dimanche 14 juin 2020

Nique les poubelles.


SALVO de Fabio Grassadonia & Antonio Piazza avait reçu le Prix de la Semaine de la Critique à Cannes en 2013. C'est un film noir au ton assez curieux qui pourrait faire passer ses quelques errances scénaristiques pour des audaces, et son manque de rythme pour une sorte de post-modernisme calculé. C'est que SALVO commence très fort, après nous avoir présenté son personnage-titre, tueur froid et porte-flingue sans scrupule à la solde d'un quelconque parrain de Palerme. Après nous l'avoir présenté en pleine action lors de quelques gun-fights digne d'un jeu vidéo, Salvo est envoyé liquider un adversaire de son boss, et tombe sur la soeur de celui-ci, une jeune femme aveugle qu'il épargne, et planque dans une usine abandonnée.

La séquence, qui dure bien un quart d'heure, où le tueur sillonne l'appartement de sa victime en observant la jeune fille tout en guettant l'arrivée de son "contrat", alors qu'elle même commence à soupçonner qu'"il y a quelqu'un" et fait semblant de ne rien en montrer, est absolument prodigieuse, et justifie à elle seule la vision de ce polar complètement désenchanté.

D'une façon assez inexplicable, qui est au fond le noeud de l'intrigue et semble avoir été la raison d'être du film, c'est en se débattant dans les bras du tueur que la belle Rita recouvre un tant soit peu la vue. Par volonté de voir celui qui va probablement la tuer, par le choc éprouvé, c'est par cette agression, et par le fait que le tueur l'ait épargnée qu'elle surmonte son handicap. Dommage que le film n'ait pas su mieux exploiter ce drôle de "choc visuel", même si on comprend que, bien plus que l'amorce d'une histoire d'amour qui ne se concrétisera sûrement jamais, malgré le sex-appeal à fleur de peau des deux interprètes (Sara Serraioco et Saleh Bakri), c'est cet échange de handicaps, ou de blocages qui semble avoir le plus intéressé les deux réalisateurs: SALVO, c'est au fond l'histoire d'un type qui n'a jamais rien su exprimer et qui par la grâce d'une rencontre, voudrait d'un coup tout dire, tout éprouver, et d'une femme qui n'a jamais rien vu et qui recouvre la vue sans crier gare.

Dommage que le film n'ait pas su comment garder la superbe tension de sa première partie prometteuse, car il réussissait ensuite à déjouer tous les plans du film de mafieux. L'élégance n'est pas tout: il manquait encore juste un petit truc.

C'était le seul film des frères Safdie qu'il me manquait d'avoir vu: MAD LOVE IN NEW YORK (2014) s'inspire des mémoires de la rue écrites par la jeune Arielle Holmes, camée new yorkaise qui raconte tout ou presque de ce qu'elle a vécu, et qui incarne elle-même le rôle principal. Fidèle à leur ville et à leurs façons de tourner, les frangins se sont immergés en compagnie de vrais junkies plus ou moins permanents, entre coins de rue en plein vent, squats sordides, rapines et bagarres au corps à corps.

Ceux qui compteraient sur un PANIQUE A NEEDLE PARK contemporain en seront un peu pour leur frais, même si on y décèle autant de séances de piquouzes et de défonce qu'ailleurs, mais ce n'est pas ce qui intéresse le plus les réalisateurs. Ce qui fait nous rendre compte que les personnages de leurs films sont toujours incroyablement obtus, butés et indépendants (voire cons) et n'écoutent absolument personne, même dans la pire adversité. C'est pourquoi ils filent tous à vitesse grand V vers le grand crash; jamais ils ne remettent leurs croyances les plus profondes en cause. C'était l'obsession de protéger son petit frère pour le personnage de Pattinson dans GOOD TIME, l'assurance totale et irraisonnée d'Adam Driver dans UNCUT GEMS en sa bonne étoile: dans MAD LOVE IN NEW YORK, Arielle Holmes (alias Harley) n'a qu'un but, contre vents et marées, faisant même fi de ses propres infidélités: son amour total, sa dévotion absolue à Ilya, l'héroïnomane cinglé à la dégaine de guitariste métal sur lequel elle a jeté son dévolu pour toujours. le point commun de tous ces personnages: confondre leur folie avec l'amour fou.

