dimanche 19 septembre 2021

Drive my car, je te raconterai mon histoire.

 






C'est la deuxième fois en peu de temps qu'une nouvelle d' Haruki Murakami fait l'objet d'une adaptation au cinéma, pour se retrouver à Cannes et taper dans l'oeil de tout le monde. La fois précédente, c'était dans l'excellent Burning de Lee Chang-dong, en 2018. 

On retrouve un peu de l'atmosphère délicate de ce film dans Drive my car: un jeu de correspondance étrange entre personnages et situations, hasards et rencontres, sur lequel plane aussi,  en permanence, la menace intangible d'un drame violent, déjà survenu ou à venir. Dans Burning c'était d'ailleurs le cas, avec son personnage mutique qui, sans crier gare, laissait éclater sa rage de jaloux éconduit. 

Pour faire court, disons que le film de Ryusuke Hamaguchi nous raconte quelques semaines de la vie de Yusuke, comédien et metteur-en-scène de théâtre reconnu qui se rend à Hiroshima pour y monter Oncle Vania avec des acteurs de nationalités différentes. Yusuke est veuf depuis deux ans, et parmi les comédiens surgit un jeune acteur qui, il le sait, a été l'amant de sa femme, Oto. Elle était scénariste, aimait inventer des histoires qu'elle lui racontait à mesure qu'elle les imaginait, ils avaient eu ensemble une petite fille morte à l'âge de 4 ans. Yusuke souffre d'un glaucome à l'oeil gauche, il n'a plus jamais fait l'acteur depuis la mort d'Oto, et les organisateurs de cet atelier théâtre lui ont délégué une jeune femme comme chauffeur, le temps de son séjour à Hiroshima.

A partir de là, on pourra présumer que le personnage centrale de cette histoire, c'est peut-être la Mazda 900 Turbo quasi vintage que Yusuke bichonne comme une voiture de collection, et confie non sans rechigner à la mutique Misaki qui, évidemment, en le suivant dans chacun de ses déplacements, va devenir bien plus qu'une simple employée.


Beaucoup s'épateront du côté "poupées russes" du scénario (il a d'ailleurs été récompensé à Cannes pour ça), avec ses histoires enchâssées les unes dans les autres, au coeur d'un récit où, justement, il s'agit pour tous les acteurs en présence d'en monter une, d'histoire, une des plus connues et des plus belles de Tchékhov. 

Yusuke, qui a déjà incarné Vania, le dit bien à un moment au jeune comédien chargé de tenir ce rôle sous sa direction: le dramaturge russe est terrible pour tout ce qu'il réveille en nous de plus intime, par le geste le plus anodin, la formule la plus banale. Alors pour celui ou celle qui le joue... C'est pour ça que Yusuke, on le devine alors, ne veut plus jouer du tout.

Drive my car est très fort dans ce jeu de correspondance qui n'en finit plus: Yusuke donne à l'amant de sa femme un rôle qu'il sait ne pas être pour lui, écoute dans la voiture la K7 qu'Oto lui avait faite pour qu'il apprenne le rôle (elle lisant les rôles féminins). Quand Yusuke raconte au jeune Koji l'histoire qu'était en train d'inventer Oto, c'est Koji qui la lui termine: en confidence sur l'oreiller sûrement, elle avait été "plus loin" avec lui.


Ici, le film pourrait rejoindre la trajectoire de Burning au rayon faits divers et pourtant, c'est ailleurs qu'un personnage "explose", en marge du récit principal, mais qui a son importance. Koji, qui a incarné quelque personnage très populaire dans une série télé, est fréquemment photographié et filmé par des inconnus dans les bars, et cela le met hors de lui, lui donne envie de se battre. Ce qui dessine une sorte de morale en filigrane au film tout entier: raconte-moi une histoire, invente m'en une si tu veux, incarne cette histoire pour moi, en mots ou sur scène, confie-moi ce que tu as de plus intime, ou de plus anodin, mens si tu le veux, mais n'essaie pas de savoir quoi que ce soit sur moi par une simple image. C'est sans doute, aussi, la morale du cinéaste.

C'est là qu'on pourra peut-être regretter la part de mystère de Misaki qui tout à coup s'estompe lorsque nous est révélé la provenance de ce caractère triste et presque éteint, autant que son amour des choses bien faites. Son périple jusqu'aux lieux de son enfance en compagnie de Yusuke, qui s'achève sur les mêmes notes que la pièce de Tchékhov, était peut-être en trop. En fait, quand Yusuke lui demandait une première fois de lui montrer un endroit qu'elle aimait dans cette ville étrangère pour lui, et qu'elle l'emmenait dans l'immense centre de traitement des déchets d'Hiroshima, survenait un instant beaucoup plus étrange, qui en disait tout aussi long sur Misaki qu'une ligne brisée vécue dans sa jeunesse.


