vendredi 18 février 2022

The souvenir, la vie avant, le film après.

 




A l'heure où les plateformes de streaming nous proposent à foison des mini-séries comme des séries à rallonge, il faut d'abord saluer cet effort assez kamikaze de vouloir sortir en salles un film de plus de quatre heures découpé en deux parties, programmées en même temps. Joanna Hogg n'est pas Denis Villeneuve, ceci n'est pas un blockbuster à gros budget, cela sent un peu l'accident industriel à l'arrivée. Or, par un heureux hasard du calendrier, votre serviteur a pu s'offrir ces deux tranches de cinéma en salle, avivé par des échos assez disparates il est vrai, mais plutôt laudateurs, sur ce qui semble être la grande oeuvre d'une cinéaste plutôt discrète.

De Joanna Hogg j'avais pu voir Unrelated (2007), chronique sympathique d'un été en Toscane vécu par une quadra esseulée et il n'y avait pas de quoi trop s'emballer non plus. Chaque partie de The souvenir a été tournée avec deux ans d'écart et la cinéaste a pu longuement s'exprimer là-dessus: la part autobiographique de l'histoire qui y est racontée est plus qu'apparente. C'est d'abord l'histoire d'amour entre Julie et Anthony, c'est ensuite la vie de Julie sans Anthony, et comment leur histoire va irriguer la suite de sa vie de femme, et d'artiste.



Ce qui a sans doute beaucoup plu à un pan éclairé de la critique, c'est ce fameux mécanisme qui consiste à imbriquer le tournage d'un film dans le film lui-même, un jeu assez apprêté de poupées russes qui culmine en ce plan final qui, plus que d'éclairer le film tout entier, flirte avec la coquetterie. Autant on aime ces séquences d'une équipe de cinéma au travail (Julie est étudiante dans une école de cinéma, où chaque étudiant doit produire un film de fin d'étude auquel tout le monde participe), autant on est moins convaincu par la nécessité de vouloir souligner juste sous notre nez: "voyez, ça c'est la vie, ça c'est du cinéma, voyez comment les deux peuvent se confondre". Ce sont des choses que, de Boulevard du crépuscule jusqu'à Chasseur blanc coeur noir de Eastwood en passant par La nuit américaine, nous avons déjà vu.


Pour autant, Joanna Hogg voit juste lorsqu'elle épingle cet étudiant très infatué de sa personne et qui, se prenant déjà pour un grand, pourrit son entourage parce qu'il n'arrive pas à leur soutirer une "vérité" sur son propre travail. Une attitude de merdeux que Hogg met très justement en contrepoint de celle de Julie, timide et peu sûre d'elle, toute embêtée lorsque son chef opérateur disjoncte à force de devoir composer avec son indécision. 

Belle idée aussi de nous montrer un film que Julie n'a absolument pas filmé lors de la projection finale: ces images n'existent que dans sa tête, elles ne correspondent absolument pas avec celles qu'on l'a vu filmées. Et c'est tant mieux d'ailleurs, tant ce ragoût rococo méritait bien de rester uniquement dans sa tête.

The souvenir est un roman de formation, le bildungsroman d'une jeune fille à papa-maman née avec une cuillère en argent dans la bouche qui veut devenir une artiste. Sa grande histoire d'amour finira mal, comme les histoires d'amour en général, et elle ne trouvera rien de mieux à raconter dans son premier film que cette histoire, la seule qui importe.


Quand un journaliste lui demande si elle a des projets, Julie répond qu'elle devra sans doute attendre la trentaine  avant de se lancer dans quelque chose de personnel. Pour l'instant, dit-elle en substance, elle se "remplit" et ne sait pas encore ce qui pourra plus tard en sortir.

Ce qui est cohérent avec la filmographie de Joanna Hogg (beaucoup de séries TV, 5 longs-métrages seulement), comme l'est d'avoir écarté le numérique au profit de la pellicule (un grain qui se voit, très belle image signée David Raedecker) ce qui colle parfaitement avec cette nostalgie affirmée des téléphones filaires, des machines à écrire, et une bande-son pop-rock délicieuse à vous faire replonger dans la nostalgie des années 80 tête la première.

La petite musique de The souvenir ne vous attrape pas grâce à ces tours de passe-passe entre fiction et réalité, mais par son attachement aux petits riens de la vie même. Porté en cela par des comédiens d'une justesse parfaite dont une Tilda Swinton "au naturel" partageant de belles scènes avec sa propre fille (Honor Swinton-Byrne, solide et fragile dans le rôle de Julie) ou encore ce "beau bizarre" de Tom Burke, présence physique à la fois douce et inquiétante qui incarnait Orson Welles dans le Mank de Fincher, ou encore le grand frère taré de Ryan Gosling dans Only god forgives. 



