samedi 27 juin 2020

En avoir, ou pas.


C'est en parcourant, plus qu'en le lisant assidûment, je dois l'avouer, l'ouvrage de Jérôme d'Estais sur Kathryn Bigelow, "Passage de frontières", qui vient juste de paraître chez Rouge profond, que je me suis dit qu'il fallait que je re-jette un oeil à ce film mal-aimé, rentre-dedans et spectaculaire, que j'avais tellement apprécié à sa sortie en 1995, STRANGE DAYS. Le film fut le pire échec de la réalisatrice sans doute, elle qui en connut bien d'autres, mais pour moi, il est un peu comme FURIE dans la filmographie de Brian de Palma: une démonstration de force pure et de débauche de spectaculaire (presque) gratuite.

Le public d'alors, l' américain surtout, fut sans doute gêné, en plus de l'absence de stars (Fiennes n'était pas trop connu, alors) et d'une violence sans fard, par la sophistication du "gadget" au centre du film, le SQUID, procédé technologique purement et simplement interdit dans l'Amérique futuriste décrite, qui vous relie, à l'aide d'un casque, à un lecteur qui vous fait revivre l'expérience sensorielle vécue par quelqu'un d'autre, et qui l'a enregistrée. Que ce soit pour faire revivre à un cul-de-jatte une expérience de jogging sur la plage, une partie de jambe-en-l'air, une poursuite casseurs-flics ou autre choses, ces disques se vendent sous le manteau parfois à des prix stratosphériques et Lenny, dont c'est le business (Ralph Fiennes), un ancien flic revenu de tout, retourne lui-même revivre des moments de bonheur passés avec une ex qui l'a salement largué pour un blaireau plus bankable (c'est Juliette Lewis, dans le seul rôle pas vraiment crédible du film).

Comme le marché de la vidéo, le SQUID, déjà illégal, possède son "darkmarket" avec ses pornos dégueus, ses snuff-movies et ses captations de faits divers. Le moteur de STRANGE DAYS est d'abord un SQUID pris sur le vif (une prostituée qui devait enregistrer ses ébats avec une star du rap est témoin du meurtre de celui-ci par deux flics racistes), le genre de vidéo qu'Eric Ciotti voudrait bien interdire. Le genre de vidéo qui aurait pu changer le cours du procès du dernier film de Bigelow, DETROIT, qui relate les actes de torture et de meurtres, commis par des policiers là encore, en 1962.

Jérôme d'Estais le reconnait lui-même dans son essai, qui relie les films de la cinéaste selon des thèmes et des fils tendus parfois tirés par les cheveux, STRANGE DAYS est un film vraiment à part, et s'il parvient à le rapprocher de manière évidente à DETROIT (la violence policière, le racisme endémique d'un pays), ou à BLUE STEEL pour son héroïne qui prend en charge la seule vraie figure de virilité à poigne du film (Angela Bassett, free-fighteuse hyper sexy amoureuse de ce couillon de Ralph Fiennes, qui de son côté prend parfaitement en charge le rôle de la tête de linotte un peu fragile, et inconséquente), le film est autant, sur l'écran, un film de Bigelow que de James Cameron, alors compagnon d'écriture et compagnon tout court, dont on reconnait l'effroi face aux ravages des technologies nouvelles.

Seconde utilisation déviante du SQUID, c'est bien entendu l'usage qu'en fait cet assassin psychopathe qui connecte son appareil sur la tête de ses victimes, avant de les violer et de les tuer afin qu'elles voient, et ressentent, tout de ce qu'il leur inflige. L'idée est terrifiante, et même si on peut y déceler la "patte" anti-techno du réalisateur de TERMINATOR, seule une femme pouvait filmer une scène pareille sans qu'on la suspecte de complaisance, ni de voyeurisme. Sorte de mash-up horrible entre le modus operandi de l'assassin du VOYEUR de Powell et Pressburger (qui forçait ses victimes à se regarder dans un miroir alors qu'il les plantait) et des technologies encore nouvelles en 1995, de casques à réalité virtuelle, l'idée est géniale et projette ce film de science-fiction, qui est aussi une fabuleuse histoire d'amour mixte (une des rares dans le cinéma mainstream, filmée avec autant d'intensité et de sex-appeal), mais aussi une partie de castagne effrénée, mais encore et surtout un brûlot politique (pas un coin de rue où ne voit une émeute avec forces de l'ordre qui sévissent), ce spectacle pétaradant et ouvertement exagéré vers des altitudes presque inédites.

