jeudi 18 juin 2020

Où vont les morts ?


Dès 1982, après son magnifique FANNY & ALEXANDRE,  Ingmar Bergman s'était arrêté de tourner pour le cinéma, préférant travailler pour la télévision sur des formats plus malléables, avec surtout une économie de moyens qui convenaient très bien au reclus de l'île de Färo (cet endroit perdu qu'il occupait seul depuis des années, et où il est mort). Je n'avais jamais vu EN PRESENCE D'UN CLOWN, qui date de 1997, film rare mais qui a sa place dans la filmographie imposante du grand homme.

Nous sommes au début du XX° siècle, et nous faisons connaissance avec Carl, qui vient d'être interné après s'être montré violent avec sa compagne. Carl fait une fixation sur Franz Schubert en se demandant sans cesse ce que le compositeur a pu penser et éprouver à l'annonce de la maladie qui allait l'emporter quelques mois plus tard (la syphilis). Etude de cas tout d'abord, sur lequel Bergman s'attarde avec une connivence certaine (lui-même, qui passait par des épisodes dépressifs assez fréquents, devait se sentir en phase), jusqu'à ce qu'il lui fasse croiser la route d'un autre interné, volontaire celui-là, le richissime Osvaldt.

De cette rencontre va naître un projet artistique curieux, que Bergman se garde bien de nous présenter comme une thérapie de groupe mais comme la naissance d'une troupe: les deux vont avoir l'idée de monter un spectacle de cinéma "parlant", avec actrice derrière le drap blanc jouant du piano et interprétant son texte, qui raconterait la rencontre, réelle ou inventée entre Schubert et une certaine comtesse qui, elle, est l'obsession de Osvaldt: une femme très belle qui se donnait à qui voulait, et avait mis fin à ces jours en pleine jeunesse.

Début du cinéma, balbutiement d'un art et d'une technique encore à inventer, lanterne magique et cinéma de salles de théâtre, toutes les obsessions de Bergman sont là: sa fascination pour la naissance de nouvelles images et pour l'amour libre, aussi: Carl est un caractériel qui impose le choix d'une actrice à sa "fiancée", couche avec elle avant qu'elle ne s'en aille, et se rabatte sur sa légitime: l'infidélité de Bergman et ses liaisons avec ses comédiennes étaient proverbiales, il n'y a pas à creuser bien loin pour dénicher la piste biographique.

Ce qui frappe le plus dans ce film de sa fin de carrière, comme le sublime SARABAND quelques années plus tard, c'est que le cinéaste ne faisait plus confiance à l'écriture et au texte, qu'au cadre et au décorum. C'est pourquoi les moyens proposés par la télévision lui suffisaient. Bon nombre de ses films peuvent se voir comme des pièces de théâtre, et ce qu'il advient au spectacle cinématographique "monté" avec les moyens du bord par nos deux fous sympathiques: à peine le "film" commencé qu'un incendie du circuit électrique l'interrompt, et c'est derrière l'écran que la troupe invite le public, très peu nombreux, à suivre la suite de la pièce parmi les instruments de musique et les protagonistes, bien réels.

"Il faut que je vous avoue que le théâtre sera pour moi toujours supérieur au cinéma" déclare un vieil érudit à Carl en quittant la salle, très satisfait, du coup, par ce qu'il vient de vivre. C'était sans doute la conviction de Bergman, aussi. Il n'y a qu'à regarder SONATE D'AUTOMNE ou CRIS ET CHUCHOTEMENTS, et les dépouiller du faste de leurs décors, comme du travail du chef opérateur Nyqvist pour les transposer tranquillement sur les planches, sans en perdre grand chose.

EN PRESENCE D'UN CLOWN est un film qui fait ce rêve étrange d'un cinéma à ces balbutiements, victime d'une panne d'électricité, qui l'oblige à continuer le spectacle avec son public presque assis sur les genoux des acteurs. Une traversée de l'écran qui trouve ici une de ses expressions les plus radicales, et sûrement des plus belles. 

Difficile de faire autre chose que continuer sur le grand Ingmar après ça, aussi je suis retourné voir LE SEPTIEME SCEAU (1957), un  de ses chef-d'oeuvres, sa Mort emmaillotée au teint pâle, à qui un chevalier de retour des croisades tient tête, lors d'une partie d'échecs à la vie, à la mort.

On avait oublié à quel point la photographie de Gunnar Fischer était somptueuse, combien la fable était noire, désenchantée, et parfois guillerette comme un gazouillis d'enfant. On avait oublié combien les dialogues étaient riches, combien surtout il recelait toutes les obsessions de Bergman: la haine des superstitions, son amour des femmes, qu'il filme autant avec adoration que comme un prédateur (Bibi Anderson n'a jamais été aussi belle qu'ici), son angoisse face au vide et à la mort.

