dimanche 19 juillet 2020

Un Oedipe qui crève les yeux.


Question à mille balles, mais facile (parce que la réponse se trouve juste là, à gauche): quel cinéaste fut assez fou pour, un jour, réussir à tourner une adaptation de L'ILE AU TRESOR de Stevenson avec (respirez un bon coup...) Melvil Poupaud tout petiot dans le rôle de Jim Hawkins, Martin Landau, Jean-François Stévenin, Lou Castel, Anna Karina, Jean-Pierre Léaud, Yves Afonso, Pedro Armendariz Jr et... Sheila ???

Une histoire, ou un livre, aussi fameux soit-il, n'est pas chose suffisante pour Raoul Ruiz, il faut qu'il dédouble les choses, qu'il joue avec les substitutions d'identités, qu'il prenne en charge toute la psychanalyse du conte, qu'il désarticule tout. Ainsi, quand le petit Jim Hawkins quitte la demeure familiale après l'arrivée de ce mystérieux étranger qui est un familier de ses parents, et qui est peut-être aussi son père (mais ce n'est pas le seul à pouvoir être son père), un brave homme au franc sourire et au rire d'ogre le prend en stop et l'héberge un temps dans son restaurant: il s'appelle Long Silver et s'il n'est pas encore un pirate aux yeux de Jim, il possède dans son antre toutes les éditions possibles et imaginables de TREASURE ISLAND, dans toutes les langues.

Ceci n'est pas un coup de folie passagère dans la filmo de Ruiz, c'est tout à fait habituel. Celui qui se prétendait comme tout sauf un grand cinéaste (les grands ne suivent qu'une seule idée au long de leur carrière, lui en avait trois cent pour chaque plan, prétendait-il) savait donner du fil à retordre à tous les romanesques. Quand le film débute, c'est la voix de Jim devenu adulte qui raconte en voix-off que tout a commencé lors d'une panne d'électricité, interrompant le feuilleton télé que le petit garçon suivait avec avidité; aussi cette voix émet-elle l'hypothèse que l'histoire qui va suivre (L'ILE AU TRESOR éparpillée façon Ruiz) n'est peut-être que le fruit de l'imagination de Jim, qui s'était chargé toute seule de poursuivre l'émission interrompue: une histoire de guerre, de mort et d'héroïsme...

Là encore, quelque chose glisse du buffet: car ce n'est pas tout à fait Jim adulte qui raconte en voix-off, car on a reconnu la voix de Jean-Pierre Léaud, "écrivain" sans histoire, justement, à qui Jim enfant vient raconter ce qui lui arrive. Lequel écrivain prétend d'ailleurs, à ce moment-là, qu'il n'y a plus d'histoires à écrire, et qu'il n'était plus là que pour raconter ce qui se passe.

Tout au long de cette... adaptation de ?... (non: film inspiré par) Stevenson, l'art de Ruiz consiste à prendre à contre-pied toutes les attentes, jusqu'à faire incarner un pirate de goëlette par le méchant mexicain des films de Peckinpah (Armendariz Jr, qui soliloque à foison sur "Bernito Cereno" de Melville, le plus grand roman sur la mer, dit-il), et faire jouer l'héroïne par une vedette de la chanson française has-been. 

Tout est à l'envers. Comme tout est déjà fait, Ruiz refait tout à sa manière. D'une simple omelette, John Silver dévoile cette grande vérité: qu'on peut en faire sans casser des oeufs: avec une seringue. Si la cachette des pirates sur l'île d'Hispanola n'a jamais existé, il est sûr en revanche que d'autres loups de mers, après avoir lu Stevenson, ont enfoui leurs trésors à cet endroit (tout comme Stevenson lui-même y a enfoui sa collection de numismate, rajoute un autre !).

Quand le cinéma se transforme en pareille aire de jeu, moi je m'y ébats comme un garnement. Dommage que le cinéma de Ruiz, - il est vrai un peu obscur ailleurs, mais dans d'autres films - fasse toujours un peu peur. C'est vrai qu'il faut absolument lâcher toutes ses certitudes avant de l'aborder, même dans ses films les plus joyeux, comme celui-ci.


Et alors, pourquoi revoir une énième fois LE SILENCE de Bergman, si ce n'est que pour faire retomber, un peu, l'hilarité qui m'avait contaminé après le Ruiz ? Sans doute le film du réalisateur suédois auquel je me suis fait laissé prendre le plus souvent, avec son ambiance moite d'après-midi crapuleuse, duel silencieux entre deux frangines qui font halte dans cet hôtel de luxe d'une ville étrangère (la Finlande ?) pour que l'une, malade, se repose un peu. L'autre, Gunnel Lindblom, traîne ses langueurs estivales et fricote avec des inconnus dont elle ne partage pas la langue, et abandonne son jeune garçon par la même occasion.

Il faut se souvenir qu'au milieu, ce gosse n'est autre que Bergman lui-même qui règle ici un peu, il l'a raconté assez souvent, quelques comptes avec sa propre mère, femme splendide "avide de rencontres". Le petit Johan traîne dans cet hôtel en sympathisant avec une troupe de nains qui occupent une suite, et donnent des spectacles en ville, et le sympathique vieux groom à la dégaine  d'épouvantail avec qui tout le monde semble discuter par gestes et par mimiques (qu'on ne vienne surtout pas me gonfler avec l'incommunicabilité dans le cinéma de Bergman; c'est sans doute le cinéma le plus bavard et le plus signifiant que je connaisse).

Le monde de l'enfance (un peu) abandonnée à elle-même, ici encerclée par une inimitié qui n'a pas besoin de beaucoup de mots pour s'exprimer: il ne faut effectivement pas grand chose pour que les deux frangines fassent comprendre à l'autre qu'elle l'emmerde: celle-ci (Ingrid Thulin, glaçon orné de ses grands yeux noirs humides) a souvent des crises, crache du sang, hurle dans les spasmes de la douleur, fume cigarette sur cigarette, descend verre sur verre, un livre et un crayon toujours à la main: c'est une intellectuelle qui vit de sa plume, n'a jamais voulu d'enfant et encore moins de mari (prétend-elle). L'autre est une chatte sauvage richement mariée, mais guère sage, qui chasse le loufiat dans les bars pour les ramener dans son lit.

De ce triangle -vraiment- amoureux, passionnel et fusionnel s'échappent quelques moments de pure cruauté, de méchanceté parfois, comme de compassion et de vraie tendresse. Le plan le plus splendide restant peut-être celui où Ester se lève et trouve Johan, en slip et en position foetale, faisant la sieste aux côtés de sa mère complètement nue. LE SILENCE est un film d'une beauté et d'un calme qui ne serait rien sans ses éléments de désordre: des traces de salissure dans le dos d'une robe blanche, un sourire de contentement devant la souffrance de l'autre, ou le petit Johan qui pisse sur un mur de couloir de l'hôtel, juste comme ça.

Ici je dois faire un aveu: vu la première fois à un âge qui devait tourner aux alentours de la pré-adolescence, voici le film qui avait provoqué un premier émoi, purement érotique et presque violent. En le revoyant plus tard, et en le comprenant enfin, j'ai mieux compris pourquoi: LE SILENCE est un film à hauteur d'enfant, aux motifs oedipiens qui crèvent littéralement les yeux. Quel film...

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