histoires, intemporelles elles aussi et solidement ancrées dans la mémoire collective. C'est tout de même quelque chose d'être le digne héritier d'Ozu, de Bresson et de Chaplin sans en avoir l'air, d'avoir si bien compris toutes leurs leçons et d'en rendre ce cinéma si simple, et tellement éloquent.

Comme je l'aime, cet homme.

mardi 10 octobre 2023

L'ETE DERNIER, l'ange exterminé.



 On ne va jamais voir un film de Catherine Breillat la fleur au fusil, en se disant qu'on va passer un bon moment. Malaisant comme disent les djeunes, son cinéma a toujours été constitué de ces petits riens issus de la plus triviale banalité, des petits riens poussés à bout par l'insistance vétilleuse de cette drôle de dame à nous montrer la face sombre de la féminité. Breillat n'a jamais été récupérée par le féminisme moderne, - c'est heureux pour elle - et, irréconciliée pour toujours avec les tenants d'un cinéma naturaliste qu'elle ne fait que mimer et les idéologues qui n'ont jamais su comment la récupérer, il s'agit toujours de bien faire gaffe à ce qu'elle nous montre avant d'en causer.


Signe qui ne trompait pas, au joyeux concert de coincés du cul et du grand écran qui ont encore une fois mitraillé cet Eté dernier, les mêmes se sont adjoint cette fois pas mal de commentaires à chaud qui portaient le film aux nues. A cela une explication sans doute: jamais Breillat n'a aussi bien filmé qu'ici, renforcé par la travail extraordinaire de sa chef-opératrice Jeanne Lapoirie, décisif lorsqu'elle filme les approches collé-serré entre Samuel Kircher et Léa Drucker, qui ont l'air dès leurs premiers plans ensemble de s'effleurer et de se chercher la bouche avec avidité.

Le cinéma de Catherine Breillat s'en retrouve tout changé: robes d'été et baignades au lac, apéros sur la terrasse et farniente dans l'herbe, on n'est plus ici dans la provocation frontale et son insistance à ne nous montrer que du beau cache un vice, bien entendu, qui n'est pas celui qui se retrouve posé là, juste sous nos yeux.


Il s'agit donc de l'histoire de la liaison entre une quadra et son beau-fils qui s'installe chez son père pour la première fois. Maison de campagne, chalet de villégiature, merco décapotable, les deux filles adoptives inscrites au poney et au judo, madame est juge aux affaires familiales et boit du vin blanc, monsieur est dans les affaires, a des déboires avec le fisc et boit du whisky japonais, tout cela est raisonnablement bien friqué et tient la corde niveau bonheur et affections partagées.


On a parlé de Théorème pour parler du dernier Breillat, et il y a effectivement quelque chose de cette figure d'ange exterminateur dans le personnage de Théo (c'est un gosse difficile qui a des comptes à règler avec son père et qui ne fait rien pour être aimé) sauf que les temps ont bien changé et que le monde laissé en cendres après le passage de Terence Stamp chez Pasolini, celui du monde de la grande bourgeoisie révélées à elle-même et détruite par le passage de la passion sexuelle a laissé la place à cette contre-utopie fatale qui ramène tout le monde dans ses pénates, et laissera comme cramé une seule figure, celui qui n'avait rien à foutre là.


Le scénario de L'été dernier et chafouin: il joue du statut et de l'expérience professionnelle d'Anne (formidable Léa Drucker) qui ne cesse d'être confronté au déni et au mensonge dans son travail et sait donc parfaitement comment composer et sauver sa tête lorsque la tempête déboule. Les personnages de la soeur d'Anne (Cotilde Courreau) et du père de Théo (Olivier Rabourdin) ne sont pas mal non plus. C'est comme dans ces romans cruels d'E.M. Forster ou de Thomas Hardy, dans lesquels tous les coups sont permis pour que les plus forts restent à leur place, et les manants tout en bas, quitte à les annihiler.

