mardi 26 mai 2020

Ce que c'est d'avoir une gueule.


La Cinémathèque Française a déconfiné de son fond durant les deux mois de covid-19, et ne sont pas arrêté depuis. Merci à eux de nous faire profiter de films difficilement accessibles si on n'est pas un assidu de leurs festivals, ou si on n'a guère envie d'aller piocher de vieux films sur Youtube en qualités discutables; vu ici LE DOUBLE AMOUR de Jean Epstein (1925), pur mélodrame des années folles avec casino sur la Riviera, enfant caché, fatalité, destin, grands amours, grandes espérances...

On pourra toujours préférer le Epstein baroque de LA CHUTE DE MAISON USHER ou de ses films du grand large (cet émigré polonais avait très vite retenu la Bretagne et les gens de la mer comme patrie d'élection), mais le charme fou de ces productions rutilantes produites pour les studios Albatros distille des élixirs auxquels tout cinéphile qui se respecte ne saurait échapper. Le faste de la production, ainsi que les décors très aristocratiques (les studios Albatros avait été créé par des russes blancs exilés en France) ne sauraient masquer la profonde mélancolie des situations, le romantisme derrière les masques des comédiens.

Dans ce XXI° siècle ivre de vitesse et de changements pour le changement (quoiqu'en ce qui concerne la vitesse, il semblerait qu'une partie du monde soit prête de plus en plus à mettre les freins), il est étrange de se retrouver hypnotisé par cette dramaturgie - aujourd'hui complètement téléphonée -, par le lent délié des situations, les mines descriptives des acteurs, dont la caméra prend le temps de capter toutes les nuances. Un pur délice.

S'il y en a (deux) pour qui les beautés du cinéma muet sont de la plus haute importance, ce sont les frères Quay dont j'ai revu L'ACCORDEUR DE TREMBLEMENTS DE TERRE (2005) après m'être délecté de quelques uns de leurs court-métrages sur Mubi. Il s'agit de leur dernier long, les frères étant retourné par la suite dans leur boutique de confection d'objets introuvables. Leur seul film qui ait bénéficié de quelques moyens supplémentaires; Terry Gilliam, indéfectible admirateur de leur travail, avait coproduit.

Ce n'est pas les moyens supplémentaires qui ont infléchi l'imaginaire des Quay, ni incité à éliminer toutes leurs obsessions (théâtre de marionnettes abimées, poupées malades, machines échappées de l'imaginaire d'Alfred Jarry: ici les organums du professeur Droz, autant mécaniques qu'organiques). Sur fond de conte qui picore allègrement du côté de Perrault comme des machines infernales de Hoffmann, de Cocteau ou du gothique le plus noir, l'écrin des frères Quay reste le même: images floconneuses, distorsions de filtres monochromes, savant aussi fou que romantique, cantatrice d'opéra recluse. Le cinéma des frères, c'est ça: des contes étranges enfermés dans des boules de neige en verre.

L'ACCORDEUR... est leur seul film avec INSTITUT BENJAMENTA à avoir mis un pied dans le format traditionnel (commercialement exploitable) et à s'être confronté au grand public. Normal que leur univers n'ait pas trouvé d'assise auprès de lui. C'est pourquoi on les rangera toujours plus aux côtés de Guy Maddin que de Gilliam ou Burton qui n'ont pas forcément imaginé des monstres et des bizarreries plus aimables (on n'a jamais peur chez les Quay), mais plus accessibles à tous.

Vu un tract pop-art japonais de 1969, année érotique s'il en fut, LES FUNERAILLES DES ROSES, film-culte de Toshio Matsumoto qui marque l'arrivée de la révolution sexuelle en même temps que les violences urbaines explosaient sur fond de révolution politique et sociale. On ne dira jamais combien les "soixante-huitards" nippons étaient ô combien plus virulents que leurs correspondants européens, combien aussi la répression policière avait été terrible. Sur le front "pop", Matsumoto lâche les chevaux: portraits enchâssés de jeunes hommes, homosexuels et/ou travestis, qui traînent leur joie de vivre et leurs blessures secrètes sur fond de fiesta permanente.

Matsumoto donne tous les marqueurs de l'époque à son cinéma turbulent et toujours très drôle. C'est d'ailleurs assez saoulant par moments, mais on y trouve toujours quelque passage enchanteur qui vous remet vite en selle. Dans ce bazar organisé, on trouve tout: la prostitution, Oedipe roi, des intermèdes qui commentent le film ("-voilà un spectacle fort novateur et amusant, n'est-il pas ?", ce genre de chose), un film dans le film, un travesti qui joue peut-être son propre rôle dans un film qui est peut-être celui qu'on nous donne à voir, des considérations sur l'art, des scènes de nouba, tout le monde à poil, des chassés-croisés "ciel mon mari" peut-être, mais madame est aussi un homme... ça n'arrête pas. Et pour qui voudrait y voir quelques influences occidentales (où ai-je pu lire qu'on y voit la marque d' ORANGE MECANIQUE), on leur répondra gentiment que, de toute évidence, la contre-culture japonaise n'avait peut-être pas besoin de coups de main d'ailleurs. Les porte-jarretelles et le gloss, peut-être ?

Bref, j'avons bien rigolé, mais m'en suis tiré avec un bon mal de tête quand même. Genre gueule de bois après abus de cocktail trois couleurs.

Pour finir (comme je vous disais que je termine toujours par du bis), vu un psycho-thriller de 2007 signé d'un certain Henry Miller, ANAMORPH avec comme reine du bal le grand Willem Dafoe en flic toqué (il a des tocs, quoi), et plein de mignonnettes de vodka dans sa boîte à gants. 

SEVEN date de 1995, les gars, il va peut-être falloir passer à autre chose... Pour aller plus loin dans la surenchère, nous avons donc ici un tueur en série qui compose à la chaîne ces scènes de crime selon des mises en scène qui ajoutent à l'atroce une sophistication jamais vue (tendance beaux-arts). C'est un peu la limite du truc: toutes ces mises-en-scène sont absolument IMPOSSIBLES à composer, ce qui fait que très vite le spectateur se relaxe dans l'attente du prochain meurtre et de la résolution finale du mystère, dont on se fout un peu (est-ce le flic lui même ? son doppelganger ? un jumeau dont il ne connait pas l'existence ? son concierge ? la nana aperçue dans la scène du... oh et puis merde). Les scénaristes ont l'air aussi de s'en foutre un peu, qui balancent les seconds rôles, comme les victimes, et finalement comme le coupable lui-même, comme des kleenex jetables. Comme le film finalement.

Seul truc éminemment notable et très sympathique, qui explique la présence de Dafoe dans ce "copycat" spectaculaire mais anodin: c'est qu'il fallait ABSOLUMENT Willem Dafoe pour ce rôle, et personne d'autre, ce que le comédien a du prendre pour un hommage à son physique si particulier, et il a bien eu raison. Je ne vais pas vous raconter "le truc", mais c'est la première fois que je vois un film reposer sur ce genre de twist. Rien que pour ça, on peut sauver ANAMORPH de l'anathème définitif et lui rendre ce petit hommage, la seule qu'il recherchait peut-être: c'est pas super-super, mais que c'est bien vu !


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