mardi 27 décembre 2022

Bilan 2022, les meilleurs films de l'année.


 L'année 2021 avait vu le triomphe dans mon top d'une vache (c'était le magnifique First cow de Kelly Reichardt), 2022 verra une nouvelle fois l'avènement de la gente animale. Eo de Jerzy Skolimovski ouvre le bal de mes 10 films préférés que j'ai choisi de ne pas classer tellement leurs intentions et leurs styles sont dissemblables. Ce serait idiot en effet de mettre dos à dos le dernier James Gray par exemple, et cet essai filmique fantastique d'un octogénaire à jamais libre dans sa tête, capable du classicisme le plus limpide comme du lâcher-prise le plus radical. Bardé d'effets visuels sidérants comme de l'empathie la plus profonde avec son animal, l'âne Eo restera, - signe des temps si l'on veut prendre cet indice sur son pendant le plus pessimiste - le personnage le plus bouleversant, le plus humain d'une année qui n'en manquait justement pas, d'inhumanité. Qu'un jury cannois ait préféré la diarrhée misanthrope et cynique d'Ostlund à cette pure merveille venue de nulle part restant, pour moi, une énigme insondable. Autre signe des temps ?

https://www.youtube.com/watch?v=HDibdz3nQJM


Le cinéma américain ne va pas terrible-terrible depuis quelques années. Ecartelé entre industrie à grand spectacle et ces usines à gaz que sont devenus les plateformes de streaming, les auteurs semblent avoir de plus en plus de mal à se faire voir. Heureusement qu'une bande d'irréductibles Gaulois de Hollywood continuent à ne jurer que par le 35 mm avec, parmi ces fameux loustics, Paul Thomas Anderson qui nous a offert sur un plateau un vrai beau morceau de vraie belle nostalgie de sa jeunesse à lui, Licorice pizza. Echevelé, pop jusqu'aux pattes d'éph' et remuant de partout sur une bande-son 70's soigneusement choisie, le cinéaste ombrageux et lyrique de Phantom thread aborde cette romance rétro et sexy sur une note complètement libre dans laquelle il abandonne toute intention de maitrise absolue pour nous livrer le film le plus joyeux et acidulé de l'année. Dans lequel les adultes (stupides pour la plupart) sont remisés dans le décor au profit des premiers élans adolescents. Avec deux comédiens faits l'un pour l'autre, ça crève les yeux.

https://www.youtube.com/watch?v=9aFhtQrgZX8


Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'un film de James Gray se fait accueillir avec des pincettes ou, au mieux, par une indifférence polie. C'est une constante: un nouveau film de James Gray est toujours là pour faire la preuve que c'est le début de la fin pour lui, alors qu'il suffira à celles et ceux qui ont été déçus par son Armageddon time d'y retourner et de s'apercevoir de leur bévue. Avec, là encore, un retour sur l'enfance de l'auteur qui se dépeint ici en petit con qui mène la vie dure à ses parents, partagé entre ses rêves de devenir un jour un "artiste" et l'influence patiente et bienveillante d'un grand-père qui l'adore (grand Anthony Hopkins). Fluidité d'une mise en scène impeccable, écriture au cordeau et vlan: classique instantané !

https://www.youtube.com/watch?v=3dO8y8P0v40


C'est inattendu, mais on doit la plus belle histoire d'amour de l'année au turbulent Park Chan wook. Toujours aussi virtuose, portant son art à un niveau de maîtrise et d'inventivité à vous faire saigner les yeux, les amants socratiques de Decision to leave offrent un ballet d'effleurements et de tensions douces comme on n'en avait même jamais rêvé. Sur fond de roman noir tarabiscoté où un enquêteur amoureux et une Landru au féminin portent l'art de l'évitement (de s'embrasser, de l'inculper) à des sommets de subtilité, Park a fait muté son art de l'hyperviolence stylée en tachycardie amoureuse sans frein. Voilà un cinéaste ô combien généreux qui n'a vraiment peur de rien.