Ce rapport au romanesque britannique du XIX° siècle n'est d'ailleurs pas fortuit: un dernier coït pour la route dans la réserve à bois au fond du jardin fait irrémédiablement penser à Lawrence, of course, et si l'amant de notre Chatterley est ici le révélateur de la vilenie des chatelains, il en va de même du mari trompé qui dans le roman, impuissant,  encourageait cette liaison, et ici s'efforce de ne plus la considérer puisque source d'ennuis: ce fondu au noir sur la chambre à coucher des époux où n'est plus visible, à la fin, que la lueur d'une alliance en or, et le plus beau paraphe qu'on pouvait apposer à la fin de ce conte immoral..


Catherine Breillat continue donc à briser nos illusions romantiques sur la passion amoureuse ainsi que la justice et le partage des risques en amour. Ne comptez par sur elle pour rassurer ni flatter l'air du temps. Sa ténacité comme son refus d'obtempérer à la gentillesse font de cet ultime conte cruel, sans doute un de ses plus beaux films, une réponse à l'idéologie matérialiste qui domine et ne fait plus semblant de se cacher, un peu partout: du sexe à consommer, de l'argent à engranger ("cette histoire m'a coûté une blinde, souligne d'ailleurs Anne à son beau-fils), une position sociale confortable à sauvegarder coûte que coûte et pour le reste, on s'en fout.

mercredi 27 septembre 2023

N° 10, des Dieux et des clous.

 



Il va falloir attendre le début de l'année prochaine pour que Bruno Dumont recolle son pied dans le cul du bon sens cinématographique (là-dessus, je vous invite à aller jeter un oeil sur la bande-annonce de son Empire, ça promet), mais il y a quand même Alex Van Warmerdam en attendant. Artiste pluridisciplinaire, musicien, peintre, plasticien et cinéaste à ses heures, le Batave est lui aussi un empêcheur de filmer en rond qui n'a pas peur de grand chose, si ce n'est de marcher dans les clous et de rouler dans le bon sens.

Van Warmerdam, c'est l'auteur du fabuleux Borgman (2013), "home invasion" stoïque et très politique qui préfigurait d'une certaine manière le Parasite de Bong Jon Hoo (un film qui commence avec un étrange clodo à poil qui vient observer un riche couple dans leur riche villa lorsqu'ils dorment) et de l'incroyable Peau de Bax (2015)polar camouflé dans les polders où des malfrats aux motivations étranges se tiraient dessus à travers les hautes herbes. 



Rien ne ressemble à un film d'Alex van Warmerdam, pas même un autre film de Warmerdam. Tout juste pouvait-on trouver quelque accointance avec son deuxième film, le célèbre Les habitants, avec le style d'un autre grand bizarre contemporain, le Suédois Roy Andersson.

N° 10 n'est pas un biopic de Maradona ou Zidane, ni celle du dixième apôtre (c'est lequel déjà ?...) c'est un film sur... euh... bon ben voilà: c'est coton à expliquer.


Disons d'abord que nous nous trouvons devant un film coupé en deux: la première partie, du pur Warmerdam, est la relation chafouine et très amusante de la répétition tendue d'une pièce de théâtre par une troupe professionnelle. Très vite se révèle un petit cénacle où tout le monde espionne tout le monde, écoute aux portes, trahit, balance et mitonne de petites vengeances. Nous avons Marius, dont l'épouse est malade, ne dort plus la nuit et n'arrive pas à retenir son texte et Günter (le N°10 en question mais ça, il ne le sait pas encore et de toute façon, c'est dur à expliquer) qui couche avec Isabel, la femme du metteur-en-scène. 

Cette première partie est un régal de découpage où affleure tout de même, au centre de cette trame boulevardière,  quelques éléments de bizarre et d'absurde tout warmerdamiens: la fille unique de Günter se demande pourquoi elle n'a qu'un seul poumon et ne tombe jamais malade, et se met alors elle aussi à espionner son père tandis qu'un autre type, absolument étranger à ce petit monde, la suit tout en observant Günter. L'intervention de ce mystérieux personnage, type sapé comme un directeur d'agence d'assurance, dans la vie de Marius pour débloquer la situation (sur ordre... d'un archevêque allemand), comme celle d'un drôle de messager s'exprimant en langue inconnue vont propulser N°10 vers un autre univers, qui n'est vraiment plus le nôtre et que je ne tenterai même pas de vous raconter.



