samedi 25 mars 2023

Un passager, Aldo Moro, des Métavers et la campagne chinoise.


Cormac McCarthy aura 90 ans cette année et après quelques années de sommeil littéraire (on oubliera sa contribution au scénario du pénible CARTEL de Ridley Scott), il nous revient avec deux romans, rien que ça. STELLA MARIS sortira en avril.

Bobby Western travaille comme plongeur pour une société basée à La Nouvelle Orléans, et lorsqu'il ne part pas en mission aux quatre coins du pays pour récupérer des épaves ou rafistoler des conduits dans les profondeurs, il sillonne les bars de la ville en discutant avec ses drôles de potes, tous plus hauts en couleur les uns que les autres.

Bobby est lui aussi un cas. Ancien étudiant brillant en physique et en mathématiques, il a aussi été pilote de F2 avant un grave accident. Son père était ingénieur nucléaire et travaillait pour Oppenheimer, sa petite soeur était une génie des mathématiques, elle est morte et il en était fou amoureux.

Cormac McCarthy est un écrivain époustouflant et il faut pourtant pouvoir le suivre. Beaucoup de critiques ont été désarçonnés par la structure flottante du roman, qui semble déployer ses tentacules pour attraper une sorte de chimère romanesque qui n'est peut-être rien d'autre qu'un délire de schizophrène, un rêve éveillé, un conglomérat de bosons de Higgs transformé en phrases, certains pointant même la possibilité que le grand écrivain lui-même commence un peu à sucrer les fraises.


Ce serait mal lire ce roman qui vous met très vite sous hypnose (toutes ces longues discussions philosophiques qui semblent sans lien avec le reste, les moments surréalistes comme tirés de Lewis Caroll dans lesquels la soeur de Bobby se dispute avec des créatures étranges) et qui, comble de tout, s'offre le luxe d'un fin ouverte qu'il faut peut-être comprendre comme l'explication de son énigmatique entrée en matière.

McCarthy vient-il de tenter un roman quantique ?

Un avion est retrouvé au large de New Orleans sous dix mètres d'eau de mer. Les cloisons sont intactes, la porte fermée de l'intérieur, 10 personnes à bord mais juste 9 cadavres. Manque aussi la boîte noire. Qui était et où se trouve ce passager ? Vous avez 530 pages.




EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE... Alors le voilà donc, ce truc signé Bidule & Machin qui a décroché le pompon aux Noscars. Des réactions que j'ai pu lire un peu partout, à l'annonce des résultats comme à la sortie des projections, les avis sont partagés, comme on dit à Télérama. Evidemment qu'un truc pareil ne pouvait emporter une adhésion TOTALE.

Disons que je me suis bien marré, d'abord, face à ce manga aux stéroïdes qui compose sa toile hystérique en proposant un mix entre un bon vieux Jackie Chan des familles et une histoire allègrement pompée sur MATRIX. Nous voilà donc chez Evelyne et Waymond Wang, qui gèrent leur boutique de lavomatics en même temps que leurs ennuis familiaux dans un bordel permanent. Le monde de la famille Wang n'étant qu'une milliardième variante d'une infinité d'univers parallèles (le multivers on appelle ça) dans lesquels d'autres moi qu'eux évoluent sous d'autres identités auxquels ils peuvent emprunter quelques particularités lorsque ça se gâte dans leur monde à eux. Vous suivez ?

On suit à peu près ce qui se passe, MATRIX m'avait semblé un brin plus compliqué, et tout ceci se déroule en une joyeuse orgie de fights en lévitation, de gags parfois excellents (le raton laveur) et d'un humour parfois au ras du slip. Pour le reste, les images sont vraiment très moches (comme dans ces mangas saturés de coups de crayon dessinant les mouvements hystériques des personnages).


Comme dans READY PLAYER ONE, la petite bande de geeks sensés sauver le monde (car Super Méchante Ultra Puissante il y a) dirigent leurs manoeuvres d'une estafette pourrie dans on ne sait quel monde parallèle. Comme dans les plus mauvais Spielberg justement, les derniers quarts d'heure achèvent le film et son spectateur dans une compotée de bons sentiments gnangnans, ralentis, violons, larmes à l'oeil, l'important est ce que nous portons dans nos coeurs, je t'aime malgré ta différence, aeurghhh, au secours, et voilà pourquoi les professionnels de la profession à Hollywood ont jugé ce film digne d'eux.