Si on veut oublier ses accès par moment un peu chichiteux, The souvenir finit par marquer durablement. Pour le mystère de cet attachement de Julie à ce drôle de type, pour le vide jamais rempli d'une vie qu'Anthony n'a peut-être jamais vécu. Finalement, Joanna Hogg aura attendu beaucoup plus que ces 30 ans pour que tout cela sorte au grand jour.

vendredi 11 février 2022

The innocents (les mains vides, la tête pleine)


Oh ! Un film fantastique qui a le droit à son petit tour dans les circuits art & essai, dis donc... C'est assez rare pour être noté, mais pas difficile en l'occurrence à expliquer: non seulement The innocents a décroché quelques prix à Gerardmer, mais c'est à Cannes qu'il a eu le plus de visibilité, naviguant dans le sillage du dernier film de Joaquim Trier dont Eskil Vogt est aussi le scénariste attitré.

Justement, Vogt avait déjà écrit une histoire fantastique que Trier avait réalisé, un film passé assez inaperçu, n'était la notoriété du réalisateur de Julie..., qui faisait alors trempette, histoire de voir, dans les eaux saumâtres d'un fantastique élégant mais traversé de quelques visions poignantes. Il s'agissait de Thelma (2017), film un peu guindé dans lequel une jeune femme finissait par comprendre sa véritable nature ainsi que l'attitude étrange de ses parents à son égard. 

Eskil Vogt aime le genre et possède quelques idées. Quand Thelma était le jouet des tours de son subconscient qui faisait disparaître dans les limbes (pour de vrai) quelques personnes de son entourage qu'elle voulait voir inconsciemment s'en aller, The innocents nous propose une nouvelle variation autour des gamins maléfiques. Le titre est un hommage évident au film de Jack Clayton, lui-même tiré du Tour d'écrou d'Henry James, dans lequel une Deborah Kerr effrayée s'inquiétait de l'attitude de deux enfants dont elle était la préceptrice, gamins persécutés par de terribles apparitions.


Eskil Vogt a inversé le problème, et de persécutés ils deviennent ici, - mais pas tous -, des persécuteurs. C'est l'originalité majeure de ce film qui laisse quand même une légère sensation de déjà-vu, qui fait penser autant au film de Clayton qu'au Village des damnés. C'est un fantastique d'abord discret, qui nous installe au coeur d'une cité encerclée par les bois, où des gamins traînent leur ennui estival en bas des tours. C'est la petite Ida, qui vient de s'installer avec ses parents et sa grande soeur autiste, qui va apprendre à faire quelques connaissances et former un petit groupe avec Ben et Aisha, tous les deux des gamins bien étranges.

C'est de très loin le meilleur du film, de nous inviter à accepter que dans ces barres d'immeubles TOUS les enfants - et par extension tous les enfants du monde - possèdent quelque chose de très particulier. Une idée qui culmine dans un final règlement-de-compte où tous les gosses assistent à l'abri de la surveillance de leurs parents à ce duel à la fois meurtrier et silencieux.

Pour le meilleur, il y a cette précision avec lequel le réalisateur tisse les liens entre les quatre gamins, marquant leurs traits de caractère d'une façon très juste: ce sont les jeux de Ben et Ida, faits de cruauté et d'une perversion toute enfantine, devant lesquels Ida finit par reculer, pas Ben. Ou le splendide rapprochement entre la petite Aïcha et Anna qui, à son contact, retrouve la parole.


Liens télépathiques, chutes de cailloux commandées par la pensée, il est sans doute dommage que Vogt n'ait pas su freiner son idée ainsi que les pouvoirs de ses gosses car si le film finit par ne plus tellement convaincre, c'est lorsqu'il nous fait penser que ces drôles de morveux ne sont rien d'autre que des bébés X-Men, un bête film Marvel de plus.


"Le fantastique, avait défini Tzvetan Todorov, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connait que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel." On aurait aimé éprouvé cela, or The innocents finit par envoyer l'armada classique du film de super-héros: assassins commandés par l'esprit, os brisés et métal tordu à distance là où il aurait eu plus à gagner à laisser dans le doute les causes de certains phénomènes et le modus operandi de tous ces meurtres. Le plus intéressant sans doute, étant qu'aucun adulte, jamais, ne semble voir ni pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe.


Autrement dit, voilà le genre de film qu'on aimerait rebricoler soi-même ici et là, gommer certaines parties et en étendre d'autres. Difficile de faire du neuf avec du vieux mais Eskil Vogt cherche, c'est indéniable, un endroit où aller, un peu plus loin, que tous ces Carpenter, Cronenberg et Argento en voie d'extinction. On l'encourage vraiment, tant on ne voudrait pas que le genre crève sur les dépouilles des Conjuring et consorts qui finissent par dater et sentir le vieux manoir plein de poussière.

