dimanche 31 octobre 2021

Julie (en 12 chapitres), girouette solitaire


On ne va pas mégoter plus longtemps: tout le monde sait bien que le très sympathique Joachim Trier tient son étiquette de cinéaste important par la grâce de son deuxième film, Oslo 31 aout, portrait saisissant des dernières heures d'un jeune homme qui ne trouvera pas de raison valable pour ne pas en finir avec la vie.

D'où la présence cette année encore du cinéaste norvégien à Cannes, tout comme son poussif Back home en 2015, pour cette chronique légère et un peu triste des années les plus importantes de la vie d'une jeune femme belle et intelligente qu'on va pouvoir suivre sur quelques années. Julie se regarde avec un vrai plaisir, et son découpage en 12 chapitres (+ un prologue et un épilogue comme nous le souligne le générique) annonce tout de suite la couleur: ce scénario très bien organisé traitera des moments les plus décisifs de la vie de Julie qui, - justement c'est une aubaine - a beaucoup de mal à suivre un cursus universitaire jusqu'au bout (bien qu'elle soit brillante en tout, elle ne terminera ni sa médecine, ni sa psycho, et se lancera dans la photo) et finit toujours par planter ses histoires d'amour sur d'insolites coups de tête.

Car il fallait bien trouver un défaut à cette jeune femme si parfaite, ainsi qu'un moteur à un film finalement sans grand contenu. Le film est si bien découpé, si bien rangé pourrait-on dire que le style de réalisation de Trier (et de style, Trier n'en possède pas vraiment) change de tempo et parfois d'esthétique selon les moments. Pour le meilleur, une belle séquence de fuite éperdue dans un Oslo suspendu (et encore une fois, Trier filme sa ville d'une façon merveilleuse), où tout s'arrête et se fige comme si quelqu'un avait appuyé sur "pause", à l'exception de Julie qui court vers un nouvel amoureux. Pour le pire, une scène de séparation qui cherche à s'emballer toute seule en mimant un style Cassavetes tremblotant, caméra à l'épaule et personnages gesticulant dans tous les coins. Il y aura aussi une scène de bad trip sous champis, dans un style néo-psychédélique qu'on n'avait plus vu depuis longtemps mais aussi, quand même, de grands moments.


Aussi la belle séquence entre Julie et Eivind dans une fête de mariage sur le mode "on se séduit à fond mais on n'y va pas, car on est fidèles à nos légitimes", qui culmine dans une irrésistible scène où chacun regarde l'autre pisser. Avec certains moments qu'auraient pu filmer le jeune Carax, en son temps.

Le film porte en lui un désir si profond de dramaturgie qu'il finit par se pendre à la corde du mélodrame qu'il s'échinait en secret à tendre derrière notre dos (la maladie et la mort de son ex) qui finit par résoudre, tout comme sa fausse couche qui survient simultanément au décès d' Aksel, tous les atermoiements de notre héroïne. A ne pas pouvoir choisir entre Eivind et Aksel aussi bien qu'entre vouloir un enfant ou pas, rester ou partir, le hasard qui parfois fait très bien les choses tranchera à la place de sa perpétuelle indécision.

J'ai croisé quelque part un article moquant le côté Bridget Jones intello de cette chronique douce-amère, mais j'ai plus songé quant à moi à une sorte de Monsieur Jean au féminin, à du Dupuy-Berberian d'aujourd'hui. Le coeur secret de Julie reste sans doute son histoire d'amour imparfaite (elles le sont toutes) avec Aksel, de 15 ans son ainé, dessinateur de comics underground à la Gilbert Shelton qui s'est fait un nom grâce à un personnage sans foi ni loi qui tire tout ce qui porte jupon et petite culotte. Julie, femme de son temps, assistera dans une salle de sport (bien dans son corps, bien dans sa tête donc) à la prise de bec entre une journaliste féministe très vindicative, et un peu bornée et Aksel qui essaie de faire comprendre la différence entre lui et sa créature de papier, entre ses intentions et l'agressivité sexuelle de son héros si peu respectueux des femmes.


Ici, le film met le doigt sur ce qui a changé dans nos rapports amoureux et certains de nos principes moraux en à peine dix ans. On ne peut plus être fidèle, comme Aksel, à des idées, à un personnage, à une manière de vivre. Il faut, comme Julie, changer, "bouger" tout le temps. Dans un très beau monologue, Aksel raconte à Julie comment il aimait "posséder" les objets de culture et de connaissance. Les vidéos-club, les disquaires, les bd d'occasion "pour les avoir sous la main tout le temps". Julie n'a jamais connu ça, et l'écoute alors comme une petite fille. Aksel n'aura plus à s'adapter à quelque changement que ce soit et Julie, dans l'épilogue programmé dès le début par son réalisateur si bien ordonné, aura fait le choix de vivre seule. 