A ce stade ne nous vient justement que la référence à Bruno Dumont, mouvance Coincoin et les z'inhumains et qui m'a laissé comme deux ronds de flan, et sur le bas-côté, avouons-le aussi. Là où le bât blesse, c'est que cette extravagante propulsion hors du réel et de la trame narrative largue sa fusée et ses occupants sans parachute, ni même l'espoir de retoucher terre un jour. Pour rigolo qu'il soit, N°10 oublie un peu le petit personnel en route et, - j'ai beau me creuser la tête depuis que je l'ai vu - omet de faire un lien entre cette première partie presque brechtienne dans ses humeurs, sophistiquée dans sa mise en place et l'épisode barré de Star Trek, à moins que ce soit de X-Files qui suit.



Le film retombant tout de même allègrement sur ses pattes au gré d'un twist final qui a ravi l'agnostique en moi comme le nihiliste qui sommeille en chacun de nous, cette apogée scénaristique iconoclaste en diable et quasi grolandienne aura fait pouffer les quatre spectateurs venus à cette séance. Personne n'est sorti de la salle entre deux, mais j'ai bien senti que c'était moins une. 

Moins qu'à un fil, N°10 ne tient peut-être que par un clou: celui que Günter en rage plante dans le pied de son concurrent déloyal sur scène et dont on se souvient lorsque ces centaines de croix et de clous, justement, sont propulsés dans l'espace comme dans un mauvais rot. Le spectacle est annulé, sur terre comme au ciel. Vous aurez beau crier, tout cela ne sert plus à rien.

Film manqué sans doute, comme le montage de deux scénarios étrangers avec de belles rustines, mais spectacle pas anodin tout de même: ce fou de Van Warmerdam continuera après ce coup-là à garder mon allégeance.

jeudi 21 septembre 2023

FERMER LES YEUX, ou comment disparaitre complètement.

 



Victor Erice est un cinéaste trop rare pour qu'on puisse finalement en parler comme il faut. En ce qui me concerne, le souvenir très lointain du Sud s'est complètement estompé, je n'ai jamais pu voir Le songe de la lumière, reste juste la découverte récente, et foudroyante, de L'esprit de la ruche, son tout premier. 30 ans pour refaire un film, c'est long. Même si le cinéaste insiste sur le fait qu'il n'a jamais cessé de travailler pour le cinéma, il plane au-dessus de lui comme aura mystérieuse qui a trait à ses absences, à son silence, à la scrupuleuse attention qu'il porte à son art et à la manière d'en parler: dans les interviews qu'il donne ici et là, où se dessine le profil d'un artiste que le cirque médiatique indiffère et qui prend soin de peser ses mots.

Pour un cinéaste qui n'a rien montré depuis si longtemps, appeler son dernier film Fermer les yeux sonnerait presque comme une invitation à ne pas venir le voir, ce qui ne manque pas d'ironie. Un autre film espagnol récent, d'un cinéaste de la nouvelle génération Jonas Trueba, s'appelle Venez voir. C'est un film lapidaire pourtant, dans lequel on ne nous montre ni raconte grand chose, et dans lequel il n'y a effectivement pas grand chose à voir. Fermer les yeux est à l'inverse un film long, qui prend son temps, déborde de romanesque à ras bord, s'avance sur les fils croisés d'un brillant travail de scénariste, et de funambule, entre réel et fiction, création artistique et autoportrait peut-être, camouflé derrière cette histoire de disparition justement, et de désir de film inachevé.


Son personnage principal, Miguel Garay est un écrivain qui s'est essayé à une époque au cinéma, n'achevant pas son second film du fait de la disparition soudaine de son meilleur ami, et acteur principal de son film, Julio. Quarante ans que Julio n'a pas donné signe de vie et depuis, Miguel n'a plus rien écrit ni tourné, il vivote de traductions en tirant le diable par la queue. Une émission du type "Perdu de vue" lui propose de participer à un numéro sur la disparition de cette ancienne vedette du grand écran, et en déterrant les deux uniques bobines de rushes qu'un ami a précieusement gardé, va voir réapparaître quelques ombres.