Dans ce moyen-âge de tavernes, de soudards, de paysans et de mercenaires idiots surnagent quelques figures inoubliables: les saltimbanques amoureux et leur bébé, cul nul dans l'herbe, l'écuyer Jons et sa philosophie revenue de toutes les batailles, à la langue acide et au poing ferme, et ce Chevalier évidemment (ah ! le grand Max von Sydow... le seul acteur au monde à ne pas avoir besoin d'étriers pour monter à cheval) qui se sacrifie pour laisser s'enfuir hors de portée de la Grande Faucheuse ce qui reste de la beauté des humains, ravagé par les guerres et la peste noire. 

"Pourquoi suis-je incapable de tuer Dieu à l'intérieur de moi ?" se demande ce vrai héros. Et lorsqu'il demande à la Mort si elle sait où les morts s'en vont après son passage, elle lui répond: "Je n'en sais rien du tout". Athée, et torturé.

Ce qui m'a violemment donné envie de revoir plein de Bergman, (LA SOURCE notamment, mon préféré).

Et puis plouf. Après ça, comment supporter ce navet, A CAUSE D'UN ASSASSINAT (1972) d'Alan J. Pakula, dont je m'étais toujours demandé pourquoi diable il n'avait pas autant droit à rediffusion que d'autres films de ce (pourtant) bon cinéaste.  Et j'ai compris pourquoi. Au comble de la paranoïa des années post-Kennedy, la Gauche Américaine était quand même capable de produire ce genre de truc imbuvable. On rêvera un instant à ce que le sujet du film (la manipulation de citoyens lambda pour en faire des assassins, un point de départ qui fait penser à I COMME ICARE de Verneuil, avec sa fabrique de petits Lee Harvey Oswald à la chaîne) aurait pu donner dans d'autres mains. Ici, les coupables sont sans conteste les scénaristes (dont Robert Towne, non-crédité et on imagine pourquoi) qui n'ont pas su quoi faire de leur thriller qui canarde dans tous les coins.

Pakula réalisera LES HOMMES DU PRESIDENT deux ans plus tard: on imagine qu'en s'appuyant sur du concret, son cinéma "politique" a pu prendre ainsi de la consistance, mais on reste sans voix devant cette caricature mal filmée (il avait pourtant réalisé KLUTE avant, qui avait démontré ces capacités de metteur-en-scène) qui tente de nous faire prendre au sérieux cette caricature de série B. En cause aussi, le bg Warren Beatty, alors énorme star dont les caprices finissaient toujours par infléchir l'écriture de ses personnages et leur importance dans l'histoire. Pas crédible un instant en reporter de seconde zone, d'abord réticent à admettre l'évidence, puis emmené malgré lui dans la machination, on ne croit pas instant en ce personnage de sosie de Jim Morrison soit-disant empêtré dans des problèmes d'alcool. Sans doute ennuyé d'admettre que son personnage était un imbécile qui se croit intelligent plus que le contraire, il est aussi plausible ici que le serait Newman ou Redford dans des rôles de laiderons.

Sans taper plus que ça sur la prestation plombante du beau Warren, on relativisera quand même son importance dans le désastre, au coeur d'un scénario indigne du plus mauvais Ludlum. Rien de pire en effet qu'un roman de gare qui veut se prendre au sérieux.


On change du tout au tout avec le très beau DUNIA de Jocelyne Saab (2005), un film dont le destin particulier est peut-être aussi intéressant que ce qu'il raconte: Saab était Palestinienne, et a fait toute sa carrière en Egypte dont elle adorait les splendeurs et la culture, et a rencontré maints problèmes, à toutes les époques, avec la censure. Du fait d'être une femme d'abord, et de montrer certaines réalités dans ses documentaires qui ne pouvaient pas plaire à tout le monde.

Saab s'est ainsi battue durant des mois avant d'avoir gain de cause face à l'Etat et aux religieux, mais la sortie de DUNIA a tout de même été sabotée (il n' a été montré qu'une semaine au Caire). Pour parer à quelques nouvelles déconvenues, Saab a ensuite légué la totalité de ces films à la Cinémathèque Française, afin d'être assurée qu'ils ne partiraient pas dans un incendie malencontreux.

Que raconte DUNIA au juste ? Il raconte et montre tout ce qui est susceptible de hérisser les poils de barbe: danse du ventre, apologie de la poésie soufi, déclaration enflammée à l'amour physique et à la beauté des arts, défense de la libération des corps et accusation en règle de l'excision. Dunia est une jeune femme, belle et libre, qui écrit une thèse sur le plaisir dans le soufisme, prend des cours de danse, rechigne à se marier, et ne s'"envole" vraiment qu'au contact de Beshir, un intellectuel et poète qui, après s'être fait cassé la gueule, a perdu la vue. 

Le film de Jocelyne Saab, malgré tous les sujets "lourds" qu'elle tente de rassembler est pourtant tout sauf plombant. Le poids de la tradition et du regard des hommes sur ces corps libres (les femmes du film sont majoritairement libres, joyeuses, et savent mener par le bout du nez, ou d'autre chose, tous leurs hommes) font partie du décor au Caire depuis si longtemps qu'elles ont appris à s'y lover de mille manières. C'est éreintant, mais ça en vaut la peine.


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