Le titre original, HEAVEN KNOWS WHAT raconte quelque chose d'assez juste sur la fatalité hagarde qui enserre le destin de Harley et de ses potes. Mais le titre "français", qui en fait a gardé le titre du livre, parle mieux de cet amour fou, c'est le cas de le dire, sans foi ni loi,  ni raison aucune, et dont la folie ne pouvait mieux s'exprimer que dans la plus tarée des mégalopoles de cinglés.

Les Safdie savent comment saisir au vol l'explosion de colère d'un junky dont la source reste obscure, et qui soudain s'éteint pour une raison tout aussi étrange. Les personnages entrent dans le cadre pour en disparaître aussitôt, on tend d'abord l'oreille pour saisir de quoi il est question dans ces discussions en circuit fermé, sans queue ni tête, pour finir par renoncer à chercher à comprendre: tout y est question de dope, uniquement de dope, des doses qui restent, de ce qu'il faut faire pour s'en procurer. Les histoires d'amour ou d'amitié ont l'air folles parce que sans importance. Et l'obsession de Harley pour Ilya la plus folle d'entre toutes, parce qu'elle ignore que son addiction à la seringue est plus forte encore.

La séquence de la vraie-fausse fuite en bus est à ce titre magnifique: Ilya et Harley veulent s'enfuir: il fait un scandale pour descendre en cours de route pendant qu'elle dort, et rentre vers NYC, en manque. Quand elle se réveille seule, Harley fait un scandale pour descendre, repart en ville pour le retrouver et le dernier plan nous la montre, sans nous dire si elle l'a vraiment recherché ou non, en compagnie de l'habituelle bande et de leurs discussions sans fin ni début, sans raison, ni aucun frein.

Le cinéma des frères Safdie depuis le "familial" LENNY AND THE KIDS ne flirte plus avec les limites: il les a franchies avec allégresse depuis trois films déjà. Il officie au coeur du désastre, il est dans l'oeil du cyclone: tintamarre électro en bande sonore, comédiens et figurants mélangés, filmés au plus près de l'épiderme (incroyable premier plan sur Harley prise dans une étreinte pleine de tendresse avec un jeune homme aux mains crasseuses), au plus près d'une ville (un passage hallucinant de cinq minutes dans l'aile psy d'un hôpital de New York), au plus près de la folie. 

Tous les personnages des films des frères Safdie sont fous. Leurs films encore plus. On espère qu'ils sauvegarderont cette folie encore longtemps.

On se calme, on s'assoit au bord de la rivière, pas loin de l'écluse, on commande un petit kir ou un blanc limé, et on écoute jouer de l'accordéon: vu, enfin, un film rare et mythique d'André Antoine qui date, mazette, de 1924, L'HIRONDELLE ET LA MESANGE. Ces deux oiseaux sont deux péniches que conduit le bon Van Groot, patron batelier qui officie entre Anvers et le Nord de la France. Voilà. Tout est dit.

Antoine a pimenté cet ancêtre de L'HOMME DE PICARDIE d'une intrigue à peine visible (l'arrivée d'un aide-marinier qui d'homme de confiance va virer fameux filou), mais ça n'a que très peu d'importance. Film maudit, à l'instar de L'ATALANTE de Vigo, des années plus tard mais pour des motifs bien différents (Vigo était trop à l'avant-garde sur le plan du style, et son film transpirait de sous-entendus sexuels trop parlant pour l'époque), on pourra tirer cet adage qu'il ne faut pas filmer d'intrigue à bord d'une péniche, sous peine de fiasco. Ceci dit, de connotations sexuelles osées, il y en a ici aussi: le jeune batelier cherchera à tripoter la patronne au lieu de la jolie fille de ses employeurs, après avoir mâté la gironde femme mûre en train de garnir son décolleté. Ah ben c'est du joli. On avait la main moite, à l'époque.

Plus sérieusement, L'HIRONDELLE ET LA MESANGE est un film maudit parce que son producteur (en l'occurence: Charles Pathé en personne), ne lui permit même pas de sortir en salle: le film l'effara tellement par son manque d'intrigue et par son rythme... fluvial, qu'il se demanda pourquoi on avait même pris la peine de lui montrer le film, qui n'était rien d'autre, selon lui,  qu'un documentaire sur une ballade dominicale sur l'eau.