Si Michelle Yeoh a décroché sa statuette par contre, c'est parce qu'elle donne de sa personne, et plus que ça encore. Cate Blanchett et Michelle Williams n'avaient qu'à mieux travailler leur kung-fu.

 


Le grand Marco Bellocchio revient sur l'affaire Moro 20 ans après BUONGIORNO NOTTE avec ce film de 5h30 découpé en 6 épisodes pour la télévision (je préfère dire que c'est un film car je ne regarde jamais de séries), grand trauma de la vie politique italienne dont ni la gauche, ni la démocratie, ni Bellocchio lui-même ne semblent s'être remis.

Le film de 2003 était la relation heure par heure de la détention du leader de la Démocratie Chrétienne dans sa prison en placo, emmuré vivant dans les faux murs d'un appartement romain. ESTERNO NOTTE nous invite comme l'indique le titre à voir l'obscurité du dehors alors que Moro disparait vite du cadre. Paul VI, les ministres Cossiga et Zaccagnini, le Président du Conseil Andreotti, Mabuse éternel de la classe politique italienne qui une fois encore en prend ici pour son grade (Sorrentino lui avait déjà réglé son compte dans IL DIVO), les vieilles buses de la sécurité intérieure, vieilles ganaches héritées des années mussoliniennes, un système policier perdu, des terroristes déconnectés de leurs bases et de leur vie, tout cela est radiographié des pieds à la tête avec une précision froide.

ESTERNO NOTTE s'autorise quelques embardées, presque invisibles, vers la fiction, voire le rêve. Le film débute d'ailleurs sur un Aldo Moro sur un lit d'hôpital, revenu de détention, avec devant lui ses "amis" politiques. L'échange de regards auquel on assiste donne la note au reste du film: "Je sais à quoi m'en tenir sur votre compte".

Le film raconte quelques épisodes véridiques hallucinants comme d'autres sans doute inventés pour combler les vides: cette somme de 20 milliards de lires sortie des caisses noires du Vatican ("les excréments de l'Eglise" comme le dit le Pape devant le tas de billets) dont on ne reverra jamais la couleur, l'explosion de rage de Moro à sa confesseur avant son exécution contre Andreotti qu'il déclare coupable de cette machination. La profonde amitié de Paul VI et de Moro, la dépression de Cossiga à cause de sa vie conjugale catastrophique.




La grande Margherita Buy incarne dans le dernier épisode une Eleonora Moro droite, inflexible et affable qui fait vite comprendre à tous ces hypocrites de débarrasser vite fait son salon et qu'elle foutra les bouquets de fleurs fissa à la poubelle. Comme le plan qui ouvre le film dans le premier épisode, son attitude toute entière leur dit aussi ça: "Je sais à quoi m'en tenir sur votre compte".

Grand film !


 Xi Jinping et ses camarades clowns du comité de censure auront donc attiré notre attention là-dessus: cette grande et nouvelle Chine moderne qu'il tente de nous vendre à longueur de discours rencontre encore quelques couacs au fin fond de leurs campagnes. De tous les pays et de toutes les époques, les censeurs ne se sont jamais signalées à nous par leur intelligence. Cela se vérifie encore.

LE RETOUR DES HIRONDELLES ne nous montre pourtant pas comment on s'échange des valises de billets entre membres du Parti, ni les conditions de survie dans un camp de travail Ouighour, non: il nous montre juste comment la Chine néolibérale de maintenant a fait se retourner les campagnes vers un régime néo-féodal horrible. Les propriétaires terriens y sont occupés à changer de BMW chaque année et à rouler les paysans sur le poids des semences lorsqu'ils ne les exproprient pas sans préavis.

Le film raconte surtout comment Ma et Cao se marient, comment ils vont vivre ensemble et finir par s'aimer. Lui, paysan analphabète méprisé par ses frères et qui ne sait faire rien d'autre que travailler de ses mains, elle toute tordue et boiteuse, incontinente d'avoir trop été frappée quand elle était gosse, condamnée à ne pas avoir d'enfants.