On serait tenter de jeter un parallèle hâtif entre ce destin d'artiste contrarié et le long silence d'Erice, parallèle que le cinéaste renvoie gentiment dans les cordes lorsqu'on lui pose la question. Se raccrochant alors à la seule tenue de son film, il est bon de rappeler ce que Miguel, - homme assez disert et plutôt timide, qui a du mal à parler de ses oeuvres et a peut-être complètement fini de croire en tout cela -, élude les ambitions de ce projet de film inachevé en le qualifiant de "film simple, un film d'aventure".


La séquence inaugurale de Fermer les yeux est en cela assez magistrale: un prologue de "thriller historique" à la Perez-Reverte où un riche érudit espagnol reclus dans son pavillon de banlieue parisienne (appelé Triste-le-Roi) dans les années 40,  se sachant proche de la fin, demande à un de ses compatriotes, anarchiste exilé en France, d'aller lui retrouver sa fille naturelle à Shangaï pour qu'il puisse partir "après qu'elle l'ait regardé une dernière fois".


Or, ce n'est pas ce film que nous verrons, il s'agissait de la première bobine du film de Miguel, jamais achevé, et le mystère sera à aller chercher dans la vie-même, dans les raisons de la fuite, accidentelle ou volontaire, inexplicable et inexpliquée, de cette ancienne gloire.

On ne s'y attendait pas vraiment mais dans Fermer les yeux se trouve quelque chose de la liberté bariolée de certains films d'Almodovar: Erice se montre aussi libre et sans peur dans la construction de son film que l'ancien guide suprême de la Movida: mélodrame, film dans le film, la vie expliquée par le cinéma, le cinéma qui n'est rien sans la vie-même, une disparition de film noir, un amnésique de thriller, les fantômes du passé et même un zeste de la vulgarité de la télé-spectacle, le film rebondit sur toutes ces facettes avec une égale agilité, ne craignant même pas une grande scène finale qui au fond ne résout pas grand chose: ainsi va la vie que les images du passé finiront par disparaitre, ni ne pourront plus raconter quoi que ce soit à personne.

A plus de 80 ans, Erice signe tout de même un film intrigant qui parle autant de cinéma qu'un monde, - le sien - qui n'en a plus pour longtemps. Comme les deux (vieux) amis se retrouvent sans pour autant raviver la mémoire de l'un, Erice le filme tous les deux en haut d'échelles en train de repeindre en blanc un mur blanc. On efface tout et on ne recommence rien du tout. La solitude de Miguel, qui vit seul avec son chien sur un ancien terrain de parc d'attraction dans sa caravane a bien des similitudes avec le cabanon où son ami vivote en bricolant ses trucs et ses machins.


Reste que comme on se trouvait à des années-lumière de pouvoir comprendre les émotions ressenties par la petite Ana Torent devant le monstre de Frankenstein dans L'esprit de la ruche, il ne nous sera pas donné de savoir non plus ce que les yeux grands ouverts de Julio perçoivent.

On aura donc regardé un film de Erice sans doute pour la dernière fois (à moins qu'après 30 ans de silence radio, le cinéaste ne nous régale d'un film par an à partir de maintenant, ce qui serait presque drôle) et sur ce que ce "fermer les yeux" signifie, il s'agit de bien regarder au contraire, c'est comme ça que les oeuvres survivent à leur mort comme à celle de leurs auteurs. "Il n'y a plus rien à voir depuis que Dreyer est mort" plaisante -à moitié -, son vieil ami Max, gardien d'une cinéphilie de vieilles affiches et de bobines 35mm soigneusement rangées sur les étagères de son appartement, et qui roule encore dans une vieille 2CV.


Erice est trop lucide pour ne pas voir que ses principes de cinéaste sont aussi clairvoyants qu'ils laissent entrevoir le vieux con intransigeant. Pas compliqué de voir dans son dernier film comme une sorte de constat final, qui n'a pourtant rien d'amer. Mais le soin qu'il a apporté, encore une fois, à cette fable presque ironique sur une sorte d'obsolescence programmée du septième art (ce que ses propos sur l'avenir du cinéma démentent, d'ailleurs) fait sourire. Voir un grand cinéaste déployer autant d'efforts et de subtilités pour nous parler de la fin de l'histoire est émouvant, quand on comprend qu'il ne nous parle que de la sienne.

dimanche 17 septembre 2023

ANATOMIE D'UNE CHUTE ou le couple en langue étrangère.