C'est un peu exagéré, monsieur Pathé n'avait peut-être pas eu la patience de voir le film jusqu'au bout. Mais il est vrai que le film d'Antoine est resté fameux pour ça: c'est effectivement une ballade, une manière de filmer les gens simples dans leurs gestes les plus quotidiens qui n'avait rien à voir avec les courses de Fantomas sur les toits de Paris de l'époque. Cette approche "naturaliste" du septième art affirmait déjà ce fossé qui existait entre le cinéma des frères Lumière et celui de Méliès; Voyage dans la Lune ou Entrée du train en gare de La Ciotat, André Antoine ou Louis Feuillade, Pialat ou Star Wars: à peine quarante ans après sa naissance, le cinéma dévoilait déjà ses différences, comme les préférences  de ses financiers.

Du reste, L'HIRONDELLE ET LA MESANGE, qui se regarde sans bailler un instant, n'a rien perdu de son charme discret et de son calme entêtant.


Ne jamais aller au lit après une simple verveine: prendre un truc fort, à vous tordre les boyaux, quitte à garder les yeux ouverts longtemps dans le noir, en sueur. Ni film à faire peur, ni prétexte à grave trauma (quoique, ne laissez pas vos gosses traîner devant...), ni rien de ce que avez pu voir avant, c'est... TRASH HUMPERS de Harmony Korine, cinéaste agité sous influence expérimentale U.S.-indé, qui a beaucoup à voir avec le sens de la provocation gratuite, grandiose, exagérée mais poilante telle qu'établi avant lui par John Waters, mais sous des formes moins "pop", moins rose bonbon. Pour mémoire, Korine avait d'abord écrit des scénarii pour Larry Clarck (KIDS, c'est lui), et le film le plus normal qu'il a pu réaliser jusqu'à présent doit être...SPRING BREAKERS peut-être, ou MISTER LONELY. Et normal est ici un bien grand mot.

TRASH HUMPERS, tourné en 2009 avec ce qui semble être un Camescope se déroule dans une banlieue pourrie de Nashville. Trois ou quatre affreux jojos, qui ont tous chopé le masque de Dustin Hoffman quand il a 100 ans dans LITTLE BIG MAN, errent sur les parkings et dans les terrains vagues, grommellent à l'intérieur de leurs bouteilles, se trémoussent en fracassant des néons ou des téléviseurs, hurlent des comptines en faisant des pas de danse peut-être calqués sur ceux d'Alex dans ORANGE MECANIQUE, se marrent comme des fous (l'un-e- d'eux à un rire hystérique haut perché qui vrille les nerfs), et, toujours, baisent les poubelles (Trash humpers, c'est ça donc).

Le grotesque le dispute au malaise, mais pas dans le sens que l'on croit: c'est grotesque alors, justement, le malaise ne s'installe pas vraiment. Qu'ils écoutent en se bidonnant une sorte de poète beat déclamer un poème en tenue de soubrette, qu'ils se foutent de la gueule d'un petit gros à lunette qui n'arrive pas à atteindre l'arceau du panneau de basket, qu'ils fracassent un crâne au marteau, c'est du pareil au même: de toute façon, ils s'en retournent toujours niquer des poubelles (avec parfois des variantes: cela peut-être une boîte aux lettres, un pot de fleur ou un tronc: on les a même surpris en train de branler des branches d'arbre), une bouteille à la main. Et toujours dans une image analogique dégueulasse, avec cuts imprévus, sans montage prévisible, aussi on pourrait appeler ça: un film démonté.

Il faut posséder, c'est entendu, un sens de l'humour certain pour supporter cette chose jusqu'au bout, mais l'iconoclaste qui sommeille en tout cinéphile exigeant, en moi a été comblé. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que cette captation sauvage de ses humeurs décérébrées est filmé dans un cadre qui n'a rien d'anodin. Amérique des suburbs, des beaufs à picole, des blagues anti-pédés et anti-noirs, anti-youpins, des pavillons à planches vermoulues avec gazon cuit par le soleil et les merdes de chien, Amérique éternelle qui se fend parfois de laïus désarmants de connerie inter-sidérale (lors d'une "pause philosophique" professée par un de nos trash humpers, sur l'American way of life, le sens de la vie, tout ça), Amérique d'aujourd'hui avec son président-guignol à moumoute qui lui aussi porte un masque à faire peur, et nique les poubelles.

Harmony Korine, cinéaste de ma génération (né en 1973), pas encore rangé des voitures, qui filme son propre pays avec ce qu'il est à même de mieux comprendre: un humour pipi-caca, des images dégueulasses, des bites et des poubelles. 

Après ça, que god save America, bien entendu.


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