Il n'empêche que son film possède quelque chose de plus que la production moyenne dans ce secteur. Cela tient à peu de chose: cette cité HLM calme et verdoyante, ses drôles de panoramiques filmés à l'envers, le bêton en haut le ciel en bas, une scène de meurtre atroce jouant avec quelque ultime tabou, le vitiligo sur le visage de la petite Aïcha ou ses drôles de conversations silencieuses avec Anna. C'est avec ce genre de petits riens qu'on peut imprimer durablement des images dans la tête des spectateurs et ça, Eskil Vogt l'a bien compris. On se gardera donc The innocents, et Eskil Vogt, dans un coin de la tête.


jeudi 3 février 2022

Introduction, suite et fin.

 


Et puis un jour, quelque chose se casse. On l'avait peut-être pressenti devant certains de ses films les plus insaisissables mais le jour où le cinéma de Hong Sang-soo ça ne voudra plus, ça ne voudra plus. Et c'est devant ce minuscule Introduction (1h05) qu'on se retrouve les bras ballants, comme un idiot, comme moi à cet instant où je vous parle et où je ne sais pas quoi penser de ce film, par quel bout l'attraper, ce qu'il fallait en voir.

C'est une sensation fréquente au sortir d'un film de Hong, comme s'il fallait au moins quelques heures pour recompter ses abattis et faire le point sur la situation. Alors les questions se posent, qui finissent par trouver leurs réponses: quel est ce personnage dont l'intrusion dans l'histoire semble avoir tout changé, ce segment narratif se trouve-t-il à la même époque que le reste du film, au même endroit ? Pourquoi un tel semble rencontrer une telle pour la première fois alors qu'ils ont mangé ensemble dans ce restaurant lors de la scène précédente ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Un des grands plaisirs d'aller voir ses films en salles pour moi c'est, - je l'avoue - quand les lumières se rallument de laisser traîner mes oreilles dans les rangs des spectateurs en train d'enfiler leurs manteaux et se questionnant sur l'affaire. La curiosité est un excellent défaut mais quand on ne s'attend à rien de spécial quand on va voir un film de Hong pour la première fois, on peut ne jamais y revenir car il est parfois difficile de se raccrocher à quoi que ce soit dans ce qu'il filme.

Dans ses films les plus célèbres comme Un jour après, un jour sans ou In another country, qu'on adhère ou pas à ces drôles de façons de faire, Hong rendait immédiatement compréhensible le jeu narratif auquel il se livrait (sur le mode, disons Smoking, no smoking que nous connaissons bien). Il semble que le cinéaste en ait eu assez de ces coquetteries formelles "faciles" et veuille aller toujours plus loin dans l'inendification de ses schémas (voilà un néologisme que je revendique, tiens...) en nous égarant toujours plus loin, de moins à moins à portée de ce qu'il y a à voir, et à comprendre.


Paradoxe tout hongsangsooien (voilà un second néologisme, c'est cadeau), ces histoires sont simples comme bonjour. Elles sont parfois toutes bêtes comme dans son précédent La femme qui s'est enfuie mais ces petits détails de rien font que cette simplicité se fait toujours chahuter par des énergies venues d'ailleurs. Introduction c'est, en gros, quelques moments de la vie d'un jeune homme venu rejoindre sa fiancée en Allemagne, de qui il se sépare ensuite, laquelle revient en Corée après un divorce d'avec un époux allemand (qu'on ne voit pas) avec des retrouvailles, -peut-être et c'est sans doute inséré à ce moment-là pour nous induire en erreur - sur une plage où Young-Ho dessaoule après un repas pris avec un ami, sa mère et un vieux comédien qui lui a collé une soufflante parce qu'il avait renoncé à une jeune carrière d'acteur pour des motifs futiles.


Ce qui n'explique en rien à cette scène du début (une visite chez un médecin acupuncteur, agrémentée de liens familiaux incompréhensibles), comme on peut douter de l'importance de la séquence des retrouvailles entre ces deux vieilles amies coréennes en Allemagne.

Au début de sa carrière, on avait parlé de Hong Sang-soo comme d'une sorte de Rohmer un peu trop porté sur le soju (c'est vrai que l'amour a toujours été la grande affaire de son cinéma, et il était alors réputé pour filmer ses acteurs en live et longs plans fixes en les faisant picoler comme des trous) mais cette étiquette s'est décollé au bénéfice d'un statut de cinéaste vraiment à part, qui ne fait rien comme personne, réordonne l'ordre de l'alphabet cinématographique et travaille à se prendre lui-même à contre-pied, en permanence. 

Et ses spectateurs avec.



Rajoutez à cela l'aspect profondément cheap de son film, tourné dans un noir et blanc plus blanc que blanc, Hong à la réalisation, à l'image, à l'écriture, à la musique et au montage, des discussions filmées en pleine rue avec des passants qu'on voit dans les vitres s'arrêter pour observer le tournage, Introduction a quelque chose d'un cul-de-sac où le cinéaste se retrouve à discuter tout seul avec lui-même. Cette discussion doit être passionnante, mais là, on n'a rien entendu.