Ce n'est pas la fin de l'histoire pour elle, évidemment, mais c'est la morale du film, limpide: de toute façon, on finit toujours seul(e).



mardi 26 octobre 2021

Les amants sacrifiés (tromper, c'est aimer)

 


C'est un mariage dont on était en droit d'attendre le meilleur, et ça n'a pas manqué. La rencontre entre Kiyoshi Kurosawa, sans doute le plus grand metteur en scène de sa génération, et Ryusuke Hamaguchi à l'écriture n'a pas accouché d'une souris. Le contraire nous aurait vraiment étonné. Du second, il faut garder en tête l'écriture sophistiquée de ses films, Asako 1&2, Senses et le récent Drive my car pour appréhender ce film à sa juste valeur: la mise en scène classique proposée par le réalisateur de Shokuzai étant là pour libérer toute notre attention sur un véritable mélodrame, qui flirte avec le roman d'espionnage, en raconte beaucoup sur l'histoire coupable du Japon de cette époque et s'avère être, au final, une superbe histoire d'amour.

Kurosawa l'aurait composé seul qu'on aurait guetté aux quatre coins du cadre le détail qui cloche, la menace qui rôde, la trajectoire narrative prête à se tordre. Mais non, car ici il se met au service d'une histoire aux apparences simples, mais aux rouages plus compliqués que prévu. Le film n'en finit pas de se prendre lui-même à contre-pied, et nous avec, dans une sorte de mouvement continu à la fluidité merveilleuse qui nous prend dans ses pièges, l'un après l'autre, sans effets ni esbrouffe. 

A la possibilité d'un drame de l'adultère banal entre Mr Fukuhara et une femme rencontrée lors d'un voyage d'affaire succède la possibilité d'une liaison entre madame et un jeune militaire, qui fut un ami d'enfance. Puis le meurtre de cette femme fera suspecter Fukuhara et son neveu, avant qu'on n'apprenne qu'il s'agissait d'une infirmière témoin des atrocités commises par l'Armée japonaise en Mandchourie, et qui a fait passé des documents compromettants avec elle.


De rebondissement en rebondissement, le film nous fera penser que Fukuhara est sans doute un espion, que sa femme est prête à le trahir pour sauver l'honneur du pays et leur situation, avant qu'on ne s'aperçoive qu'il s'agissait d'une manoeuvre destinée à tromper la police militaire. De mensonge en fausse trahison, de menu larcin en fausse divulgation de vrais/faux documents, le couple va alors amorcer un jeu subtil, qui ne s'arrêtera plus, où il s'agira avant tout de tromper l'autre pour mieux le sauver. 

Les amants sacrifiés (dont le titre français évoque celui d'un des plus beaux films de Mizoguchi, autre grande histoire d'amour qui finit très mal, Les amants crucifiés) commence immédiatement sur des malentendus. Le britannique avec qui Fukuhara est en affaire est arrêté par la police militaire qui le soupçonne de faire de l'espionnage (nous sommes en 1940), chose que Fukuhara juge douteuse, avant qu'au fil de l'intrigue, cette possibilité ne paraisse moins absurde. Quelles sont les activités de Fukuhara au juste ? D'abord, on le croit producteur de cinéma (il réalise des films... d'espionnage où il met en scène sa femme et son neveu) avant de se rendre compte qu'il travaille dans l'industrie de la soie, et que son activité de metteur-en-scène n'est qu'une sorte de hobby familial.


D'autres se seraient vautré dans cet effet de miroir à double face (la vie d'un espion rêvant son épouse en Mata-Hari de série B.) mais si cette bobine de film aura sa fonction primordiale au cours de l'histoire (sa substitution par une autre, compromettant le Japon est pouvant provoquer l'entrée en guerre des Alliés), elle n'est qu'un élément comme un autre dans le jeu subtil auquel se livrent les deux époux, contre eux-mêmes (pour se sauver) et contre leur pays. Il faudra aussi compter sur un plateau de jeu d'échecs renversé, sur des rouleaux de soie, sur un coffre-fort puis sur un autre, sur un document incriminant le Japon pour crime de guerre (l'inoculation forcée du bacille de la peste à la population chinoise, histoire vraie) et sa copie, traduite en anglais.


Tout est double dans le film de Kurosawa ce qui tend à prouver que nous sommes bien dans un film d'espionnage dans lequel, comme chez Eric Ambler ou John Le Carré, il faut savoir ne pas se montrer trop dupe des apparences, et anticiper ce qui nous est caché. Dans un des moments les plus incroyables et des plus cruels du film, Fukuhara rapporte des bureaux de la police militaire les ongles qui ont été arrachés à son neveu pour les montrer à sa femme, qui l'avait balancé. Sa réaction, faite autant d'indifférence feinte que d'un fatalisme convaincu, le sidère autant qu'elle ne lui fait comprendre le double-jeu auquel elle s'était livrée pour le sauver, lui. 