On n'en dira pas autant de cette merveille de vertige qui nous prend quand, lors des séances de répétition, les comédiens se donnent la réplique dans des langues différentes (philippin, mandarin, japonais et coréen) et que survient cet instant inouï d'une comédienne sourde-muette (et coréenne) donnant la réplique en signant. Et ça n'est pas un hasard si Yusuke lui confie le rôle de Sophia, nièce et alter-ego féminin de Vania, coeur à prendre mais jamais pris, témoin de toutes les petitesses et grandeurs de la maisonnée sans que personne, sauf Vania, ne s'intéresse vraiment à elle.

Là encore, une simple photo n'aurait pas suffi.

Il faut donc aller au cinéma pour qu'on nous démontre la prédominance des mots, des phrases et des aveux, des textes lus, joués ou inventés sur les images. Au tout début du film, Yusuke joue Godot sur scène. De Beckett jusqu'à Tchékhov, il y a évidemment une passerelle facile à voir: elle surplombe la peur et la connaissance du vide, elle enjambe ce qu'il y a plus de commun à tous: la préscience que tout cela n'est rien, et que nous n'en saurons rien de plus.

mercredi 15 septembre 2021

Dune, et de deux.

 


Je me souviens que Dune de David Lynch est sorti en 1984. Je me souviens même que Georges Perec était mort deux ans auparavant. Je me souviens que je m'étais précipité sur la lecture du roman de Frank Herbert juste avant que le film ne sorte. Je me souviens que j'avais trouvé le bouquin fidèle à ce qu'on m'en avait dit, un grand roman d'aventure, une saga digne de sa réputation. Je me souviens que cela ne m'avait pas donné, non plus, une envie folle de persévérer dans un genre, la science-fiction, dont j'ai toujours été un maigre lecteur, et un piètre connaisseur.

Je me souviens que j'avais trouvé le sous-texte christique un peu facile et pourtant, je n'étais pas attentif à ce genre de trucs, à l'époque.

Je me souviens que m'étais rué sur le livre parce que le réalisateur d'Elephant man allait l'adapter et que Elephant man m'avait tellement retourné la tête que je m'étais juré une allégeance éternelle à cet auteur dont j'étais loin, très loin, d'imaginer le parcours à venir. Comme tout le monde, d'ailleurs. 

Je me souviens que lorsque j'avais enfin vu le film qu'il avait tiré de Dune, je m'étais senti désarmé, comme trahi. Passer d'Elephant man à ça c'était, un peu, comme si Jacques Tati avait réalisé Les bronzés juste après Play Time. 

C'était juste pas possible.

Maintenant que l'on sait quelles difficultés ont jalonné la production du film, Dino de Laurentiis, budget pharaonique et tout ça, et quelle fut la carrière de Lynch ensuite, on peut le dire: tout est pardonné.

Je me souviens aussi que, du vivant de Georges Perec, Alejandro Jodorowsky avait voulu adapter Dune, et qu'en voyant le film de Lynch, il avait poussé un ouf ! de soulagement en constatant qu'il aurait pu faire mieux.

Je me souviens que tous les connaisseurs certifiés de l'univers de Frank Herbert n'arrêtaient pas de déclarer que Dune était, tout simplement, un roman inadaptable.

Denis Villeneuve a peut-être trouvé la solution, mais il n'ose pas le dire: il faudrait une série. Entre 6 et 12 heures saucissonnées en 6/9 épisodes, mais avec le budget de Star Wars, s'il vous plait. Pas facile.

A ceux qui trouvaient que le cinéaste canadien était le meilleur choix, je répondrai que oui, mais non.

Pour adapter tout et n'importe quoi, il est le meilleur. 

Refilez-lui un script bêton pour réactiver Blade runner, et il s'en sort avec brio. Un film noir avec serial-killer gratiné et chute mortelle qui fait mal, il prend (Prisoners). Et si on réactivait Rencontres du 3eme type en un peu  moins cul-cul mais avec des trémolos, quand même ? Mais bien sûr... (Premier contact). Un truc hyper-violent sur le cartel des drogues mexicains ?... Maaaaais oui (Sicario).