Sur une note aussi misérabiliste, Ruijun Li parvient pourtant à nous raconter un parcours qui décoiffe. Ces deux grands amochés, ces deux "parmi les plus fragiles" comme dirait l'autre pitre ont beau se faire rouler par le petit baronnet local (le genre de petite frappe qu'on croise souvent dans les films de Jia Zhangke), essuyer les crachats et les moqueries d'un entourage qui les méprise, ils feront fructifier leurs terres et construiront leur maison avec quelques outils rudimentaires et leur âne.

Voilà donc ce qu'il ne fallait pas montrer: une "Chine d'en bas" qui travaille et s'échine sans l'aide de personne, et une nouvelle Chine d'en haut qui les surveille du coin de l'oeil et leur saute dessus quand tout est bon à leur prendre. On se croirait comme partout ailleurs, libéralisme global oblige, avec un zeste d'archaïsme moyen-âgeux en sus.

LE RETOUR DES HIRONDELLES est certainement le plus beau film vu depuis le début de l'année. D'un classicisme somptueux, qui prend son temps pour filmer les saisons comme l'éclosion d'une affection commune mille fois plus émouvante que n'importe quelle autre histoire d'amour. Dans le rôle de Cao, pauvre brindille brisée au regard affolé, la comédienne Hai-Qing est absolument scotchante.






jeudi 16 mars 2023

EMPIRE OF LIGHT, lithium sunset

 



Sam Mendes... Comment vous dire... S'il y a quelque chose qui me plait assez chez ce cinéaste, c'est qu'il ne prend pas pour un autre. Quand il tient à noter que son travail relève plus du management qu'autre chose, qu'il a du mal à se sentir vraiment "artiste", il a cet honnêteté de se montrer plus comme un chef d'entreprise qu'en mini-Coppola du jour. Une modestie, fausse sans doute, qu'on aimerait que d'autres adoptent (Denis Villeneuve ou Christopher Nolan pour ne pas les citer, qui se prennent vraiment pour les Kubrick du moment alors que non, les gars, sûrement pas...) et qui ne l'empêche de fournir du bon boulot.

Passons sur ses James Bond sans intérêts, sur son 1917 où il fait son Nolan justement, tour de force technique sans âme qui m'a laissé de marbre et regardons ce qu'il a fait d'autre, et de pas mauvais d'ailleurs: Les noces rebelles, Jarhead, American beauty ou Les sentiers de la perdition. Mmouai, de mon point de vue pas de quoi affoler le palpitant du télespectateur lambda du dimanche soir.

Cinéaste plan-plan qui sait faire parler la poudre quand on lui en donne les moyens, Mendes n'a pas peur non plus des grands sentiments. Empire of light, qui nous emmène dans l'Angleterre de sa jeunesse ( le début des années 80) et plus précisément dans un cinéma somptueux installé dans une petite ville balnéaire du Sud. Un petit charme rétro qui fonctionne en plein: salles rococo, doubles projecteurs à charbons, grand hall avec guichet de friandises au milieu, et même des vrais gens pour vous souhaiter la bienvenue et vous enlever le petit coupon de votre ticket d'entrée. A l'affiche, Les chariots de feu, Raging bull, tout ça.


Le cinéaste s'est sans doute fait plaisir de réanimer ce petit monde, à nous aussi il fait bien plaisir, mais le sujet n'est pas là. Au centre du film il y a Hillary, quadra célibataire un peu tristoune qui va vivre le grand frisson amoureux avec le jeune Stephen, nouvelle recrue du cinéma Empire, avant que nous soit révélé le mal profond dont elle souffre, une dépression carabinée.

Mieux, Hillary est interprétée par une des plus grandes comédiennes d'aujourd'hui, la magnifique Olivia Colman. Sans elle, qui passe d'une humeur à l'autre et se transforme de furie blafarde en amante à croquer en un clin d'oeil, disons que le film aurait moins d'allure.