 


Signe qui ne trompe pas, la sortie en salles d'Anatomie d'une chute aura fait taire d'un coup les polémiques vaseuses, lorsqu'elles n'étaient pas carrément douteuses, autour des propos de la réalisatrice lors de la remise de son prix à Cannes. Car tout le monde s'est retrouvé tout à coup face à un morceau de cinéma, un vrai, à côté duquel ces histoires d'argent public et de réforme des retraites devenaient hors sujet.

La belle et quasi unanimité critique autour du film n'était donc pas en toc: le film reprend à son compte tous les archétypes du "film à procès" pour en faire quelque chose de neuf et nous distiller sa vision du couple à un moment, le nôtre, où les équilibres et les rapports de force homme/femme ont bien changé.


Soit un couple en difficulté, Sandra et Samuel. Elle écrivaine à succès, lui universitaire reconnu avec des aspirations d'écrivain. Elle est Allemande, il est Français et à la maison tout le monde parle anglais. Derrière eux quelques infidélités, le grave accident qui a rendu leur fils unique malvoyant, la dépression de Samuel et ce drame qui va tout enclencher: Samuel s'est jeté de la fenêtre du grenier qu'il était en train d'isoler. Ou bien: quelqu'un l'a frappé et fait tomber du deuxième étage et cette personne, cela ne pouvait être que Sandra.

Le hasard a voulu que je vois Anatomie d'une chute quelques semaines après le dernier film de Nuri Bilge Ceylan, Les herbes sèches, qui m'avait semblé reposer tout entier sur cette part d'incernable que chacun et chacune possédaient sans qu'il soit jamais possible d'en deviner les contours. Il en va de même, au final, pour les personnages du film de Justine Triet, victime, accusés comme témoins: les vies de Sandra et Samuel auront beau être découpées en fines tranches, exposées à la vue de tous jusqu'aux pires impudeurs, leur mystère restera entier, sommeillant dans un hors-champ jamais montré mais que l'imagination de chacun, les parties accusatrices surtout, voudront à tout prix mettre à jour et décréter bien réelles.


Si la décision finale du jury ne pouvait qu'être infléchie par un coup de Jarnac venu de nulle part (le témoignage de Daniel, leur fils, arrivant en toute fin de procès), il est passionnant de voir que c'est l'intuition de l'enfant qui a interprété d'une manière particulière la parole de son père à un moment donné, qui va être préférée à celle de l'accusation qui a voulu rendre de Sandra une image d'épouse égocentrée et violente.


L'avocat général incarné de manière incisive par un excellent Antoine Reinartz (acteur que je trouvais plutôt moyen jusque là) est bien dans son rôle lorsqu'il (se) raconte l'histoire d'une femme quasi manipulatrice, - et c'est là qu'on entre dans une sorte d'emboitage de poupées russes vainement étourdissant - qui se nourrit de sa propre vie, de la vie des autres lorsqu'elle ne pompe pas le travail de son mari pour écrire ses propres romans. Sandra aura expliquer, dépitée, ce qu'est le travail d'écrivain, rien n'y fera: il y a forcément quelque preuve à aller chercher dans l'imaginaire si on n'arrive pas à l'atteindre autrement. Le tribunal ne fera pas autre chose: s'inventer l'histoire la plus crédible, faire appel à son imagination à défaut de posséder des preuves irréfutables de quoi que ce soit.

Moins dans son rôle, et offrant le moment le plus pénible et déroutant de ces moments de prétoire, le témoignage littéralement à charge du psy qui suivait Samuel lors de sa dépression, qui a adopté tous les griefs que Samuel portait à l'égard de son épouse, nous projette d'un coup dans ce que le film arrivait à esquiver jusque là, la guerre des sexes. A cet instant du film, je me suis même demandé s'il était normal que la parole d'un thérapeute aussi partial puisse être entendue à la barre. Le secret médical expire-t-il à la mort du patient ? Ou ne doit-il plus le rester face à un juge ? Moment très dur auquel la défense répond à peine, l' agressivité du thérapeute le desservant d'elle-même.


