vendredi 10 juillet 2020

Deuil blanc, deuil noir.


Si vous me suivez un peu, vous devez savoir que, parfois, j'adore aller fouiner dans le fond proposé par la chaîne internet de Refn, NWR, dans laquelle on peut trouver des perles, et parfois des merveilles du cinéma d'exploitation des années 60 jusqu'à aujourd'hui dont ne voudrait même pas le pire exploitant de drive-in du Nebraska. Première déconvenue avec ce SHANTY TRAMP réalisé en 1967 par un certain Joseph G. Prieto, 5 films au compteur dont une production mexicaine avec... luchadores (pour poser un peu le bonhomme).

Cette "shanty tramp", qu'on pourrait traduire à la louche "traînée de bidonville" est une jeune femme avenante mais pas très éclairée qui couche à droite, à gauche, de préférence avec des marlous de la pire espèce. Un soir qu'elle s'en va rouler des hanches sous la tente d'un prédicateur gominé, - qui va très vite l'inviter à venir le voir "dans sa caravane" afin de lui faire connaitre, - je le cite - "le pouvoir et la gloire", elle s'entiche d'un gentil garçon Noir, qui casse la gueule au passage à un motard trop entreprenant. Tout cela ne finira pas bien, évidemment, si on ajoute que le papa de cette pauvre fille, un vieil ivrogne lubrique qui adore jouer de la ceinture, en abuse sûrement entre deux ou trois cuites.

La sexy Emily est ici incarnée par Eleanor Vaill, certainement pas une actrice, mais qui a été choisie pour son art de porter la robe moulante, qu'elle n'hésite pas à dégrafer de temps en temps (on est en 1967, quand même, c'était encore osé...), et dont les mimiques deviennent assez vite crispantes. Elle n'est pas la seule: tous les comédiens, qui n'en sont peut-être pas, jouent comme des manches et l'intrigue, si on peut appeler ça comme ça, a vite fait de filer son couplet attendu sur les petites mentalités au ras du cul, racistes et sexistes de ces crétins de ploucs du Sud. 

Le pire étant que tout cela n'a sans doute pas trop évolué depuis, dans certains bleds pourris de là-bas ("shantytowns", donc), on ne s'arrêtera pas plus sur cette pauvre série B qui lorgnait vers le porno soft de manière plutôt ostentatoire. En l'état, le film est bien pénible à regarder aujourd'hui. Même si on peut toujours, comme moi, ricaner dans sa moustache, plaisir coupable vite avoué (et aussi vite pardonné).

Et puis on est retourné voir du côté du grand Jonas Mekas avec un film absolument magnifique, émouvant, drôle, tout ce que vous voudrez, qu'on va traduire comme ça: SCENES DES TROIS DERNIERS JOURS D'ALLEN SUR CETTE TERRE EN TANT QU'ESPRIT, ce qui montre que décidément aujourd'hui, je suis carrément bilingue.

Le grand poète Allen Ginsberg venait de mourir, et son compère de toujours, Mekas, était là, avec sa petite caméra, pour filmer ces moments étonnants. Bouddhiste à la fin de sa vie, tout comme son ami Gregory Corso, présent lui aussi, on assiste dans le magnifique loft du poète à Brooklyn à une cérémonie des adieux qui a duré plusieurs jours, sans grande effusion ni torrents de larmes, mais avec une émotion palpable parmi tous ces gens, amis de toujours, membres de la famille, venus lui dire au revoir comme, semble-t-il, il l'avait souhaité: entouré de ses proches, Ginsberg s'était éteint paisiblement dans son lit hospitalisé, chez lui, avait demandé une cérémonie avec des moines tibétains venus exprès, avait autorisé ses proches à venir le voir, à Mekas de le filmer sur son lit de mort.

Une fois passée l'émotion de voir, vraiment, la dépouille de l'écrivain qui venait juste de "partir", on comprend très vite la justesse du titre, tant l'"esprit" du poète semblait être encore là. Ce n'est pas l'image peinte ou photographiée d'un grand  homme, de sa dépouille que nous avons sous les yeux, celle de Verlaine ou du peintre Renoir, mais le corps d'un homme qui vient de s'éteindre et de tous ces vivants qui viennent une dernière fois le voir.