https://www.youtube.com/watch?v=cfPhBaHC_pA


Il était là dans mon top l'an dernier, il y est à nouveau avec ces Contes du hasard et autres fantaisies, film en trois saynètes d'une concision et d'une qualité d'écriture rohmérienne diront certains, bergmanienne penseront d'autres. Ryusuke Hamaguchi est en train de se tailler une place à part au coeur du cinéma japonais, en habile décrypteur des passions et de ses errements. Merveilleusement écrit et interprété, on pense beaucoup en savourant ces trois segments narratifs très différents à Laclos,  Bergman effectivement, à Proust ou à Marivaux. Excusez du peu.

https://www.youtube.com/watch?v=jyipw1scsto


Il nous avait enchanté il y a plus de 10 ans avec La quattro volte, Michelangelo Frammartino nous revient avec Il buco, autre objet filmique étrange, ni fiction ni documentaire, qui reconstitue la découverte d'un réseau de grottes dans le Piémont, dans les années 70. Frammartino filme la plongée dans le gouffre avec autant d'attention que la fin d'un vieux berger qui s'éteint au pied d'un arbre, la main qui dessine un plan de la grotte qu'un cheval qui passe sa tête dans l'ouverture d'une tente. Son film précédent nous exposait déjà à cette sensation de ressentir les saisons, le froid comme l'importance d'un geste anodin, avec en filigrane la vie, la renaissance et la mort. Un cinéma tellurique sans équivalent, une immersion sensorielle absolument unique.

https://www.youtube.com/watch?v=XUvgxrca_do


D'Italie encore, un autre objet filmique étrange que La légende du roi crabe de Alissio Rigo de Righi et Matteo Zoppis qui débute comme une vieille histoire des campagnes qu'on se raconte à la veillée, et s'achève telle une aventure de pirates en Terre de Feu. Le grand Luciano, pochetron romantique doit quitter son village et son amoureuse après avoir réglé à sa manière un différent avec le seigneur de l'endroit. Au hasard d'une usurpation d'identité, il va se lancer dans une improbable chasse au trésor en compagnie de bandits peu commodes. Un film porté par un souffle romanesque hors du commun et un comédien amateur inoubliable, avec une sacrée gueule, Gabriele Silli.

https://www.youtube.com/watch?v=5dnn23vL72A


Le cinéma a sans doute besoin de vraies gueules et de vraies histoires justement, c'est sans doute pourquoi l'unique film français de mon top n'a pas de Kiberlain, de Lellouche, de Lacoste ou d'Efira à son générique mais un nouveau venu sidérant. Dimitri Doré incarne Bruno Reidal, assassin d'enfant qui se livra aux gendarmes après avoir enfin exaucé son obsession d'égorgement. Tirée d'une histoire vraie, rapportée dans une étude de cas par le célèbre professeur Lacassagne, le premier film de Vincent Le Port tient son sujet de bout en bout avec une poigne qui ne tremble jamais. Loin du sensationnalisme tartempion des films traitant d'assassins, le film aborde son sujet avec une rigueur qui fait parfois penser à Bruno Dumont sur son versant naturaliste austère, et à Maurice Pialat dans son art de faire respirer un intérieur de ferme, un champ ou un visage. Une vraie claque.

https://www.youtube.com/watch?v=zkgaw-rOW1Y


Et puis... vous allez peut-être imaginer que je ne suis pas quelqu'un de bien gai, mais comment ne pas évoquer ce bloc de noirceur aveuglant de beauté, Vitalina  Varela de Pedro Costa, auteur du déjà si désespérant et magnifique Dans la chambre de Vanda... Vitalina y incarne son propre rôle, racontant sa propre vie en une longue mélopée en voix-off qui dit l'exil loin du Cap-Vert, son homme qui a foutu le camp, la misère du bidonville en banlieue de Porto, la rapacité des gens. Un portrait de femme qui culmine en un sourd dialogue avec un prêtre qui a perdu sa foi à qui on laissera le dernier mot: "Heureux ceux qui sont morts". Quand je vous disais que j'étais un joyeux drille. Quand la caméra sort enfin du noir et de cet entrelac d'intérieurs et de ruelles sans lumière et sans ombre, on n'en respirera pas mieux pour autant. 

