mardi 2 juin 2020

Un honnête homme peut-il être riche ?


Comme le cinéma de Bertrand Bonello me laisse souvent perplexe, à l'exception de L'APOLLONIDE que j'avais trouvé extraordinaire, j'ai longtemps piétiné à reculons avant de me mettre à NOCTURAMA (2016), film porté au pinacle par quelques journalistes extatiques et vilipendé en même temps par certains critiques qui l'avaient suivi sans faille jusqu'à présent. C'est que le film surfe d'une drôle de manière sur ce que la France vit depuis plusieurs années, en gros les attentats de Charlie, et de ce qu'on nommera pour faire court l'état d'urgence.

Etat d'insécurité, de fébrilité constante, de menace permanente, comme le dit Adèle Haenel lors d'une courte apparition: "il fallait bien que ça arrive". Quelque chose grondait depuis bien longtemps, oui mais quoi ? On pourra dire de tout et n'importe quoi sur le film de Bonello, mais pas qu'il n'avait pas "vu" quelque chose de juste et de précis: une révolution désordonnée, qui pourrait bien être violente, qui ne revendique rien de précis mais possède cette assurance que "tout le monde sait très bien de quoi on parle". Il ne faut pas aller jusqu'à prétendre que Bonello avait prévu cette chose appelée "gilets jaunes", mais son film raconte une révolte qui y ressemble beaucoup.

Une bande de jeunes, entre 15 et 30 ans pour faire court, de toutes les classes sociales, fomentent et réussissent quelques attentats explosifs en plein coeur de Paris (le ministère de l'Intérieur, la statue de Jeanne d'Arc, les abords de la Bourse, les bureaux d'une grande banque dans le quartier de la Défense) avant de s'enfermer toute une nuit dans un grand magasin de luxe (là, mes lacunes en  géographie parisienne vous laisseront le soin de dire de quelle enseigne il s'agit), en attendant que ça se calme.

Le discours politique de NOCTURAMA sonne juste tout comme la "chute" de nos héros adolescents et romantiques se termine comme doit être éradiqué tout signe de contestation violente, ou présumée violente, en ces temps de réaction immédiate: abattus sans sommation, repérés en ces lieux on ne sait trop comment, cette ballade sauvage n'aura été qu'un de ces "signes des temps", multiples et contagieux, qui affirment dans l'esprit de beaucoup que, sans doute, la fin du système semble de plus en plus proche.

Là où le bât blesse pourtant, et c'est le plus important, c'est qu'en matière de cinéma, NOCTURAMA manque sa cible à chaque tournant. Dans la direction d'acteurs, déjà (quelque chose sonne vraiment faux, toujours, dans les scènes dialoguées), dans les coquetteries de montage inutiles et, pire, dans les scènes d'action ou supposées "à suspense" où on s'apercevra, navré, qu'il manque quand même quelque chose au bagage du cinéaste. Histoire de s'apercevoir en passant que réaliser un bon film d'action, même "de luxe", réclame plus que d'excellentes intentions: il manque ici du rythme, l'odeur de la peur, le violent ressenti de l'explosion. On pense qu'à ses manières de faire, Bonello voudrait réussir ce type de réalisation "dure et glacée" à la violence rentrée mais ça n'est sûrement pas le plus facile à faire: avant d'opérer cette opération de rigueur à son style, David Cronenberg avait d'abord fait ses gammes dans la brutalité frontale, pour ensuite épurer.

Aussi quand le personnage incarné par Finnegan Oldfield se pisse dessus après avoir assisté à la mort d'un homme, et qu'on le croise quelques heures plus tard tout sec, puis avec un pantalon neuf (c'est pratique les grands magasins pour ça, on peut se fringuer comme on veut, taper dans les bouteilles de champagne, écouter les musiques qu'on veut), il manque l'odeur, la démarche collante, l'écoeurement. 

Dans le propos, sur l'état de notre société, sur la société de consommation, sur les désillusions actuelles, Bonello voit juste. Côté cinéma, on peut parler de ratage complet.

On avait perdu de vue Amos Gitai, cinéaste découvert en 1998 avec le formidable DEVARIM et que j'avais lâché après son FREE ZONE, malgré ses tours de force de mise-en-scène impressionnants. Il faut croire que le cinéaste israélien a peut-être remisé  non pas ses certitudes, mais sa rage d'homme de gauche et que les événements vécus depuis, la rudesse d'un climat politique qui a viré au fascisme, comme pour d'autres cinéastes de sa génération (on peut penser à Moretti, même si son état, et celui de son pays, sont moins graves), ont fini de le plonger dans une incertitude (une dépression ?) définitive.

CARMEL date de 2009 et se présente à nous comme un point sur la propre existence du cinéaste: ses engagements passés, la figure apaisante de sa mère, sa jeunesse dans les premiers kibboutz, son expérience de soldat lors de la guerre du Kippour, le désastre politique et humain qui a contaminé un pays tout entier. On ne sait pas pourquoi Gitai convoque par moments des scènes extraites de l'histoire antique, l'occupation de la Judée par les Romains, pour faire exhaustif sur ces états d'âme, mais il est sûr que, parfois, Gitai chausse de très gros sabots.

Autant les lectures des lettres de sa mère sont émouvantes, autant le défilé des photos de famille sont souvent plus parlantes que quelque discours politique, autant CARMEL s'écroule trop souvent sous la charge de son nombrilisme. Dommage, Gitai sait toujours très bien filmer les choses. Il a juste oublié quoi filmer, et pourquoi.