C'est fou, mais l'histoire d'Hillary aurait très bien pu se passer à une autre époque et dans un autre environnement. Il y a eu comme un excès de communication autour de l'aspect autobiographique du film, sans doute pour fasse son sillon derrière ceux de Spielberg, Gray ou Anderson qui, eux, parlaient précisément de leurs propres histoires.


Pas grave tout ça, et si le film nous rappelle à ce qu'était l'Angleterre de cette période, sur fond de thatcherisme odoriférant et de montée du National Front, on s'en fout un peu. Soignant ses images comme sa mise-en-scène, bien souvent élégante et dépourvue de chichis, Empire of light n'est rien d'autre qu'une belle histoire d'amour un peu impossible (les épisodes dépressifs, l'écart d'âge entre les deux amants) avec de très jolis passages et un final émouvant comme il faut. Avec poème de Tennyson et tout.


Derrière, les solides Toby Jones et Colin Firth apportent leur savoir-faire coutumier, le premier en projectionniste discret et tatillon, qui se fend d'un petit exposé sur l'"effet Phi" en projection cinématographique (principe psychologique qui fait que notre cerveau ne perçoit que l'enchaînement des 24 images par seconde en occultant les noirs entre elles), filant la parfaite métaphore du mal d'Hillary qui, elle, ne parvient pas toujours à oublier le noir sans sa dose de lithium, le second absolument parfait en mufle fan de la branlette et du petit coup rapide sur son burlingue, un comédien trop glamour qu'on rêvait de voir enfin débraguetté en Harvey Weinstein des bacs à sable. Bravo, Colin.

Un très beau film, tout à fait oubliable mais porté par la crème de l'english play, la meilleure au monde, indeed.



mercredi 15 mars 2023

GOUTTE D'OR, sans familles


 Pour une fois qu'on nous filme autre chose de Paris que ce qu'il y a de joli à voir, nous n'allons pas nous plaindre. Longtemps que je n'avais pas vu filmer la ville comme ça, comme au ras du bitume, plus proche du caniveau que des dorures du palais Garnier. Si Goutte d'or m'a rappelé quelque chose, ce serait Neige de Juliet Berto & Jean-Henri Roger, peut-être aussi un peu S'en fout la mort de Claire Denis, deux films qui s'attachaient à nous montrer quelque chose de la nuit et des ombres qui y travaillent, un Paris canaille qui compte ses biftons avec des mains sales, un Paris voyou.

Ramsès en est un, de voyou, lui dont la petite entreprise de voyance fonctionne plein gaz au coeur de Barbès. Un complice dans la salle d'attente et lui qui raconte à ses clients ce qu'ils ont envie d'entendre sur l'être cher disparu. Sur le système micro-économique que le business de Ramsés engendre, le film se fait clair et lapidaire. C'est "du travail" comme il le dit lui-même, et même si tout se passe en sous-main, argent au black de la main à la main, échoppes perdues en banlieue où on refourgue tout et n'importe quoi à prix discount mais payé cash, Goutte d'or nous montre comment survivre dans ce milieu, comme David Simon nous montrait les rouages du business du deal à Baltimore dans The wire. Une économie, du travail, là aussi.


Une économie qui se ressent aussi dans les manières de Clément Cogitore, dont c'est le deuxième long-métrage de fiction seulement, et qui nous montrait déjà dans Ni le ciel ni la terre, une guerre filmée autrement. En instillant ici encore une dose de fantastique, il immisce dans le train-train de Ramsès un mystère qui ne s'explique pas. Ou comment cet escroc patenté est justement traversé d'une vision (où se trouve le corps de ce gosse disparu qui lui a braqué son médaillon) qui va le bousculer, et l'amener à fréquenter une bande de gamins sans attaches qui vivent de rapine et dorment dans les squares.


Dans ses meilleurs moments, Goutte d'or nous invite à voir une réalité violente et brutale qui est le quotidien de beaucoup. On y arnaque, on y vole, on y tabasse. Tout est traversant dans le quotidien de Ramsés, il lui suffit de franchir le palier pour passer de son appartement à son "cabinet", les voyous entrent chez lui comme dans un moulin en escaladant les échafaudages de chantier collés à sa façade, et le vigile de parking qu'il a chargé de surveiller son logement se retrouve dans sa cuisine au beau milieu de la nuit. C'est seulement à la porte de son père, dont on comprend qu'il a hérité d'une sorte de don, qu'il se retrouve à montrer patte blanche, échangeant avec lui de drôles de formules magiques comme pour passer d'un monde à l'autre. Lui dont le boulot consiste à rassembler les familles entre les morts et ici semble fuir un quelconque rapprochement avec son père, comme ces enfants des rues ont fui la leur.