Je ne sais pas si Anatomie d'une chute est un très grand film, mais il faut saluer de toute façon sa qualité d'écriture extraordinaire, comme sa cohérence avec les films précédents de Justine Triet, eux aussi portraits de femmes au bord de la crise de nerfs mais qui flirtaient aussi bien avec la dépression de leurs personnages qu'avec une légèreté presque comique.

Ici, pas vraiment de quoi rigoler. Quelques grands moments d'émotion (le jeune Milo Machado Graner est assez stupéfiant dans les scènes finales), et une dépression nerveuse qui pour le coup sera plutôt pour monsieur, qui fait écho à la dureté de façade des personnages féminins (Sandra, la juge, l'avocate adjointe, la jeune femme qui veille sur Samuel le temps du procès). Il va falloir s'y faire, messieurs, la solidité n'est plus que masculine.


 Comme les personnages incarnés par Laetitia Dosch ou Virginie Efira dans ses films précédents, Sandra Hüller est ici une femme chahutée qui ne sombre jamais, qui ne craque pas ou alors se remet vite. Ce noyau familial persistant qu'elle continue à former avec son fils sera le fin mot de l'histoire: soudés à jamais, encore ensemble par le miracle de ce qui a été, peut-être, un mensonge. La vérité en tous cas, ce n'est sûrement pas la justice qui la fera.

Ajoutons pour finir que la Palm-Dog obtenue par Messi, le border-collie de Daniel, n'a pas été volée non plus.

samedi 2 septembre 2023

YANNICK, au cinéma ce soir.



Quentin Dupieux est-il le fer de lance d'un renouveau de la comédie française, ou une sorte de jean-foutre qui ne serait jamais sorti de ses potacheries adolescentes ? C'est que son cinéma commence à peser dans l'hexagone, lui qui en est à nous fournir ses deux films par an, dont ce Yannick qui, parait-il  bénéficie d'un bouche à oreille entrainant (dans le petit cinéma art & essai où j'ai mes habitudes, on m'a dit que chaque soir, Dupieux collait une méchante pile à Christopher Nolan).

Je vais éviter ici de trop disséquer son dernier film, pour le moins tordant et charmant, parce qu'il l'a déjà été ailleurs - j'adore ce que fait cet homme, jusqu'à ses pires stupidités, l'adolescent attardé qui bouillonne en moi est comme chez lui dans son cinéma -, mais une chose est sûre: Yannick est peut-être le point de bascule de son style vers autre chose, de peut-être un peu plus grave. 


A vrai dire, il serait temps. Dupieux va peut-être finir par fatiguer ses plus fervents suiveurs s'il continue à opérer sur un mode qu'on a fini par repérer: une "idée à la con" propice à fournir un excellent sketch aux Nuls ou aux Robins des Bois, aucune contrainte sur la forme narrative, sauter à pied joint sur chaque bon gag et, surtout, faire porter tout ça par des comédiens qui n'ont peur de rien.

C'est un fait connu maintenant, l'actorat made in France se bouscule au portillon pour en être. Le réalisateur adore les acteurs, et il faut se souvenir qu'en 2014, il abandonnait Hollywood parce qu'il trouvait que les comédiens américains, même les plus à la marge, avaient du mal à se débarrasser de leur technicité fignolée, au détriment d'une folie d'impro et d'un manque de self-control que son cinéma réclame. 

A l'arrivée, des Blanche Gardin, des Chabat, Poelvoorde ou Dujardin s'y retrouvent comme des canards dans leur mare, des qu'on croyait plus discrets y dévoilent une puissance de feu comique décoiffante (Adèle Exarchopoulos dans Mandibules, Pio Marmaï ici dans un sacré numéro). Qui veut se déguiser en super-héros bleu ? Moi, moi, moi ! Dupieux a réussi un braquage au coeur de l'entreprise cinématographique française qu'on se doit de saluer.