https://www.dailymotion.com/video/x7xvlaj


Et voilà. Comme j'ai décidé d'achever chaque année mon top avec une vache, là voilà. Le film d'Andrea Arnold s'appelle sobrement Cow et, ou bien c'est moi qui en ai assez de vous autres, les humains, ou le monde animal a décidément beaucoup de choses à nous dire. C'est le second film esthétiquement et philosophiquement "ethnodécentré" de cette année et il n'est sans doute pas anodin que deux de nos plus grands cinéastes actuels se penchent sur la question. Allant dans le vif du sujet comme elle en a l'habitude, collant aux pies et aux cornes de la valeureuse Luma, vache laitière émérite de vêlage en vêlage et de traite en traite, c'est non seulement la chronique d'une existence exploitée que la cinéaste de Fish tank nous fait vivre, mais aussi le récit d'une vie monotone entrecoupée de grands moments de chagrin. 

https://www.youtube.com/watch?v=k8TKOoUmnsc

Allez... hi-han tout le monde. Ou mmmmeeeuh, c'est vous qui voyez.

jeudi 15 décembre 2022

Les bonnes étoiles, une étrange affaire de famille.

 




De Kore-Eda, on connait maintenant la petite musique comme si elle était un peu la nôtre. Bien avant sa Palme d'Or avec Une affaire de famille qui avait mis tout le monde à peu près d'accord, le cinéaste avait déjà sa '"carte" auprès de celles et ceux qui le tenaient pour un des auteurs japonais les plus importants de sa génération avec des films aussi forts et bouleversants que Nobody knows ou encore Still walking. Ce soudain passage en terre sud-coréenne avec un casting et des équipes techniques entièrement étrangères n'est pas une première pour lui, puisqu'il faut se souvenir de La vérité, son film français avec la Deneuve et la Binoche en pâle contrefaçon bobo du Sonate d'automne de Bergman, où il s'essayait à un vrai-faux jeu de miroir entre cinéma et réalité certes pas désagréable, mais dispensable.

Kore-Eda a certainement passé un cap avec Une affaire de famille où il se laissait aller, enfin, à la gaudriole et à la légèreté sans pour autant laisser tomber son appétence, et son brio, pour le mélodrame familial. Les prestations de Lily Franky et Sakura Endo n'y étaient pas étrangères. Cette famille foutraque de bras cassés attachants faisaient enfin voir un Kore-Eda aussi à l'aise avec la comédie qu'avec le dramatique, et sachant parfaitement doser les deux ingrédients. Car la famille reste le grand sujet du cinéma de ce cinéaste qui, au coeur d'une société japonaise guindée et traditionnaliste, a toujours autant de mal à remettre en cause ses piliers.


Tout comme la famille Shibata ramassait des enfants perdus comme on ramasse des chatons mouillés pas encore sevrés, Sang-yeon et Dong-Soo se livrent à un petit trafic assez lucratif mais risqué, puisqu'ils sont dans le viseur de deux policières de la protection des mineurs: ils vendent à des couples fortunés mais stériles des nourrissons que des mamans désoeuvrées abandonnent dans les "baby box" des orphelinats, spécificité toute sud-coréenne.

Si on peut regretter que le dernier quart d'heure n'aille pas plus vite au dénouement, - petit pêché mignon du cinéaste qui sait prendre son temps sur de légers arpèges de guitare -, cette ballade en estafette délabrée, le lardon en bandoulières avec ses imprévus cocasses et ses rabibochages attendus (l'incruste de ce gamin malin comme tout et terriblement attachant qui va mettre de la couleur dans ce road-movie, le début de romance attendue entre la jeune maman et Dong-Soo qui a grandi dans un orphelinat), Les bonnes étoiles emporte le morceau, une fois de plus, par son incroyable humanité, sa bienveillance de tous les instants.