Les limites du film de Cogitore tiennent à ce qu'il ne veuille pas s'embarquer pour de bon ni dans le social, ni dans le polar, ni vers le merveilleux. Goutte d'or se réserve des issues de secours dans tous les coins du scénario, jusque dans cette scène révélatrice où la mère d'un des enfants des rues revient pour le récupérer, et que celui-ci s'échappe à travers une bâche de chantier. Glissant comme une anguille, son cinéma mériterait sans doute plus d'attaches, devrait peut-être faire plus de sentiments pour rendre ses personnages plus attachants. 

C'est le défaut comme la qualité d'un film qui possède cet avantage sur la production courante de vouloir filmer autre chose que du tout-venant, en n'appliquant aucune grille morale, et surtout pas moralisatrice, sur un scénario qui s'y prêtait pourtant facilement. Ce refus permanent de son cinéma d'entrer dans le moule, visible déjà dans ses court-métrages ou dans son étonnant documentaire Braguino, et de ne surtout pas ménager son spectateur en ne le suivant pas dans ses habitudes et en refoulant les bons sentiments, forcent le respect.

dimanche 12 mars 2023

BABYLON, Hollywood zombies

 


Au départ, moi je voulais aller voir ce drame chinois parait-il magnifique sur les ravages des politiques productivistes dans la Chine agricole moderne, et puis un ami plus fan de Tom Cruise que de Hou Hsiao-Hsien m'a emmené voir Babylon

C'est bruyant, Babylon. C'est très mouvementé, franchement vulgaire et totalement hystérique, mais j'ai adoré. Adoré quoi ? Un peu tout en vérité. J'ai aimé qu'un film à gros budget démarre sur une chiasse d'éléphant sur la tête de son dresseur, enchaine sur une starlette compissant un gros pourceau les narines farcies de coke, en se pintant au champagne, que Margot Robbie vomisse sur le tapis persan de la meilleure société après s'être gavée de feuilles d'endives au guacamole, ses couples qui forniquent dans la salle de bal, Brad Pitt besognant la jolie serveuse au balcon, Brad Pitt se cassant la gueule du toit pour atterrir en plaqué dans sa piscine, la starlette en overdose, Brad Pitt bourré gravissant la colline pour filmer l'ultime plan de la journée, et se dégrisant recta au premier "moteur!". J'ai même adoré, figurez-vous, le passage complètement trash avec Tobey Maguire.


Mais après, est-ce la peine de chouiner si personne n'a été voir le film en salles aux Etats-Unis ? D'accord, il y a les plateformes, tout ça. Le prix des billets, et puis il faut prendre la voiture. mais le film ne s'est-il pas planté tout simplement parce qu'il y allait trop fort ?

Mais revenons à nos éléphants. Dans ce qui reste un des plus bel hommage à l'âge d'or du muet, Good morning Babylone ! des frères Taviani, des éléphants harnachés avec majesté étaient dressés et conduits pour jouer les figurants sur le plateau d'Intolérance de Griffith. L' éléphant du film de Chazelle est amené à la party pour faire s'élever un peu plus le niveau sonore et d'hallucination d'une assemblée déjà complètement faite, et majoritairement à poil, évanouie, ou les deux en même temps. Autrement dit, Damien Chazelle et les Taviani ne nous racontent pas la même chose.


Mais quoi alors ?