Passé les moments où chacun se sera livré au petit jeu du bottin mondain, à reconnaître certaines têtes (oh! ce serait pas Corso, lui ? tiens, Patti Smith, eh, Philip Glass...), à guetter les réactions de chacun face au deuil. Le cinéma est tout sauf trivial, mais il finit toujours par s'abreuver à la source intarissable de la trivialité. Les plus beaux moments sont sans doute cette aparté entre Corso et lui, qui après avoir raconté les derniers moments et les derniers mots de Ginsberg avant de mourir, avoue au cinéaste qu'il a cessé l'alcool et la drogue depuis deux ans,  après avoir fait chier tout le monde pendant huit ans à boire de la vodka et à prendre de la coke dans des proportions gigantesques. 

Ou, après l'ultime cérémonie ponctuée d'un "Adieu, Allen", nous retrouvons nos moines tibétains en compagnie de Mekas qui, juste avant de filer prendre leur avion, se vident une petite bouteille de blanc près d'un distributeur à friandises. J'adore le cinéma de Mekas pour ça, il ne vole que les beaux moments à la réalité.

Dans la foulée, j'ai jeté un oeil à un court-métrage plus arty, toujours réalisé en 1997, HAPPY BIRTHDAY TO JOHN, un travail pour un Musée d'Art Moderne où Mekas avait monté dans un style beaucoup plus épileptique (pas un plan qui fasse plus de 3 secondes), différents documents visuels et sonores sur une exposition de Yoko Ono et John Lennon à New York, à laquelle avait succédé le même jour une garden-party pour les 32 ans de la rock-star. 

Je ne vous énumérerai pas les célébrités présentes; il y avait du monde, mais tout comme Mekas a "monté" sans prévenir les séquences du vernissage à celles de la fête en plein air, il y accroche des moments d'un concert où se sont succédés le gratin de la scène rock d'alors. Etions-nous toujours en 1972 ? D'un seul coup, et le film s'achève là-dessus, nous voyons des gens dans Central Park se diriger vers le même endroit, tout au fond, qu'on ne verra pas. Mais on aura croisé une banderole accrochée à une barrière de sécurité: c'était le jour où, à New York, des dizaines de milliers de personnes s'étaient retrouvés là pour rendre hommage à leur idole assassinée la veille.

En mettant face à face ces deux films de deuil, on se dit que Mekas a su capter la douceur et la plénitude de  l'un, la rapidité et la violence de l'autre, avec une absence de moyens et une justesse que beaucoup de cinéaste peuvent lui envier. J'aurais bien voulu, moi aussi, boire un verre de blanc avec cet homme-là.


Que dire après tout ça de UN JOUR, LE NIL (autrefois intitulé "Les gens du Nil") qui date de 1972 et que La Cinémathèque Française vient de gracieusement mettre en ligne ? Qu'il s'agit là d'un grand moment de l'histoire de l'Egypte, la construction du barrage d'Assouan voulu par Nasser, et que Chahine raconte à sa manière, de sa lorgnette intimiste, amoureuse et romantique, comme jamais ce grand poète de Youssef Chahine n'a pu s'empêcher de l'être.

Grand admirateur du cinéma de cet homme moi-même, et admirateur de l'homme tout court, dont on se demande ce qu'il pourrait penser, et dire, de la situation actuelle de son pays adoré, je dois bien reconnaître que ce film est très loin d'être son meilleur, et m'a laissé sur le bas-côté. Sans savoir s'il s'agissait là d'une oeuvre de commande, Chahine s'était amusé tout de même à jouer de l'imprécision des langues et du côté approximatif de certaines traductions, établissant une barrière entre les protagonistes du film: rappelons-le, ce barrage s'était construit avec l'étroite collaboration des Soviétiques et de la présence, sur le terrain, d'ingénieurs, d'ouvriers spécialisés et de leurs épouses et fiancées russes, dont Chahine retrace les parcours lors de flash-backs paresseux.

Peut-être parce qu'il s'agit d'un épisode lointain, le film se regarde tout de même avec plaisir, pour certaines scènes, certains dialogues où on reconnait le grand plaisantin, l'humaniste, l'ennemi de tous les fanatismes, le chantre de toutes les fraternités. Ce film-là n'a pas bien vieilli, mais des hommes comme lui manquent à notre époque.




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