Avec deux petits trucs en plus: un sens de l'humour qui rend les dialogues entre les personnages succulents, et une nouvelle manière de faire se percuter sans prévenir la douceur d'une échappée belle impromptue et des éléments de série noire dont on ne sait trop s'il faut en sourire ou en frémir (les deux policières se posant des questions sur la probité de leur surveillance, la présence furtive des deux petites frappes qui rackettent le magasin de Sang-yeon l'intermède cocasse du contrôle routier par ce flic jovial et sympathique comme tout). Car, pour celles et ceux qui sont attentifs, il se passe quelque chose de très violent dans le dénouement de cette histoire que Kore-Eda évacue au terme d'une ellipse lapidaire plus que gonflée.


Les bougons diront qu'il n'y a rien de bien étonnant là-dedans pour un film de Hirokazu mais ils auront tort: voilà un cinéaste qui évolue à son rythme sans se démettre de ses obsessions (sans compter que son passage dans le polar tordu avec l'excellent The third murder en 2017 lui a peut-être inculqué un art de frapper sans retenue). Sa façon de mêler mélodrame, film policier et fable morale, dans pareil régime de merveilleuse fluidité dont il a le secret est tout de même du grand art. 

Tous les comédiens sont fabuleux y compris les gamins, Kore-Eda étant un de ceux qui savent le mieux les diriger devant la caméra, c'est depuis longtemps une certitude.

jeudi 8 décembre 2022

Fumer fait tousser, mais la drogue c'est bien !

 



Bientôt, Quentin Dupieux sera notre Hong Sang Soo national. A raison de 2 films par an, il s'en approche même si, excusez du peu, il y a bien plus de 2 océans entre les deux cinéastes. Mais non bien sûr, je rigole. Filant sur un régime d'économie drastique et d'un maximum de liberté de production, deux questions se posent pourtant, qui agace le milieu et pas mal de monde de manière générale, mais comment fait-il pour embaucher toutes ses têtes d'affiche bankables mais surtout: que fume-t-il ? Eh bien on dirait que toutes ces vedettes y vont avec une très nette envie de se marrer, moyennant négociation salariale tirant vers le bas peut-être. Ils ont bien raison.


Après le casse-tête physico-quantique d'Incroyable mais vrai avec ses motifs de vie pavillonnaire bousculée par la présence insondable d'une trappe dans la cave, Dupieux semble vouloir régresser encore un peu vers un imaginaire pop chamarré, de crétinerie absolue et d'effets spéciaux cheap plus moches les uns que les autres. Soit une équipe de super-héros en casques intégrales et tenues latex bleues ciel pour la partie Marvel made in Saint Rémy de Provence, fauchée comme les blés. Soit un hommage à San Ku Kaï lors d'un combat pas épique du tout entre nos cinq playmobiles et un gonze harnaché d'une carapace de tortue géante. Soit un mash-up Charlie de Drôles de dames et du Téléchat de Topor avec un Alain Chabat qui prête sa voix à une marionnette de rat presque crevé et dégueulasse comme tout par écran interposé, yeux rouges et bave verte qui lui dégouline sur son sweat et qui n'arrête pas de pécho des bombasses tout en donnant des ordres à sa team. N'importe quoi, isn't it ?


C'est l'esprit Canal période Objectif Nul, affiliation certifiée par la présence de Chabat, Tillier et de Pascal Zadi, fers de lance d'une certaine idée de l'humour téloche qui s'est déportée vers d'autres cieux (le cinéma, le stand-up, d'autres chaînes...). Quentin Dupieux se fiche complètement de ces cinq zigues, à qui il n'offre rien d'autre que des dialogues débiles au coin du feu ainsi que des préoccupations familiales banales ou de libidineux contrariés. Là où il s'amuse comme un petit fou, c'est lors de disgressions narratives: nos cinq Super s'emmerdent, alors ils se racontent des histoires.


