samedi 23 mai 2020

Sans vous, ça ne peut pas aller mal...



Ne jamais démarrer une journée de cinéphagie par un nanar, règle que j'ai malencontreusement mise de côté hier à mon grand damne ! C'est après avoir savouré (ou enduré) quelque(s) film(s) ardus / foisonnants / opaques / incernables / passionnants que le cinéphile ainsi repu peut aller voguer sur les eaux de la série B pour laisser refroidir la machine.


Vu LE CORSAIRE NOIR (1976) de Sergio Sollima à l'heure du thé alors que ce film de pirate méritait bien le fin fond de soirée avec son digestif sous le coude. Vraie déception en réalité, tant il me semblait qu'on était en droit d'attendre plus d'un des trois fameux brigands du western spaghetti, filière historique (avec Leone et Corbucci, bien entendu). Lui qui s'était si bien illustré dans ce genre-là comme dans le giallo... Kabir Bedi, que les anciens morveux de ma génération reconnaîtront du premier coup d'oeil comme étant l'interprète de l'héroïque série SANDOKAN, cette star indienne égarée dans les co-productions européennes hasardeuses comme dans les séries B hollywoodienne, y promène sa mise élégante, ses moustaches en porte-manteau et son immense regard marron-vert en bondissant de vague en vague tel un Douglas Fairbanks de cabaret.

Parfois il sourit (et c'est très beau, jolies dents blanches !), soit il fixe l'horizon d'un air brave, soit il fixe l'horizon d'un air éploré (et là, c'est comme s'il sortait d'une plongée en mer morte sans masque: il a les vaisseaux des yeux tous pétés). On a pensé à embaucher Mel Ferrer pour incarner le félon de service, deux ou trois beautés à fort décolleté (la brune pour l'indienne brave et fière, la blonde pour l'aristocrate amoureuse, la rousse pour l'aristocrate-couche-toi-là), tout ça pour se rendre compte que le film de pirate, à l'instar du péplum, ne supporte pas trop le discount décontracté ou, du moins, ça n'est pas sur cet air-là qu'on arrivera à transcender le genre, s'il y a besoin. Le PIRATES de Polanski échouera sur les mêmes récifs. Enfin bref, un sacré film de merde.

On retiendra tout de même cet échange galant pour adeptes de collector #metoo:

- On m'a dit que l'Eglise venait de reconnaître que les femmes possédaient une âme, elles aussi.
- Cela tombe bien, c'est bien la seule chose en ma possession que je ne partage avec personne.

(Rhooo).

Ainsi, pour se refaire les niveaux et au hasard de pérégrinations dans les entrailles d'une pateforme de streaming chère à mon coeur, je suis donc tombé sur un nid de courts et moyens-métrages des jumeaux les plus fifous du cinéma anglais, les frères Quay. Cela tombait bien, puisque après avoir revu leur INSTITUT BENJAMENTA en copie neuve au cinéma, je m'étais dit que mince alors, c'était quand même ballot de ne pas pouvoir en voir plus.

Vus en enfilade ces merveilles de films d'animation de Timothy et Stephen Quay: RUE DES CROCODILES (1986), la quadrilogie STILLE NACHT (1988, 1993 et 2001), REPETITION POUR DES ANATOMIES DEFUNTES (1988) et LE PEIGNE (1991).

Voilà vraiment un cinéma unique auquel on travaille dans un premier temps, - paresse du cinéphile qui se rattrape aux branches comme il peut -, à rattacher à Kafka, Edgar Poe, Lewis Caroll mais aussi Lovecraft. La seule balise cinéphilique qui serait disponible serait les films d'animation de Jan Svankmajer (et je n'en ai vu aucun) et, a posteriori, à David Lynch (une même appétence pour les lapins humains et les créatures molles qui tapent contre les vitres à une vitesse hystérique). Leur cinéma est d'abord ancré en Littérature.