Vendu comme une superproduction sur les premiers temps de la décadence de Hollywood, on n'a pourtant pas l'impression de voir un film sur les temps du muet, mais sur le cinéma de plus tard. Cet éléphant rappelle surtout celui peint en rose et qui finit tout pailleté dans la piscine de The party de Blake Edwards. De la même manière, la première apparition de Brad Pitt nous le montre baratinant son épouse du moment en un italien ridicule (Inglorious basterds), Margot Robbie se précipiter dans une salle de cinéma pour se voir dans son premier film (elle qui jouait Sharon Tate dans Once upon a time... et qui faisait la même chose). Jusqu'à ce passage étonnant où l'acteur incarné par Pitt, très emmerdé, se glisse sur le plateau d'une comédie musicale sur l'air de Singin' in the rain aux premiers temps, fatals pour lui, du passage au parlant.

L'impression troublante d'assister à un défilé de cadavres ambulants (tous ces gonzes finiront suicidés, overdosés, oubliés, effacés) culmine en cette drôle d'apparition du grand nabab Don Wallach incarné par un comédien qui est le sosie parfait d'un certain Harvey Weinstein. Autrement dit, pour en savoir plus sur cette période mirifique et décisive de Hollywood, précipitez-vous plutôt sur le bouquin sensationnel de Kevin Brownlow, La parade est passée, qui raconte tout ça de manière plus mesurée.


Dans le livre de Brownlow, il est effectivement question de tournages dangereux (des courses-poursuites filmées dans la circulation, des techniciens et des figurants souvent conduits à l'hôpital aux frais de la production, des tournages mortels comme celui du Ben-Hur de Fred Niblo en Italie) mais ce que montre Chazelle sur le tournage de ce film de chevalerie avec mille figurants est très exagéré (un mort, des dizaines de blessés graves). On appréciera mieux cette description des "plateaux" de tournage en plein désert, dans un bordel hallucinant, les galères pour se procurer une caméra qui fonctionne avant que le soleil ne se couche, ou la méticuleuse recension du premier film parlant tourné par Nellie LaRoy (Robbie) avec les toutes nouvelles et très pénibles astreintes de la prise de son.

Autrement dit, Chazelle a voulu réactiver la mythologie, - si on peut appeler ce petit bout d'histoire de l'art comme ça - du cinéma muet en le gavant de speed, de Tarantino, de techno (jamais des orchestres de jazz n'auront produit autant de boucles hypnotiques, à rendre jaloux n'importe quel DJ de rave party), et en lui insufflant de cet excellent esprit insufflé par Kenneth Anger dans son infernale Hollywood Babylone, bouquin qui refait l'histoire de Hollywood en la scrutant par le trou de serrure des chiottes: quelle star avait la plus grosse, lesquelles consommaient des drogues et en quelles quantités, quelle vedette s'est faite surprendre au plumard avec des mineur(e)s/des pédés/des gouines/des Noir(e)s/des Nain(e)s/des animaux, dans quels lieux emmener votre moitié pour les meilleures partouzes de L.A., tout ça.


Kenneth Anger qui fut un des inspirateurs du grand James Ellroy lorsqu'il commença à travailler sur son Quatuor de Los Angeles, et dont les relents d'hyper-violence, voire de putréfaction se font ressentir dans le passage hallucinant où le personnage incarné par Maguire (il est mort et bien mort, le mignon Peter Parker...) emmène le gentil Manny (l'excellent Diego Calva, subtil mélange d'Antonio Banderas et de Javier Bardem jeunot) visiter son Pleasuredome des enfers. Ce qu'on y découvre est tellement dégueulasse, tellement outrancier qu'on en vient effectivement à penser aux passages les plus démesurés de l'auteur du Dahlia noir lorsqu'il décrit les pires endroits de luxure en lâchant la bride à son écriture... colorée.

Là encore, drôle d'effet de projection vers le futur: Singin' in the rain et le Dahlia appartiennent aux 40's, et la seule véritable émotion provoquée par Babylon proviendra de ce très beau pré-générique de fin qui se projette en un avenir du cinéma, convoquant des bouts de John Ford, de Godard, Bergman, Hawks, de tout le monde. Chazelle nous faisait le même coup dans le final tire-larmes de La-la-land (un passé imaginé mais jamais vécu montré en accéléré sous le regard mouillé des deux ex-amants). Si c'était pour nous dire que le pire comme le meilleur se perpétuaient à travers les décennies, les grandeurs comme les abus, merci on le savait déjà.