On le savait imprégné de Ionesco, voire de Beckett, de Richard Brautigan et de séries B, le voilà qui se surprend à faire son Lawrence Sterne, son Jacques le Fataliste. A l'intérieur, deux ou trois petites histoires affreuses comme tout, qui n'ont rien à voir avec le reste. Un pastiche de slasher avec une Dora Tillier soudain incitée à massacrer ses amis parce qu'elle porte un "casque de vérité", et surtout un segment tordant bien que dégueu, - dont je ne vous raconterai rien - avec une Blanche Gardin très à l'aise dans ce genre d'affreuseté d'un humour plus noir que noir.

A l'arrivée, il reste la conviction que le film tout entier n'a servi qu'à emmailloter ces deux segments narratifs savoureux. En somme, Quentin Dupieux fait ce qu'il veut et s'en fout un peu. Pour preuve, une propension un peu plus avérée que d'habitude à se laisser aller sur les dialogues vulgaires qui mériteraient, quand même, un peu plus d'attention. On lui pardonne, parce que vraiment, une fois de plus, on se sera bien marré.





lundi 5 décembre 2022

Cow, la dernière vache.

 



Il faut un minimum s'appeler Andrea Arnold pour entrer dans le bureau d'un distributeur et y aller tout de go: "Bonjour, je voudrais que le film que je viens de tourner dans l'exploitation agricole de mes amis soit diffusé en salles, s'il vous plait. Cela raconte les dernières années d'une vache. Il n'y a aucun commentaire, aucune voix off, aucune intrigue parallèle, rien. C'est un documentaire."

Cette Andrea Arnold est inscrite pour de bon dans mon grimoire cinéphilique perso depuis ses premiers courts-métrages. Je vous conseille fiévreusement à ce propos d'aller jeter un coup d'oeil à La guêpe par exemple où culminait déjà, en à peine 15 minutes, un art étincelant de faire se conjuguer lumpenproletariat à l'anglaise, suspense ébouriffant et romantisme pop échevelé (et sexy, le cinéma d'Arnold respire jusque dans les soupirs suffoquées de ses héroïnes une folle envie d'aller se coller au plumard), sans parler de cette baffe dont je ne me suis personnellement jamais remis, Fish tank avec cette Katie Jarvis qui reluquait sans vergogne le beau mec que venait de ramener sa cagole de mère à la maison.




Un peu de politique des auteurs dans cette page: même dans la vie d'une vache, - elle s'appelle Numa -, il y a de grands moments de romantisme chaud bouillant. Lorsqu'après une saillie Numa repose son menton sur les reins de monsieur qui souffle dans l'air froid de l'étable des volutes de contentement, c'est la cigarette après l'amour, les confidences sur l'oreiller, la conviction qu'il faille bien profiter de ce grand moment car le reste de la vie d'une vache, à vrai dire, c'est pas du tendre.

Vêlage, séparation, traite, entassées dans l'étable l'hiver, en liberté l'été en mode herbe fraîche, saillie, visite du véto avec son gant de plastique jusqu'à l'épaule, vélage, séparation d'avec son veau, traite, la vie ma Numa c'est pas du gâteau, c'est quelques dizaines de litres à donner par jour et puis c'est marre.

Une fois qu'on a compris que Cow ne nous mènera pas ailleurs que dans la vie de Numa, qu'il n'y aura pas de chausse-trappe ni d'effets de style, ni d'incursion de la fiction là-dedans ni quoi que ce soit d'autre, on se retrouve face à un film en prise directe sur le réel qui nous parle immédiatement. Le travail de la cinéaste n'y est pas pour rien, qui réussit au bout de 10 minutes à nous faire reconnaitre l'héroïne, son veau, les lieux, le temps qui passe. Première prouesse: Cow est un bout de vie de vache qu'Andrea Arnold parvient à nous raconter comme un roman.