Hollywood a toujours été gâté en réalisateurs polyvalents, couteaux suisses ou québécois, peu importe, qui savent vous servir la soupe avec un maximum de grinta. A ce titre, Villeneuve me fait beaucoup penser à ce que Ridley Scott aurait pu être (un cinéaste d'un immense talent mais sans aucune personnalité) s'il n'avait débuté sa carrière, direct, avec trois-chef-d'oeuvres (Les duellistes, Alien, Blade runner, quand même...). Mais Villeneuve n'a jamais réalisé d'Alien, ni de The Thing, ni de Piège de cristal ou de Silence des Agneaux. C'est un suiveur.

Il doit le savoir et, si tout va bien pour lui, doit s'en contenter.


Avec l'avènement du numérique, Dune ça devait être du beurre: vous pouvez mettre en scène une bataille Wisigoths - Jedis - Hurons - Al-qaida en quelques clics si ça vous chante (en un peu plus, peut-être...) avec même James Dean, Jackie Kennedy ou Boris Karloff en figurants. En 2021, ça devrait être; finger in the nouze...

Eh bien non. C'est un peu morne, c'est même un peu jaune, même le sable sensément riche en épices hallucinogènes de la planète Arakis a du mal à se décider entre ballade en dromadaire autour de Marrakech et tempête simoun à 800 km/h (grande scène sensément riche en émotions fortes, absolument ratée). Bon sang, mais c'est terrible: on l'a déjà vu, ce film.

Les batailles interstellaires ont l'air de tomber du ciel au ralenti. Ce qui pourrait être un style, mais ne l'est pas.

Les vers des sables sont peut-être plus gros que chez Lynch, je n'ai pas mesuré...

Comme dans toutes les super-prods américaines actuelles, on convoque un maximum de bankables et, là aussi, c'est un peu approximatif. Seuls, peut-être, les méchants Dave Bautista et surtout Stellan Skarsgard (en vil Baron Harkonen poussah mais en lévitation) s'en sortent bien: c'est sans doute à cause de la dégueulasserie de leur personnage, grâce aussi aux effets spéciaux, pourtant bien en-dessous, pour l'époque, de ce qu'en avait fait Lynch, et qui fait du bien dans cet univers ripoliné.


A leurs côtés, ça cachetonne sec, et que dire de Javier Bardem qui jamais, sans doute, n'a été aussi mauvais, de Josh Brolin et d'Oscar Isaac qui ont déjà fait ça ailleurs, cent fois ? Frank Provost a bien bossé les mèches de Timothée Chalamet, toujours beau même avec des paquets de sable dans la gueule et il faut les voir, toutes ces stars, serrer les mâchoires dès les premiers plans l'air de dire: 

 - Ah bordel, je l'ai lu le scénario de Dune, et on va en chier, les gars.

Vous allez rigoler, mais dès le générique du début, j'ai lu "Première partie" et j'ai réalisé qu'il allait falloir que je retourne au cinéma pour voir un dénouement que je connais déjà. 

Il n'est pas sûr que j'y aille. Rester mon cul dans un siège de cinéma confortable 3h30 durant, ça m'embêtait pas plus que ça, vous savez ? Mais y retourner... Pas sûr que ça marche, votre truc.

Ah et puis... une dernière chose... vos histoires de messie sur fond de sang royal destiné à régner sur le Monde après que les tribus se soient massacré entre elles au nom du Mal et du Bien, ça va comme ça.



samedi 11 septembre 2021

Bergman Island, poupées suédoises

 

Voilà qui marque un joli sursaut dans la filmo de Mia Hansen-Love après la relative déception de  son précédent opus, Maya, après son très bon L'avenir, avec la Huppert dans un rôle tout fait pour elle, et qui avait l'air de diriger son auteur vers une sorte de cul-de-sac attendu. 

Loin du petit monde germano-pratin, dont elle est issue, composé pour l'essentiel d'intellos en pleine crise, de musiciens, de producteurs de cinéma , de cinéastes et de jeunes filles en fleur, son cinéma semble aller prendre l'air avec ce Bergman Island qui nous parle pourtant, toujours, des difficultés dans le couple, de création artistique (il est cinéaste, elle écrit) et d'amour bien entendu, mais dans un endroit particulier, qu'on imagine fêtiche pour cette ancienne plume des Cahiers du Cinéma; la fameuse île de Farö qui fut le refuge d'Ingmar Bergman, où il tourna bon nombre de ses films et termina ses jours en ermite ombrageux.

D'abord, on craint le méta-film empesé par le poids du mythe, mais Hansen-Love ouvre grand les bras à tout ce que l'île lui propose, sans faire sa précieuse. Si Chris et Tony, en fans du cinéaste suédois, sont venus pour profiter du calme de cette résidence pour travailler,  - mais chacun de son côté -, ils vont aussi se plier aux obligations du lieu: comme faire le "Bergman Safari", journée organisée en car pour faire le tour des endroits où Bergman a tourné ceci, a vécu cela, sans vouloir en faire tout un plat mais émus, malgré eux, par les échos qu'ils y trouvent, en certains lieux comme en eux-mêmes.