Même si le livre de Jérôme d'Estais peine parfois à créer des liens  évidents entre les films de Bigelow, qui oeuvrent dans des genres très différents (sans parler du POIDS DE L'EAU, le seul que je n'ai pas vu), on dira que beaucoup de choses y reviennent, à coups sûrs: la réversibilité du bien et du mal (ZERO DARK THIRT, K-9), la remise en cause de ces mêmes notions en temps de guerre (ZERO DARK THIRTY, DEMINEURS), un appétit certain pour la violence (tous ses films), la réappropriation de la place des femmes, quitte à ce que ce soit par la force (BLUE STEEL, STRANGE DAYS, AUX FRONTIERES DE L'AUBE), la remise en cause de la virilité (THE LOVELESS et surtout POINT BREAK qui reste, à ce stade, l'exemple-type du buddy-movie crypto-gay, mais cela a été trop commenté pour que j'y revienne).

Elle est surtout, je me répète mais je le redis, avec les longues absences de Michael Mann, McTiernan et Cameron, et l'extinction progressive des Friedkin et autres De Palma, la meilleure, et la dernière des grandes cinéastes de film d'action. Pour posséder une pêche pareille, il n'y a plus qu'elle.


Un qui aurait pu, sans blague, aller faire un bout de carrière aux Etats-Unis, c'est Jacques Deray. SYMPHONIE POUR UN MASSACRE, son troisième film (1963) aurait pu lui offrir son passeport pour Hollywood: comme son collègue Henri Verneuil, Deray possédait cette culture américaine très "série noire" dont il avait acquis tous les codes, tout en restant très français dans son traitement du genre polar, plus tendance Simonin que Chandler.

Adapté du roman "Les mystifiés" de Alain Reynaud-Fourton (Gallimard, collection Cadre Noir), c'est bien de Rififi à Paname qu'il s'agit encore: entourloupe entre quatre "associés" du milieu dont un vieux vautour revenu de la grande époque (Charles Vanel), un patron de cercle de jeu un peu tricard (Michel Auclair), un propriétaire de restaurant vieille France (Claude Dauphin), et le quatrième, l'enculé de service, rôle central octroyé à cette grande perche de Jean Rochefort alors tout jeune, et sans moustache (mais il se colle une postiche lors d'un mauvais coup, soyez rassuré...).

Rien que du beau monde dans ce bal des fumiers, ni vu ni connu, je t'embrouille, un petit jeu de massacre plutôt jouissif où les coups bas sont la règle et le double-jeu de mise. Le film est vraiment très bien écrit, aucun détail n'accroche, et c'est justement ce que le film démontre: quand on veut monter un sale coup, surtout aux détriments de sales types qui en ont vu d'autres, autant faire attention à TOUS les détails. Claude Sautet, qui était alors le Robert Towne du cinéma français (script-doctor émérite, avant de filer vers la réalisation) et José Giovanni (ex-taulard collabo qui en connaissait un bout sur les sales gens), ont vraiment réalisé un travail d'orfèvre.

Tout est impeccable là-dedans: à commencer par les vieux tromblons Dauphin et Vanel, et Rochefort dans ce rôle a posteriori pas fait pour lui, joue sa partition avec son style, et ça marche. Il savait jouer aussi les salauds un peu psycho sur les bords.

A quoi reconnait-on un très bon réalisateur de film de genres ? A la scène du train, filmée sans une ligne de dialogue, à l'élastique. A la direction d'acteurs, tous fabuleux. Un type qui a signé LA PISCINE, TROIS HOMMES A ABATTRE ou ON NE MEURT QUE DEUX FOIS, quand même... mais qui est arrivé en même temps qu'une certaine Nouvelle Vague, et immédiatement ringardisé. 

Réévaluons Jacques Deray (enfin, au moins ce film) !


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