A la toute fin du film, elle expliquera au médecin éberlué venu lui rendre visite dans l'hôpital psychiatrique où elle est internée qu'ici il lui suffit d'être normale pour être jugée plus folle que les autres. Une constatation dans le continuum de ce régime du vrai pour le faux (et vice-versa) qui vaut aussi pour juger l'état moral, et mental, d'un pays littéralement dérangé. 

Ainsi voit-on naître, sous nos yeux comme dans le regard soudain émerveillé de son époux, une héroïne de film d'espionnage, une guerrière aussi résolue que son mari.


Le film fait beaucoup penser au Lust, caution de Ang Lee pour son contexte historique bien sûr, et la qualité de son travail de reconstitution. Notons qu'il est rare de voir Kurosawa utiliser un budget aussi conséquent, lui qui est souvent habitué aux productions un peu cheap desquels, pourtant, il arrive toujours à tirer des films saisissants. La ressemblance entre les deux ne s'arrête pas seulement à l'époque et au genre, ils nous racontent tous les deux la duplicité de rapports amoureux, bousculés par la guerre et les menaces policières. Cette histoire de couple marié ne cessant jamais de se mentir et de se doubler pour mieux s'épargner n'est pas moins cruelle que la triste épopée de cette étudiante chinoise couchant avec le chef de la police d'occupation malgré l'apparition de troubles sentiments.


On ira même jusqu'à dire que la cruauté assumée des amants chez Ang Lee et le système de duplicité établi de manière tacite entre les époux Fukuhara sont les deux variantes subtiles d'un même jeu d'intensité amoureuse très ouvertement masochiste.

Les histoires d'amour, en général, finissent très mal en temps de guerre.

Reste qu'il est rare qu'un film japonais aborde de manière aussi frontale les crimes contre l'humanité commis par l'armée sous Hiro-Hito, et cela n'est pas le moindre de ses mérites, ni son double-fond le plus anodin. Grand film.


(n.b.: on jugera inapproprié la façon cavalière qu'ont eu les anglo-saxons de baptiser ce film Wife of a spy puisqu'entre autres choses absolument incertaines, Mr Fukuhara n'en est sûrement pas un, d'espion. Cette façon d'accoler des certitudes à un film qui en est autant dépourvu est quand même assez drôle. A moins que ce ne soit du second degré, of course)

dimanche 24 octobre 2021

Tralala, et voilà.


 Il faut être bien détendu du gland pour envisager, comme viennent de le faire les frères Larrieu, une comédie musicale chantée live de bout en bout. Car dans le cinéma français d'aujourd'hui comme d'hier, il n'y a pas de concurrence qui tienne - à quelques exceptions près, bien connues - avec l'américain, qui nous a remis le truc au goût du jour il n'y a pas si longtemps avec le craquant La-laland, voire d'autres comédies musicales beaucoup plus grotesques. 

A Hollywood, comme on ne fait pas les choses à moitié, on coache la star, on fait transpirer la vedette, on lui refait les pecs et lui apprend à faire le grand écart avec un sourire rempli de dents scintillantes. Il y en a bien un, dans ce casting de bric et de broc, qui aurait pu se la jouer Fred Astaire, c'est le clown-acrobate Denis Lavant. Mais comme il le signale d'entrée de jeu: passée la cinquantaine, ça devient compliqué.

Les Larrieu s'en foutent de tout ça, et quand Mathieu Amalric amorce quelques pas chassés dans les ruelles de Lourdes en compagnie de nonnes frémissantes, ce n'est pas Ryan Gosling ni Hugh Jackman du tout, du tout, du tout. Le film de préparateur physique, ils s'en fichent et ça tombe bien: nous aussi. 




Détendus du gland, ils le sont aussi au niveau scénario, et ça n'est pas la première fois. Ni la dernière, on l'espère. A l'exception de l'assez noir L'amour est le crime parfait, tiré d'un polar de Djian qui reste le seul de leurs films à froncer légèrement des sourcils et à tenir sur un script bien charpenté, leurs films filent le parfait amour avec le dérisoire le plus total et une approximation psychologique bienvenue. Car ce qui les intéresse, c'est l'émotion, ainsi que ce qui fait mouiller et bander. La vie, quoi.

Car leurs films sont bandant, c'est un fait. Mouillant je ne sais pas, ça ne se dit pas encore trop. De Sabine Azéma toute chamboulée qui vient de voir l'ours dans Le voyage aux Pyrénées aux deux couples surpris dans le noir par leurs penchants échangistes de Peindre ou faire l'amour, il y a toujours de quoi se tripoter un peu dans leur cinéma, sans parler d'Amalric galopant quéquette en l'air dans les rues de Paris des Derniers jours du monde, ou du monologue exalté de Karin Viard dans 21 nuits avec Pattie où elle raconte par le menu sa libido exaucée par les assauts d'un bûcheron insatiable.