L'ETUDIANT de Darezhan Ormibayev date de 2012, le seul cinéaste kazakh que je connaisse. Dès le générique, qui arrive après cinq minutes de film et de quelques scènes édifiantes (le cassage de gueule d'un stagiaire de plateau de tournage par des sbires à la solde d'un riche banquier; le pauvre a eu la maladresse de renverser du thé sur le tailleur de la femme du financier), le film vous envoie direct "d'après CRIME ET CHATIMENT de Dostoievski" et on comprend alors de quoi il va s'agir.

Le climat dans les ex-républiques soviétiques a l'air à ce point délétère qu'elle convoque dans chacun de ses scénarios les figures les moins amènes d'un néo-capitalisme brutal et sans complexe pour qui les perdants du nouveau réalisme économique sont juste bons à se faire rouler dessus. Ormibayev, qui ne craint pas les symboles lourds comme un âne mort, c'est le cas de le dire, va jusqu'à nous montrer ce même banquier costard-cravate (le cousin kazakh du business-man beau gosse de PARASITE), abattre une mule qui n'a pas su extirper son 4x4 de la gadoue, d'un revers de club de golf.

On ne glosera pas une fois de plus de ce que deviennent les gens dans ces pays-là, mais on pourra parler du style assez étonnant d'Ormibayev, qui s'apparente vraiment beaucoup à celui du grand et merveilleux Aki Kaurismäki, l'humour en moins. Comme chez le riant Finlandais, les comédiens tous plus blafards les uns que les autres, alignent des démarches lentes, ainsi que leurs rares réparties, au rythme de zombies filant à leur train vers le prochain abattoir. Chez Kaurismäki c'est un poil plus gai: ils vont plus souvent vers le prochain bar.

Ermek Abhetov, notre Raskolnikov du jour, possède le coup d'oeil par en-dessous obtus, timide mais tenace, du criminel qui se cherche de bonnes raisons pour ne pas commettre ce meurtre, puis de bonnes raisons pour ne pas se rendre. C'est qu'il faut posséder une boussole morale qui tienne le coup dans le Kazakhstan d'aujourd'hui. Notre étudiant écoute cette professeur (d'économie sûrement) parler du pouvoir des forts sur les faibles et de leur droit de faire ce qui leur chante: l'époque du socialisme est révolue, souligne-t-elle, l'Etat n'est plus là pour vous protéger. Puis cet autre (de philosophie, sûrement), parler du devoir moral de chacun, et citer Lao-Tseu: "Un homme riche n'est jamais honnête, et un homme honnête ne sera jamais..."

Mais qu'est-ce-qu'il a à la ramener, ce Lao-Machin ?

Le film est lent, très (trop) démonstratif, mais il pose son personnage comme principe moral passionnant: comment rester honnête et droit en faisant fi de ce qui nous empêche (tu ne tueras point ou: se rendre, ce sera renoncer à sa vie d'homme). Est-ce que Raskolnikov ne chercherait pas à devenir un "homme" des fois. Un vrai ?


Enfin, on est tombé, sans trop y croire, sur un film hors du commun, MAGIC MAGIC (2013) du chilien Sebastian Silva, qui avait déjà signé LA NANA, sur une femme de ménage au service d'une famille de bourgeois de Santiago. Petite escapade hollywoodienne, puisque Silva s'offre Michael Cera, Emily Browning (la fighteuse toute en cuir de SUCKER PUNCH), et surtout Juno Temple, jeune femme d'abord un peu paumée qui vient rendre visite à sa cousine et son petit-copain chilien dans une villa un peu paumée, autour d'un lac.

Très vite, la perspicace Barbara (Catalina Sandino) annonce la couleur "celle-là, elle va nous emmerder, je le sens". Pas faux. Mais à qui la faute ? Très vite, les remarques idiotes et les jeux balourds des deux bons potes (dont un Michael Cera impérial en gros con) vont pousser la jeune femme, qui déjà n'a pas l'air d'aller bien, dans ses retranchements.

Le film joue sur ce sentiment de mal-être que tout un chacun a pu vivre dans son existence au moins une fois, de traîner un truc (un début de déprime, un mauvais virus), et de se retrouver en compagnie de gens que vous ne connaissez pas et dont les blagues ou les manières d'être vous font douter de vous-mêmes et passer un très sale moment. La pauvre Alicia, la petite californienne perdue en terre hostile va finir par tout prendre à son compte; même les bêtes ont l'air de lui en vouloir.

Syndrome de persécution additionné à un fort sentiment d'inconfort, le film s'achève en état de panique complet, faisant vriller les attentes du spectateur vers quelque chose de plus violent: l'impression de viol qui plane sur les attitudes de cet idiot de Brink (Cera) et qui culmine lors d'une scène d'hypnose où les deux hommes croient qu'Alicia, qui tout à coup se déchaîne et obéit à tout ce qu'ils lui disent, "fait semblant" d'être sous hypnose et par là consent à leur petit jeu imbécile. Ou les attitudes de plus en plus incohérentes de la jeune femme (elle ne ferme plus l'oeil de la nuit malgré les somnifères), qui affiche un visage de plus en plus marqué, presque cadavérique.

Un instant, on redoute même que Silva nous joue la carte du "twist" (genre:   elle est morte depuis son arrivée et elle-même ne le sait pas, ce genre d'ânerie), tant le film baigne dans un climat de fantastique tordu des plus inquiétants. Sincèrement, et même si le film se perd au final dans quelques scènes où le chef-opérateur semble avoir perdu le pied de sa caméra, on n'en attendait pas tant d'un film qui est passé quasi inaperçu à sa sortie, malgré son beau casting (Juno Temple, quelle nana !), et se retrouve aujourd'hui dans les arrières-cour des plateformes de streaming. 

Plus qu'une excellente surprise: un film qui va me courir dans la tête encore un sacré bout de temps.

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