Yannick, c'est donc l'histoire d'un jeune homme un peu tendu qui se fâche devant la nullité de la pièce de boulevard pour laquelle il a sacrifié sa soirée, ses sous et quelques heures de transport. Il prend les acteurs et la salle toute entière en otage avec un flingue et va s'improviser auteur dramatique lui-même.

C'est complètement idiot mais ça passe. C'est même un peu limite (une prise d'otages dans une salle de spectacle parisienne, c'est, euh...), mais ça passe. Une fois qu'on a bien pouffé à certaines lignes de dialogues qui ne s'embarrassent guère de fioritures (il y en a pour trouver Dupieux un peu vulgaire, aussi), la petite mécanique ainsi déréglée va commencer à siffloter sa petite musique qui va nous en dire un peu plus. Sur la tartufferie des comédiens qui savent qu'ils jouent chaque soir quelque chose de nul mais fièrement le nient, sur celle d'un public qui, contrairement à Yannick, ne veut pas voir tout ce temps et cet argent gâchés en une vaine soirée.




Au milieu de ces deux hypocrisies qui se neutralisent, se sourient et s'applaudissent, Yannick n'est pas content. Là où, peut-être, on a vu quelque chose de soudain différent dans un film de Dupieux, c'est dans sa cruauté. A nous montrer ce public docile de moutons à tondre, prêt à obtempérer à tout et, surtout, le visage de Yannick en larmes lorsqu'il entend sa propre "pièce", ses mots à lui, jouée par les comédiens (ce gaillard nous couvait bel et bien une sacrée dépression). Ce grand garçon qui vivote dans un boulot de merde, sait à peine se servir d'un ordinateur, un gueux égaré en terre de "culture", si décevante pour laquelle il a (presque) gâché sa soirée, et qui va se prendre hors-champ les forces de l'ordre sur le coin du nez comme un vrai gilet jaune.


Ce final un peu glaçant et pas du tout drôle pour le coup aura le mérite de nous dévoiler un profil plus dépressif à ce serial-amuseur qui couve certainement, lui aussi, quelques sombres pensées et quelques gouffres sans fond. Il faut se rappeler que les clowns sont souvent les personnes les plus tristes du monde, et ce plan sur les yeux rougis de Raphaël Quenard (excellent, une fois encore), ce visage qui chavire est certainement ce que Dupieux nous a filmé de plus bouleversant depuis ses débuts de cinéaste.

Attendu au tournant, donc, et avec impatience.

lundi 28 août 2023

LES HERBES SECHES, exquise esquive d'esquisse.

 


Samet végète pas mal dans ce village au fin fond de l'Anatolie où il enseigne les arts et le dessin à des enfants quasiment tous issues de familles rurales et très pauvres. Des paysages enneigés à perte de vue, splendeurs masquées sous les chutes de neige incessantes, un monde frustre et un peu avachi d'où va soudain surgir la rumeur: Samet et son collègue Kenan se seraient montrés coupables de comportements déplacés à l'égard de quelques élèves.

Le coup ne vient pas forcément de nulle part et au cours de la première demi-heure, on aura appris à connaitre, - juste un peu -, ce type au premier abord sympathique qui semble bien s'entendre avec tout le monde: le chef de la police du village, connard en treillis avec qui il fait des parties de Fifa sur play, le principal, son élève préférée au sourire radieux à qui il a ramené un petit miroir de poche de ses vacances en ville, ainsi que le maire du bled, sorte de fier-à-bras au franc-parler agressif qui ne tolère pas qu'on puisse marcher sur ses plate-bandes, même en pensée.

Petit monde où règne ce sentiment de rigueur viriliste, verbe haut et grosses moustaches, que le cinéma de Nuri Bilge Ceylan s'ingénie depuis longtemps à placer sous l'oeil attentif de sa caméra sans qu'on sache vraiment vers qui vont ses préférences. Le cinéaste turc a depuis longtemps l'air de pratiquer un cinéma moraliste alors qu'il pose les problèmes sous nos yeux en nous invitant plutôt à faire la part des choses par nous-mêmes. Les personnages masculins de ses films, depuis toujours, y compris dans Les saisons où il se mettait lui-même en scène en compagnie de son épouse Ebru Ceylan (ici encore sa co-scénariste), sont immanquablement des petits coqs égocentrés, qu'ils soient professeurs, artistes, vachers ou militaires, avec leurs côtés attachants, mais toujours prêts à ces petites lâchetés qu'ils ne sont pas près de s'avouer.