Dans Tralala, les poses sexy-rock-belle-mèche de Bertrand Belin, les culs nuls d'Amalric et de Mélanie Thierry suffiront bien au bonheur de tout le monde. Après, cela n'est pas tout. Bien entendu. Mais quelque chose se passe quand même entre les chansons composées par des qui ne sont pas des manches tout de même (Belin, Daho, Dominique A., Cherhal, Katrine), ces comédiens-là et une histoire abracadabrante de femme qui croit reconnaitre son fils disparu depuis plus de 20 ans dans ce clochard un peu musicien, attiré de la gare Montparnasse jusqu'à Lourdes par une jeune femme mystérieuse qui s'avère être sa fille. Quand je vous disais que le scénario et les frères Larrieu ça faisait deux.

Par quel miracle, alors, est-on ému, voire carrément triste quand le générique de fin arrive ? Quand le bien nommé Tralala joue des rames au milieu du lac ? Et pourquoi on chialait comme des idiot(e)s à la fin de Lalaland , vous en rappelez-vous au moins ? Parce que la vie, c'est juste rire, pleurer, bander et disparaitre. Et puis voilà. Et mouiller aussi, oui c'est vrai, pardon. 

Ben voilà, c'était du cinéma.

Lalala.







vendredi 22 octobre 2021

La jeune fille et l'araignée (au plafond)


 C'est un film qui nous raconte les deux journées du déménagement d'une jeune femme de son appartement en coloc à un autre, juste pour elle. Je viens de vous prouver de quelle manière on peut très mal vendre un film et perdre des milliers de spectateurs, en deux lignes. Et pourtant, La jeune fille et l'araignée, avec son titre qui sonne comme une musique de chambre menaçante, est un film des plus curieux. Décalé..

Le film fonctionne selon un régime de vie communautaire qui menace sans cesse de saturer: des petites pièces dans lesquels des gens circulent, bricolent, rigolent, bougent les meubles, font la fête ou la gueule. On n'est pas dans la cabine gavée de monde sur le navire de plaisance des Marx Brothers, ça n'est pas aussi absurde mais assez drôle quand même. Dans cet appartement comme dans l'autre, on n'est jamais tranquilles. A nous de définir petit à petit les liens qui existent entre les personnages. Celle qui emménage, c'est celle-ci. Et là, c'est sa mère qui, vue la danse de séduction qu'elle esquisse auprès de ce monsieur bricoleur venu faire les menues travaux d'installation, et peut-être volage, ou sans aucun doute célibataire. 

Au centre de ce remue-ménage, Mara est présentée comme la coloc de Lisa, qui s'installe. Ex-coloc plutôt, et à plusieurs échanges de regard, on devine que ces deux-là sont très proches, mais que quelque chose a fini par clocher. C'est un film d'incessants coups d'oeil en douce, de regards croisés et de discussions soudainement interrompues par l'irruption de quelqu'un dans la pièce, ou par la sensation de se sentir observé. On s'amuse même de détails qui peuvent en dire long (l'herpès de Mara, que Lisa a peut-être attrapé en lui "faisant la bise"), sur un ongle cassé qu'on s'amuse à tirer doucement, puis d'un coup sec.


Mara est une drôle de nana: un visage grand ouvert mangé par de grands yeux bleus, des airs de fille bien sage mais ses façons de rigoler en douce quand quelqu'un se blesse ou se plante, ses obstinations étranges (elle ne sort pas des toilettes quand la mère de Lisa entre pour pisser, fume sa clope en l'écoutant faire) et son peu d'entrain à participer au démontage des meubles et au portage des cartons font d'elle, d'instinct, le vilain petit canard de cette curieuse ménagerie.

Il serait long, quoiqu' amusant, de faire l'inventaire des situations et des personnages qui flirtent avec la velléité de nuire, ou du moins avec l'envie de tester leurs propres limites comme celles des autres. Sans parler des gamins qui chahutent dans les couloirs à coup de bombes à eau, et des chiens qui bouffent les prises électriques et font tout disjoncter, il y par exemple ces deux autres étranges locataires (deux jeunes femmes aux corps de sylphide et aux regards noirs de banshee, comme échappées d'un méchant conte gothique) qui se "partagent" le gentil jeune homme qui pensait venir à cette crémaillère pour finir dans les bras de Mara. Sans parler des dialogues, aux sous-entendus sexuels parfois violents, qui flirtent avec un genre de SM souriant, que chacun semble apprécier à sa manière. A moins que ce ne soit de l'humour suisse ?


L'instant qu'il faut garder en mémoire, plus que le souvenir de Mara et de cette araignée qui la "protégeait" enfant, et qui se ballade sur son bras dans l'ancien et le nouvel appartement, plus que le "fantôme" approximatif de cette ancienne co-locataire qui a abandonné là son piano pour aller travailler sur un paquebot (l'usage intensif de la chanson Voyage, voyage de Desireless, finit par faire le même effet que les dialogues et les rapports des personnages entre eux: on ne sait pas trop s'il faut en rire, ou s'en inquiéter), plus que ces faux indices qui procureraient un sens plus lourd que voulu au film (ni trauma enfantin donc, ni envie de tout larguer), on choisira plutôt une scène plus précise, bien que moins éloquente. La voilà:


Mara dessine aussi, beaucoup et très bien, et elle s'est amusée à imprimer le plan de l'appartement de son amie à l'aide d'un logiciel d'architecture basique. Aussi raconte-t-elle que ce qu'elle a le plus apprécié dans cet exercice, c'est lorsque le fichier pdf qu'elle voulait importer avait buggé, et lui avait rendu un plan saturé de lignes désordonnées et d'indications qui ne voulaient plus rien dire. En le fermant et en le réouvrant, la bonne version était revenue, et à son grand regret elle n'avait jamais pu retrouver cette copie déconstruite qui lui avait tant plu.


Pour le coup, Mara qu'on aura devinée plus charmée par les lois de l'imprévu comme par celles du désordre affectif et amoureux, pourra toujours se consoler en retrouvant son plan si sagement agencé gribouillé par les gosses, et imbibé de vin rouge, sur une des tables de la fiesta d'hier soir. L'intuition Marx Brothers n'était donc pas si incongrue, et la fameuse rigueur suisse, qui s'en est prise un petit coup derrière l'oreille au passage, s'en retrouve ragaillardie.

Peut-être a-t-on mis la main, avec les frangins Zürcher (pas Zucker...), sur un nouveau genre de comique raffiné qui ne demande qu'à ricaner de ces petites choses cruelles et incongrues, et à s'épanouir. On en redemande.



dimanche 17 octobre 2021

Le sommet des dieux, toujours plus près...

 


De Jiro Taniguchi, on n'avait pas forcément retenu Le sommet des Dieux, qu'on n'avait pas pu finir, serial de plus de 1000 pages rendant compte des exploits inhumains d'alpinistes chevronnés  rêvant de jour comme de nuit, et même dans leurs cauchemars, des pires ascensions hivernales au départ de Katmandou. De Jiro Taniguchi je garderai pour toujours un souvenir émerveillé de son Quartier lointain, du Journal de mon père, mais pas de celui-là. Allez savoir pourquoi.

Vague réminiscence de lecteur à peine contrarié car, en vérité, Le sommet des Dieux valait bien cette mise en image qui arrive à transcender, de manière assez somptueuse, la bande-dessinée de Taniguchi (et le premier qui prononce "roman graphique" à la place de bd ou de manga, je lui tire une balle dans le schmock). On est étonné car on ne s'attendait pas à ce que l'adaptation de Patrick Imbert rende aussi bien compte du foisonnement du dessin de Taniguchi, réputé pour sa précision chirurgicale et ses trésors de pointillisme puisés dans les documentations les plus sévères. Et pour cause, quand il s'agit de louer les qualités de son travail, il s'agit aussi de saluer le boulot des dizaines de personnes qui usinent derrière lui au rayon graphisme comme au pôle vérification. Comme Miyazaki.


Le sommet des dieux
est pourtant une histoire d'individualisme fou. Un type qui veut gravir les montagnes les plus inaccessibles, dans les conditions les plus difficiles, mais tout seul. En alpinisme pourtant, il est plus raisonnable de faire la route au moins à deux. Mais pour Habu Joji, le héros de cette histoire, il s'agit autant d'individualisme que d'altruisme: si tu tombes, je coupe ta corde car si tu tombes, je mourrai aussi. Et vice-versa. 

Mais là où Habu est admirable, c'est lorsqu'il affirme vouloir gravir l'Everest tout seul par la paroi la plus impossible sans se soucier que quiconque en soit témoin. Ici, on pense à tous ces alpinistes et autres aventuriers de guinguette qui ont beaucoup travaillé à faire savoir ce qu'ils avaient réussi (ou pas) avant même d'avoir enfilé leurs grolles. 

C'est le noeud de l'histoire, car le film tourne comme un renard autour de ce McGuffin d'appareil photo que Habu aurait trouvé sur le cadavre de Thomas Mallory qui fut le premier, en 1923, à presque réussir le truc. Dans cet appareil, se trouverait-il la preuve que l'aventurier britannique redescendait de l"Everest, ou qu'il n'y était-il pas arrivé ?


Celui qui finit par le convaincre de l'accompagner est un journaliste dont le rêve, la mission, la raison d'être, le job,  est de rendre compte de cet exploit. Il n'arrivera pas à le suivre jusqu'au bout et là, on se souvient de Werner Herzog restant au camp de base comme un con, avec sa caméra et son sherpa, en attendant que Reinhold Messner et Hans Kammerlander redescendent de leur périple fou dans Gasherbrum (2 sommets himalayens à la suite, aller et retour, non mais quand je vous dis qu'ils sont cinglés), ou de L'épopée de l'Everest de Noel & Irvine qui rendit compte de l'exploit de Mallory en 1923 sans pouvoir les suivre bien loin.

Rendre compte de quoi d'ailleurs ? Quand le reporter plonge les tirages de Mallory dans ses bacs, on ne saura pas ce qu'il y a dessus, et c'est sans importance. Au bonheur de Habu, alpiniste victorieux sans preuve aucune mais qui a fini par atteindre le sommet, il ne reste plus qu'à aller "au-delà". 

Reinhold Messner, l'alpiniste chevronné, détenteur des records les plus fous, et pas des moins inutiles, confessait à Werner Herzog dans Gasherbrum qu'il rêvait souvent dans son sommeil à une expédition sans fin, sur un plat infini et sans horizon visible, et qui serait toujours la même chaque matin au réveil. 

L'exploit sportif a cela de commun avec l'art, en effet,  qu'il n'a aucun but accessible, et qu'il ne rêve que d'une chose: savoir ce qu'il y a, derrière.



Reste cette question: pourquoi ces sommets de plus de 8000 mètres font si peu l'objet de fictions de cinéma ? Les films les plus marquants, si on excepte l'amusant Everest de Baltasar Kormakur avec ses tempêtes numériques et sa cohorte de stars en galère, sont les deux cités plus haut, des documentaires avec, ironie du sort, du matériel de tournage condamné à rester au camp de base. On peut parier qu'aujourd'hui, certains doivent ramener quelques plans du sommet. Mais ce que les concepteurs du film de Patrick Imbert parviennent à nous donner à voir dans ce magnifique Sommet des dieux outrepasse nos plus belles attentes (avec un travail sur le son, notamment, qui donne à entendre la montagne craquer et mugir, sans cesse menaçante).

Autant dire que le cinéma d'animation prouve avec ce film sa supériorité sur les autres. Tout comme le dessin précis et empathique de Taniguchi, Patrick Imbert nous montre non seulement ce que nos yeux ne pourront jamais voir, mais ce qui ne nous sera jamais montré. Ce qui n'est pas rien.

mercredi 6 octobre 2021

France d'en haut, France d'en bas.

 


D'accord, il y a quelque chose d'attendu dans la manière avec laquelle Bruno Dumont taille un costard au petit monde blafard du "journalisme" télévisuel, et si le cinéaste a pu échapper aux lazzi des professionnels de la profession, c'est sans doute parce qu'en plongeant dans la caricature du grotesque, ce qui lui est familier, on ne saurait lui reprocher d'en faire trop. Sa journaliste-star France de Meurs comme son attachée de com' surchauffée (Blanche Gardin, comme au naturel...) semblent tellement au-delà du raisonnable que reconnaitre une vague ressemblance avec de vrais journalistes, ce serait, quand même, comme avouer quelque chose de fâcheux.

Dumont nous embrouille derechef avec cette conférence présidentielle truquée à la godille, avec surimpressions visibles des acteurs sur image d'actualité, avec Macron dans ses tics, son appétence pour les sorties vides de sens, et sa visible complicité avec le parterre à ses pieds. Moments de gêne lorsque Léa Seydoux s'esclaffe aux blagues vulgaires mimées par Blanche Gardin en coulisses, dont une pipe imitée avec ardeur. Qu'est-ce qu'on se marre. Mais c'est souvent comme ça chez Dumont, s'il y va à fond dans la blague grasse (les vannes au ras du slip de Gardin dans le milieu médiatico-politique, c'est comme de faire jouer des flics par des handicapés mentaux, c'est a priori guère de bon goût non plus mais finalement, ça passe).


Des contradicteurs politiques qui sont montés dans les tours en direct se font la bise en sortant du studio, on invite le gratin médiatique à un dîner cinq étoiles où des lobbyistes prônent la reprise en main du pays par le monde des Affaires, au détriment des Etats déficients (on applaudit, en robe de soirée), et France habite un appartement démentiel donnant sur le Parc je-ne-sais-pas-quoi avec son mari, sorte de Michel Onfray complexé (par le salaire de sa femme).