Mais croiser Harvey Weinstein dans les 20's, Brad Pitt déjà empêtré dans ses problèmes d'alcool et de divorce (il en a fait exprès c'est sûr, mais l'actrice anonyme qu'il embrasse en haut de la colline sur fond de coucher de soleil ressemble vraiment beaucoup à Angelina...), Margot Robbie faisant sa Harley Quinn et sa Sharon Tate dans des films muets alors qu'ils n'étaient pas encore nés, nous révèle sans doute les véritables aspirations de Babylon, film d'une sauvagerie inouïe, et bénie en ces temps de morne moralisme chiant. Chazelle filme ses pantins hauts en couleur comme des zombies qui sans cesse reviendront sur vos écrans, vous feront bouffer du pop-corn, vous feront acheter la presse people.

Ils reviendront, vous y reviendrez.

Autant dire qu'au beau milieu de ce barnum, les figures "morales" (Reggie le trompettiste, qui a le bon sens de se barrer de cette usine d'aliénés) voire moralisatrices malgré leur cynisme (la critique Elinor St John, qui a déjà vu passer des cargaisons de tristes destinées) s'en tirent, oubliées à jamais sans doute mais saines et sauves .

Brad Pitt et Margot Robbie sont assez gigantesques tous les deux, et on saura gré à des stars pareilles de ne pas y être allé, comme leur réalisateur, avec des moufles.



mercredi 1 mars 2023

THE FABELMANS, Spielberg maison.

 


Sur le dernier Steven Spielberg, que voulez-vous que je vous dise ? Pour une lecture sourcilleuse, passionnée et cohérente de The Fabelmans, procurez-vous donc les derniers numéros de Positif ou des Cahiers, ils en causent très bien. Comment, d'après vous, peut réagir un cinéphile comme moi devant un film pareil ? 

J'en entends et j'en lis pas mal qui pinaillent ici et là au sujet du grand homme, arguant qu'il n'est peut-être pas le grand cinéaste qu'on a pu voir en lui, que tout ceci n'est que puissance marketing, pur attachement adolescent, poudres aux yeux, chichis, paillettes. C'est sûr qu'il sait y faire pour vendre ces films, le bougre. On se moquait des campagnes de promotion outrancières qui ont accompagné les sorties du dernier Asterix ou du deuxième Avatar, mais le tapis rouge déployé aux pieds de son dernier opus, c'est pas mal non plus.

Mais tout ceci n'a que très peu d'intérêt. D'abord, coupons court et entendons-nous bien: lorsqu'on aime le cinéma, faire son petit nez retroussé devant le réalisateur de E.T., c'est ridicule, ça ne sert à rien. Je veux bien que faire son intéressant participe à se tailler une personnalité dans ce monde d'indifférence, mais c'est un peu comme clamer ne pas apprécier les compos de Lennon & McCartney lorsqu'on aime la musique pop-rock ou se prétendre mélomane et trouver Mozart indifférent.


Désolé, et même si je trouve comme tout le monde que Steven à l'emphase bien souvent trop explicite, qu'il sait comme personne vous faire monter la larme à l'oeil et vous en coller plein les mirettes en deux temps trois mouvements, cet homme possède ce petit truc en plus qu'on ne saurait lui discuter: une passion totale pour le cinéma qui a toujours été contagieuse.

Comme l'époque est aux récits autobiographiques, The Fabelmans arrive après les derniers James Gray et P.T. Anderson, en même temps que le dernier Sam Mendes qui tente lui aussi, parait-il, de nous parler de l'Angleterre de son enfance. Un peu comme si les cinéastes importants (enfin pas tous, parce que Mendes, euh...) réalisaient non pas qu'il leur restait peu de temps (Gray et Anderson ne sont pas encore dans la soixantaine), mais qu'il fallait faire un point avant qu'un certain cinéma ne disparaisse.