Il y aussi cette façon étonnante de soudain saisir la gueule de ces animaux dans le cadre comme jamais on ne filme une vache: plan serré, elles n'ont plus de cornes, ce sont d'autres personnes, aux expressions jamais vues. Filmées "à la Dardenne", au ras de la paille quand la filmeuse se rapproche caméra à l'épaule trop près de la mère et de son veau, c'est un bon coup de tête qui fait valser l'image mais ne fait quand même pas ressembler l'incident en anecdote de rencontre avec une bête sauvage. Alors, on entend cet agriculteur raconter qu'une fois, cette vache l'avait "chassé" de l'enclos afin de protéger son petit. "Chassé", seulement ?

De sa proximité troublante avec le Eo de Skolimovski on pourra tirer cette analogie facile que le regard d'un âne et d'une vache en souffrance sont plus humains que bien des regards humains. Curieux que ces deux films paraissent presque en même temps car même s'ils n'ont rien à voir dans leurs formes et ne veulent pas nous raconter la même chose, ils ont cela en commun qu'ils semblent nous parler de souffrance animale, et du mal qu'on leur fait. Alors qu'on pourrait prendre, aussi,  ces deux films pour des paraboles désespérées (et désespérantes) de notre propre condition. 


Une image reste là, plantée comme un clou dans notre conscience étourdie de spectateur qui aura vécu là 1 heure 30 d'hypnose intégrale dans un élevage bovin de Grande-Bretagne: Numa qui a donné 6 veaux à la ferme, des tonnes d'hectolitre de lait et tout ce qu'on voulait d'elle était emmenée quotidiennement à la traite dans une salle circulaire, conçue comme le fameux panopticon théorisé par Foucault dans son Histoire de la folie et illustré de la plus terrible des manières par Pasolini dans les scènes finales de Salo: où qu'elle se tienne, les pies dans la machine qui la pompe, elle peut voir les autres et il y aura toujours quelqu'un pour la regarder, elle. Pour la surveiller.

Pour faire passer ce sale moment, de la même manière qu'on fait jouer des sonates de Mozart dans les élevages de poulets de batterie, les éleveurs y passent des morceaux de pop anglaise  (Billy Eilish, Garbage...) sur lesquels certaines vaches semblent se dandiner un peu. Beaucoup, en fait, ont l'échine courbée. Le jour où Numa refuse et se couche dans son box, on se rend compte que la musique c'était aussi et surtout pour le confort des humains, pour le nôtre. Pour notre tranquillité.

Comme pour Eo, les répliques philosophiques, politiques ou tout ce qu'on voudra, sont innombrables. C'est que ces deux films, sans doute parmi les plus importants de cette année qui se termine, ne tombent jamais dans le piège de l'anthropomorphisme, semblent même ne pas y avoir pensé une seconde. Ils nous proposent même ce théorème inverse, qui fait mal: plutôt que de prêter aux animaux des pensées et des sentiments humains, l'oeil de la caméra est là pour nous faire ressentir comment le monde animal nous observe.


 

Ce n'est pas une nouvelle révolution copernicienne pour autant (mais une tentative !), et Jerzy Skolimovski et Andrea Arnold viennent de toucher une corde sensible. Sans doute plus Andrea Arnold que ce doux rêveur iconoclaste de Polonais bougon car, avec ce Cow dépourvu de tout effet de manche, de toute tentative apparente de se détacher du réel pour entrer dans d'autres considérations esthétiques ou autres, avec son style de cinéma direct, bref, avec sa sauvagerie bien à elle, cette romantique complètement punk qui a réalisé ses Hauts de Hurlevent XIX° comme son American honey XXI°, mêmes hymnes à la fusion des corps qu'ils soient gothiques ou grunge, nous invite à présent à réfléchir à ce qui nous est animal. 

Un transhumanisme d'un autre genre dont on espère le meilleur avenir, contrairement à son désespérant pendant technonologique. Amen.