Comme dans Ma Loute où le cinéaste, -allergique, on le sait, aux comédiens professionnels au bénéfice des gueules cassées du réel - avaient fait jouer ses grands bourgeois dégénérés par des vedettes, et la plèbe sauvageonne par de véritables autochtones de son ch'nord, - on soulignera cette même ligne de démarcation entre cette grande bourgeoisie méga-friquée et ultra-médiatique, incarnée par ce qu'il y a de plus hype et people à l'heure actuelle (Seydoux, Gardin et Biolay) dans ce qui semble être des rôles qui sont comme leurs propres caricatures: la belle fille arrogante, la provocatrice connectée très vulgaire, et le dandy parisien toujours soucieux de son image. En face, des pauvres joués par des amateurs échappés de P'tit Quinquin. On saluera au passage le masochisme de ces interprètes, qui pour le coup ne se sont guère ménagés.

Si Bruno Dumont n'aime pas trop les stars, et sans doute pas plus le Paris de la Haute, il n'aime pas non plus le journalisme d'investigation, qui se prétend tel mais n'en est pas. Encore une porte ouverte de défoncée, pourra-t-on dire, mais il faut voir comment il s'attarde, avec une délectation à la fois sadique et curieuse, sur l'observation de "collègues" faire le même travail que lui, mais en mode discount sur la fabrication d'un "vrai" reportage en zone de guerre, que ce soit pour montrer des paysans maliens qui ont pris les armes pour combattre Daech, des réfugiés monter dans un zodiac sur une plage syrienne, ou interviewer la femme d'un violeur récidiviste dans sa ferme. Au coeur de ce dispositif, la misère humaine, bien entendu, mais surtout France de Meurs, en treillis et casque militaire, qui se la donne dans le pathos et le tragique en veillant toujours à se trouver bien au milieu du plan.


Comme il le démontre sans forcer, ceci n'est évidemment pas du grand journalisme, ni de la bonne mise-en-scène. Ailleurs, dans une époustouflante scène d'accident de la route, Dumont fait la démonstration de son savoir-faire en la matière. L'air de dire: ça voyez-vous, c'est du cinéma. On ne dira jamais assez combien il reste un cinéaste peu ordinaire, qui possède une technique et un sens du cadrage hors du commun.

Non, France n'est pas un film sur le journalisme, ni sur la télévision. Ces deux thèmes sont abordés sous l'angle de la farce grasse alors que le véritable coeur du film, c'est France. Une petite acharnée sensible, peut-être, mais qui au gré d'une dépression qui semble l'avoir laminée (mais non), d'une trahison amoureuse dont elle été l'instrument (mais c'était pour le boulot), d'un désastre professionnel où éclate sa duplicité d'horrible petite arriviste (un échange fâcheux capté en plein direct), et d'un deuil dont normalement on ne se remet pas, France restera là, en direct, en léger différé, comme vous voulez, faisant couler des larmes sincères, ou pas, tendant son micro au déshérités et "aux plus fragiles d'entre nous" mais toujours debout, toujours vivante. Toujours bankable.

Une jeune femme bien de son temps.


Petite soeur parigote et plus actuelle de Ma Loute, France démontre encore une fois les principes d'un cinéaste qui nous offre toujours la caricature avant le personnage, l'exagération avant le propos, le ridicule en même temps que la splendeur des choses. En nous faisant toujours voir pour de bon, pour de vrai, l'arrogante stupidité des riches et le ridicule apeuré des pauvres. Il faut croire France lorsqu'elle dit à ses techniciens "C'est beau" en montrant une morne campagne chtie battue par les bourrasques, répondant au "c'est magnifique" lâché auparavant au pied d'un massif enneigé dans les bras de son amant.

Beau et magnifique, ce n'est pas pareil. D'ailleurs, on accède à cette clinique thermale alpestre uniquement si on en a les moyens. France a le droit de tout trouver moche à présent. Tout peut lui être indifférent. Mais elle reste là, au centre de l'image et ça, c'est important.

On ne sait toujours pas à quelles hauteurs crèchent Bruno Dumont et son cinéma anormal, mais là où il se trouve, personne n'ira le déloger avant un petit moment.

dimanche 3 octobre 2021

Serre-moi fort (pour ne pas sombrer).

 


Cet Amalric est quand même un type passionnant. Lui qui, à ses débuts, n'arrêtait pas de clamer haut et fort que faire l'acteur l'intéressait beaucoup moins que de pouvoir réaliser des films un jour, a fini par mettre tout le monde d'accord. Lui qui a été porté par  Arnaud Desplechin et son cinéma "littéraire" (pour peu que cela veuille dire quelque chose), qui est aussi l'acteur-fétiche des frères Larrieu, il incarne depuis les années 90 et aujourd'hui encore un genre d'idéal masculin un peu largué dans ce monde de brutes, à la fois séducteur malgré lui et un peu malmené par les femmes, intrépide dans son genre mais nul à la bagarre, bourré de culture et tout le temps dans la lune.