The Fabelmans
est un excellent film, un très bon crû spelbergien. Sans savoir où le placer dans mon ordre de préférence (disons que si j'ai détesté de lui Empire du soleil par exemple, je suis un fan éperdu de 1941 et de Cheval de guerre, entre autres), il surprend moins par son contenu autobiographique que celles et ceux qui le suivent connaissent bien (sa découverte interloquée de la puissance émotionnelle du cinéma, sa pratique précoce du filmage encouragée par sa famille, le traumatisme de la séparation de ses parents, leur amour profond, la difficulté d'être juif dans un lycée WASP des années 60) que par ce qu'il raconte justement d'un cadre familial qui échappe, pour le moins, à la vision "american way of life" idéalisée qu'on lui a souvent reproché de véhiculer dans ses films.

Ce sont les grands chocs du cinéaste qui est le seul à voir la vérité sur sa table de montage (la liaison de sa mère), qui peut régler ses comptes à ses ennemis en les mettant en boîte dans un film de fête de lycée (grand moment de vérité dans lequel il montre un camarade harceleur sous les traits d'un Dieu du Stade digne d'un film de propagande nazi, ce qui met ce dernier hors de lui, puis complètement par terre). Beaucoup ont repéré le clin d'oeil à Blow out de De Palma ou au Blow up d'Antonioni, mais ne pourrait-on simplement y voir comme la divulgation d'un fameux secret de cuisine: montrez les gens et les choses sous un angle exagérément ensoleillé au point d'en faire des entités irréelles ? Là-dessus Spielberg nous en raconte beaucoup sur son art: apprendre à couper ce qu'on ne saurait voir (les défauts et les vices de l'existence), trouver le bon angle pour en capter la grandeur comme le ridicule.


C'est aussi la première liaison amoureuse de notre héros, passage aussi déconcertant que poilant où une fille littéralement perchée s'entiche de lui parce qu'il est est juif comme son idole, Jésus. Un apprentissage de l'amour qui, entre la relation triangulaire intenable de ses parents avec l'"oncle" Bennie (Seth Rogen) et les raisons absurdes de l'affection de la très bigote mais dévergondée Chloë se fera sous les doux auspices d'une affection permanente. La "gentillesse" souvent moquée de Spielberg - et c'est ce qu'il nous montre ici - provient en droite ligne de cette figure paternelle désarmée (Paul Dano) toujours prêt à protéger la femme qu'il aime même si elle le trompe, autant que de celle de sa mère (Michelle Williams, borderline, formidable) qui s'accrochera jusqu'au bout à son ménage malgré la dépression carabinée qui la guette.


Spielberg n'a jamais tourné de Dernier tango à Paris mais c'est lui, rappelons-le, qui attribua la palme à La vie d'Adèle de Kechiche, un film aux antipodes de son cinéma. S'il n'a jamais osé filmer la passion amoureuse même sous la forme d'un Sur la route de Madison, c'est qu'il sait que sa pudeur naturelle, héritée de son père, ne saura pas montrer ces feux-là sous leur vrai jour. Gageons que cela restera pour toujours l'angle mort majeure de sa filmographie, et qu'il ne s'en est jamais autant rapproché qu'ici.

Alors oui, beaucoup de trémolos sans doute, quelques larmes en trop, mais quel hommage, et quelle tendresse. Facile dès lors de défier quiconque de ne pas aimer The Fabelmans. Aussi difficile à vrai dire que de ne pas fredonner Hey Jude lorsqu'il passe à la radio ou de ne pas trembler sous les premiers choeurs du Requiem de Mozart.


Quant à l'ultime séquence du film, dans laquelle l'excellent Gabriel LaBelle finit par ressembler vraiment au jeune Spielberg débarquant à Hollywood dans les 70's, coupe de cheveux comprise, la cerise sur le gâteau arrive avec la présence lapidaire d'un immense cinéaste croisé un peu par hasard qui lui lâche un conseil entre deux nuages de cigare (cette scène-là, tout cinéphile digne de son nom se la gardera derrière l'oreille pour l'éternité). L'autre figure tutélaire du film étant l'oncle Boris (Judd Hirsch), vilain petit canard de la famille ayant adopté la vie d'artiste et qui ne lui dira rien d'autre, en substance, que ceci: s'éloigner des siens pour  vivre pleinement en artiste et en souffrir toute sa vie, ou renoncer à son idéal, et souffrir encore plus.

Avec le conseil de John Ford sur l'art de filmer l'horizon, le jeune Sammy Fabelman était donc paré.