Aussi Samet s'en prendra à ses deux collègues qui se moquent de ce qu'elles ont trouvé lors de leur dernière fouille de cartables des élèves (car en Turquie, ça se fait...): une lettre d'amour trouvée dans celui de Sevim, la chouchoute de Samet, qu'il leur reprend mais refuse de rendre à l'élève, bouleversée, niant même la posséder encore. L'origine probable des plaintes qui circuleront ensuite contre lui et son collègue. Ainsi de Samet, toujours, qui profite de sa suspicion à l'égard de son ami Kenan, qui serait le véritable coupable de gestes déplacées, pour se faire inviter seul chez Nuray, la jeune prof d'anglais du village d'à côté pour laquelle ils semblent éprouver un même béguin.

Le cinéma de Ceylan n'est fait que de cela: de petits mensonges, de lâchetés, de constants arrangements avec la réalité. On y parle beaucoup, on s'y dispute avec ferveur mais les intentions y sont toujours masquées et pour autant que la vérité affleure ici ou là, tout finira englouti par le passage du temps, c'est la morale du film (les herbes sèches du titre sont celles qu'on piétine sans même connaitre leur nom, et qui seront encore là l'été suivant). Un fatalisme de grand roman russe (Dostoïevski et Tchekhov sont les deux auteurs qu'on cite souvent au sujet de son cinéma), plutôt qu'un cinéma de l'"incommunicabilité" auquel il ne peut pas se raccorder, tellement il parle (de tout, de rien, avec souvent un certain brio, voir la joute politique entre Nuray et Samet, entre autres).


Depuis Il était une fois en Anatolie en 2011, son chef-d'oeuvre très certainement, Ceylan ne craint ni l'ampleur, ni la durée, ni le brassage des propos. Il a raison, ses 3h15 de projection ici encore, passent comme une lettre à la poste. Entre images splendides, interprètes parfaits et qualité d'écriture, on appréciera ces trouées dans la narration qui, plus que de nous offrir une respiration renvoient à la profondeur de son propos: ce sont les portraits que Samet prend avec son appareil des habitants du coin, absolument splendides, lui qui s'échine à leur apprendre l'art du portrait, et à en donner au moins une définition juste. Des élèves pourtant condamnés, comme il le leur hurle dans un accès de fureur après avoir appris l'enquête dont il était l'objet, à élever des chèvres et à cultiver des haricots.


Des portraits, Nuray en peint elle aussi, des visages vides sur des poses toutes faites. Son portrait, c'est ce que le vieux Nail ne veut surtout pas qu'on lui tire derrière son dos: le premier qui essaie de dire quelque chose de travers sur lui, il lui ouvre le ventre. Un art aussi vain, semble nous dire Ceylan, que celui de montrer la vie avec une caméra. 

On s'étonnera de cette autre "trouée" dans Les herbes sèches, lorsque Samet s'échappe littéralement du film, du plateau de tournage, file vers les coulisses, avale un cachet avant de retourner "dans le film", vers la chambre à coucher où Nuray l'attend. 




On pourra gloser longtemps sur cette drôle de fuite, inédite dans son cinéma, et on laissera à chacun le soin d'y donner sa propre explication. Simple coquetterie brechtienne, respiration prudente avant de filmer une scène tabou (un homme et une femme dans une chambre qui se déshabillent, Nuray ne lui a-t-elle pas demandé si personne ne l'avait vu monter chez elle ? et quel est ce drôle de zoom arrière sur la nuque de Nuray, à table, un début de tension sexuelle entre les deux ? le cinéma turc serait-il plus proche du cinéma iranien que du nôtre ?), gestion par l'acteur de son trac ou envie du cinéaste de filer vers des terres inédites; tout en même temps sans doute mais le cinéma de Ceylan  ici encore épate, semblant toujours aussi inépuisable comme il menace sans cesse de nous filer entre les doigts. 

Du grand art de l'esquive, et de l'esquisse.