Différentes manières de découvrir Farö: pendant que Tony fait son "Bergman safari" en compagnie d'autres intellos pointus, Chris s'offre une journée buissonnière en compagnie d'un grand dadais, étudiant en cinéma à Stockholm, qui lui fait découvrir le cidre local, un magasin de peaux de mouton et le plaisir d'une bataille de méduses sur la plage (se les balancer dans la figure comme des boules de neige).

Aussi, comme Chris demande à son mari si cela ne l'inquiète pas de dormir dans la chambre-même où fut tourné Scènes de la vie conjugale (le film qui, dit-on, provoqua des millions de divorces à travers le monde), c'est autant pour faire une blague que de pour s'inquiéter, quand même, de cet endroit qui inspira autant de films sombres et déprimés au très pessimiste  Bergman. C'est aussi pour confronter leur propre existence, leur expérience de couple, à l'aune de ce que pouvait en penser le réalisateur de Persona, quitte à convoquer son fantôme.

Tony est un cinéaste important, semble-t-il, qui profitera de cette résidence pour présenter ses films au public local. L'île est devenu une sorte de musée à ciel ouvert, y compris la maison du maître, avec sa bibliothèque foisonnante et ses VHS par milliers, gardés en l'état par les gardiens du temple. Mais si beaucoup de monde connait ses films, si l'on peut aujourd'hui encore voir où et comment il vécut, la part d'inconnu est toujours la plus forte: Chris s'étonne de la façon dont Bergman traitait "ses" femmes comme "ses" enfants (mal) et plus d'une fois, les "locaux" ne se feront pas prier pour souligner combien le bonhomme était tout sauf sympathique.

C'est qu'on ne connait jamais vraiment les autres, même les plus proches. Comme il serait illusoire de comprendre la vérité d'un homme en ayant vu et revu tous ses films et avoir tout lu sur lui, Chris voudrait bien savoir sur quoi Tony travaille, lui qui garde ses projets toujours secrets (quand elle fouille dans ses carnets, c'est pour tomber sur des croquis érotiques avec des commentaires étranges), alors qu'elle cherche à partager avec lui ses projets de scénario.

Quand, à la bonne moitié du film, Bergman Island s'échappe dans l'histoire écrite par Chris, et qu'elle raconte à son homme (celle d'un couple qui s'est autrefois follement aimé, et se retrouve sur l'île de Farö à l'occasion du mariage d'une amie), qu'elle lui raconte afin qu'il l'aide à lui trouver un dénouement, c'est non seulement pour accuser une fin de non-recevoir de son époux (partenaire dans la vie, mais concurrent, s'imagine-t-on alors, dans leur vie professionnelle ou pire; indifférent) c'est pour que cette histoire, inventée, qui semble s'imbriquer dans la sienne comme une poupée russe, finisse naturellement par infuser la vie-même, alors qu'elle semblait être inspirée par elle. Un film dans le film qui est aussi le tour de force narratif de Bergman Island, son point de bascule où, tout à coup, tout est dit sur l'acte de créer, et d'inventer des histoires. 

Mia Hansen-Love travaille, dans la dentelle, autant la nature-même d'un couple que le mystère qui entoure tout acte de création. Farö a inspiré Bergman, qui a inspiré nombre de cinéastes, et si Farö inspirera, sans doute, des idées voire un film tout entier à Tony ou à Chris, tout viendra d'eux-mêmes, et de personne d'autre. Bergman est mort, et il ne faut pas croire aux fantômes.


C'est d'ailleurs ce que leur petite fille demande à son père à la toute fin: les fantômes existent-ils, papa ? C'est elle qui a le droit au dernier plan, simple et pourtant singulier après tous ces faux-semblants, ces histoires d'amour compliquées: un enfant qui s'élance dans les bras de sa mère. Tout à coup, ces artistes tourmentés, ces processus de création deviennent secondaires: la plus belle des créations, comme l'amour le plus limpide et le plus sûr, il n'était pas loin, il était juste là, c'était mamie qui la gardait et elle s'appelle June.

La seule limite du film étant son entre-soi précieusement entretenu (un film de cinéphile pour cinéphile, ça ne pouvait pas être autrement), il est dommage que beaucoup passent à côté, et trouvent tout cela, au fond, assez futile. 

Un film magnifique soutenu, - il faut le souligner tant leur sensibilité porte le film du premier plan jusqu'au dernier -, par quatre comédiens absolument parfaits.