Si, toujours selon lui, le succès de sa carrière d'acteur est pleinement dû à la chance (une gueule qui passe bien, une dégaine singulière et des réalisateurs qui vont bien), Amalric avait raison de pressentir son appétence pour la réalisation. Son sixième long-métrage, après le magnifique Barbara, biopic défragmenté unique en son genre et La chambre bleue, bel exercice de style classique sur la gamme Simenon, aura vite fait d'asseoir pour de bon Amalric comme cinéaste. Et un grand.

Avec Serre-moi fort, le cinéaste réitère un parti-pris narratif sophistiqué, - d'aucuns pourront dire compliqué -, dont Barbara était sans doute un premier laboratoire. Si on veut bien se souvenir de ce dernier, il s'agissait de décortiquer ces instants où la biographie "rêvée" de la chanteuse se mêlait au film en train de se faire, et aux images d'archives qu'il imbriquait dans des reconstitutions fidèles, ou pas. Vérités et mensonges autour de cette artiste adorée pouvaient bien ne plus faire qu'un, c'était sans importance: au final, il n'y avait plus que l'amour du cinéaste pour Barbara (et, incidemment sans doute, pour l'ex-femme de sa vie, Jeanne Balibar).


Il faut être attentif, devant son dernier film, à ne pas se perdre devant ce jeu volontairement confus entre cette femme qui s'en va, laissant derrière elle mari et gosses, et les curieuses dissonances qui peu à peu s'agglutinent entre ses souvenirs, ces flash-backs - mais en sont-ils ? -, entre ce fil narratif ténu et ce que l'on voit. Pourquoi la cassette qu'écoute Clarisse dans sa voiture est aussi ce que sa fille joue (au même moment, un autre jour ?), pourquoi ce qu'elle marmonne au volant de sa voiture est aussi ce que son mari dit à ses enfants, pourquoi l'un termine les phrases de l'autre, et réciproquement, alors qu'ils sont loin l'un de l'autre ?

On parlait de cinéma "littéraire", ce qui reste à définir et ne veut certainement rien dire en l'état, mais on ne se trompera pas en affirmant que ce qu'inflige Amalric à la narration cinématographique classique est digne de ce que des Joyce, des Faulkner ou Virginia Woolf ont fait subir au romanesque. Il faut tout remettre en cause dans l'ordre des phrases, place du narrateur comprise pour que s'effritent les certitudes du spectateur devant Serre-moi fort: on pensait à l'histoire d'une femme qui s'en va, mais ce sont les autres qui sont partis. Plus fort, ce qui semblait n'être qu'une banale histoire de déphasage subit ou au long cours, d'une sorte de crise maniaco-dépressive gratinée et d'un portrait de femme "sous influence", est bien plus grave que cela. Ce qu'inflige Amalric à son spectateur, c'est ce que Clarisse s'inflige à elle-même pour, justement, ne pas sombrer complètement. Un vrai travail de résilience, sur le tas.


Il est quand même rare qu'un film plonge aussi profond dans un désastre humain rien qu'en en filmant la surface. Mais une surface qui tremble tout le temps: le film se difracte entre différents laps temporels dont on parvient enfin à saisir la chronologie lorsque, au tiers du film à peu près, nous est signalé comme une mauvaise rencontre au coin d'une rue le moment fatal, l'horrible accident qui aura tout provoqué. Serre-moi fort continue plus loin en filmant sur le même plan que les souvenirs de Clarisse ces moments d'un avenir qu'elle s'invente dans une vie dont elle est absente: des enfants plus âgés, des rêves qui adviennent, d'autres qui s'écroulent (la petite et ses rêves de Conservatoire à Paris), son chéri qui lorgne ses poignets d'amour, la maison qu'on réaménage. Tant que la mort n'aura pas pris corps (au sens littéral du terme), la vie continuera sa route, en rêveries.

On est curieux de savoir comment est faite la pièce de Claudine Galés dont s'est inspiré Amalric (Je reviens de loin). On ne s'imagine pas une construction pareille sur une scène de théâtre. Il faudra vérifier.


Reste qu'Amalric, excellent comédien lui-même ne s'est pas trompé en convoquant Vicky Krieps et Arieh Worthalter. Elle surtout, qui tenait déjà la dragée haute à ce grand cigare de Daniel Day-Lewis dans Phantom thread, elle qu'on a vu dans l'excellent Bergman island récemment, tient ici une partition de haut vol en réinventant littéralement la notion de performance border-line. Brisant tous les archétypes du jeu de la folie et du déphasage, elle est tout simplement inouïe.

En tout cas, il faut le dire ici: Serre-moi fort est sans doute le film français le plus étonnant de ces dernières années. C'est dit.

Et quelle actrice, nom de Dieu !