LE PEIGNE est une adaptation de Robert Walser (comme L'INSTITUT BENJAMENTA) et RUE DES CROCODILES celle d'une histoire de Bruno Schulz. On peut dores et déjà trouver un point commun ici avec deux écrivains dont la particularité était qu'ils laissaient infuser leurs appréhensions et leurs angoisses dans le réel, pour le raconter à leur manière ensuite, plutôt que de laisser ce soin à leur imagination, comme d'autres. Et leur "appréhension" commune de ce réel,  était marquée par la dépression et le malheur. Je ne sais pas si l'univers mental des frères Quay est aussi angoissant et morbide que ce que leurs films peuvent laisser croire, mais il est sûr qu'ils adorent filmer les poupées sales et brisées, les vis qui tombent de meubles vermoulus dans une poussière humide, des vitres grasses, des mains (en bois ?) qui rampent et volent comme des insectes, des pantins et des matières organiques aussitôt transformées en autre chose.

Les objets et les êtres vivants, animaux et humains, plantes vertes, tout ce qui meurt s'anime et tout ce qui vit tombe en autre chose. J'ai relu le conte de Schulz et me suis rendu compte que l'univers décrit (un quartier malfamé de boutiques insalubres et leurs occupants, malsains ou filous) était beaucoup moins noir et délirant, moins désordonné, moins non-sensé que dans le film. Autrement dit, les frères Quay, comme Lynch, partent d'encore plus loin.

Un cinéma ancré en Littérature mais surtout dans le Livre. Si l'esthétique de ce cinéma a plus à voir avec le muet qu'avec le cinéma actuel, ça n'est pas seulement parce qu'il en utilise certains éléments (la pellicule, parfois le 16 mm, une musique omniprésente sur des images muettes ou quasi), il se rapproche surtout du Livre en tant qu'objet: typographie élégante des cartons et génériques, délié de l'écriture et de la plume. 

Les frères Quay pratiquent un cinéma d'après l'écriture, et qui donne l'impression de faire fi de tout ce qui existe entre deux. Sur une écriteau d'épicerie on peut lire: "Can't go wrong without you" en conclusion de chaque épisode de leurs quatre STILLE NACHT, sans doute le plus abordable (j'allais écrire: adorable) et surréaliste de ce que j'ai vu hier. Sans vous, ça ne peut pas aller mal ?... Qu'on les laisse donc tranquilles, ces deux-là...

(Il s'agit de l'affiche originale polonaise, superbe; elle est signée d'un certain Andzrej Pagowski)

Vu afin de conjurer le mauvais sort qui pèse sur mon appréciation de Kieslowski depuis ses premiers films français, SANS FIN qui date de 1985, quelques années avant LE DECALOGUE, histoire de reconsidérer surtout un cinéaste qui s'était dévoyé en petit-bourgeois grandiloquent avec sa trilogie BLEU BLANC ROUGE. Le bourgeois était pourtant déjà bien là, mais polonais.

C'est bête, dit comme ça, mais le bourgeois polonais des années 80 a plus de souffrance à communiquer que le bourgeois du XVI° arrondissement de Paris (en toute époque, olala un gilet jaune, aaaah mais il a pas de masque, lui !). Ce qui étonne, c'est comment Kieslowski cherche à mettre beaucoup de sujets en une même histoire somme toute banale (se remettre de la mort de son époux), Solidarnosc, droit de grève, film de procès, de revenant, drame existentialiste, conjugal, tout fait signe dans son cinéma: un accident de voiture, la présence d 'un chien, une tapette à souris, une veillée funéraire. C'est épuisant, et quand s'élève la musique (magnifique) de Preisner, on s'affole tout à coup pour essayer de comprendre où donc on a oublié de s'émouvoir, quelle marche on a pu rater pour ne pas comprendre.

Il suffirait sans doute qu'on puisse s'identifier quelque part avec ses personnages (avec la Binoche de BLEU ou la veuve de son brillant avocat comme ici, rien à faire), comme dans TU NE TUERAS POINT et son idiot vulgaire, commun à tous. Si je retourne à Kieslowski parfois, c'est pour retrouver la force du théorème et de l'implacable émotion qui résultait de ce film-là.

Malgré tout ce que je viens d'écrire, qu'on n'aille pas croire que je déteste ce cinéma, non: il me garde à distance. Ou, pour être plus honnête que ça, c'est moi qui le repousse un peu. Force est de reconnaître, quand même, que la première scène, où l'avocat enterré la veille nous parle de la chambre où dort sa veuve, et nous explique son accident, est plus que sublime: c'est du très très grand cinéma.

Comme quoi, rien n'est perdu. On va continuer d'insister sur Krysztof Kieslowski. 

En attendant,





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire