lundi 24 juillet 2023

WELFARE, toute la misère du monde.

 



Réalisé en 1975, le documentaire de Frederick Wiseman sur le bureau d'aide sociale Welfare de New York ressort cet été au bénéfice d'une adaptation théâtrale qui n'a pas récolté que des éloges au dernier festival d'Avignon. On voit ce qui a pu intéresser Julie Deliquet dans cet enchaînement de confrontations entre les employés des services sociaux et ces hordes de démunis dont on peinera, à l'arrivée, à comptabiliser les troubles, les peines et les malheurs, mais le film de Wiseman offre bel et bien un matériau brut de première qualité à qui voudrait en tirer de la dramaturgie à moindre coût, voire quelques éléments de fiction. Pour mémoire, un des internés du Titicut follies tourné par Wiseman en 1967 dans un établissement psychiatrique aurait inspiré à Ken Kesey le personnage de McMurphy pour son Vol au-dessus d'un nid de coucou.


On connait les manières de Frederick Wiseman, cette façon au long cours de s'immerger dans une institution en ne se contentant jamais de camper dans un camp ni dans un autre, cumulant un nombre invraisemblable d'heures de rushs pour en extraire des films souvent longs (ici, 2h45). Nulle recherche de crescendo dans son montage: la tension est là, directe et déjà électrique entre ses demandeurs qui ne comprennent rien aux difficultés qu'ils rencontrent parce que parfois ils n'ont pas les moyens de comprendre (un nombre incroyable de personnes handicapées ou malades pour qui ces bureaux sont les derniers points d'arrimage à une ultime tentative de ne pas se retrouver à la rue), parce que l'administration se montre trop tatillonne, trop floue, n'a pas prévu tel cas de figure, n'a pas tenu compte d'une pièce fournie... Quiconque s'est confronté un jour à ses institutions reconnaitra sans problème l'universalité du problème.


Contrairement à ce qu'on peut lire ici et là sur Welfare, le film n'a pas été tourné sur une seule journée, mais il est le fruit d'une récolte qui a duré plusieurs mois de tournage. Voilà pourquoi Wiseman est un cinéaste singulier, et un très grand documentariste. Voilà pourquoi aussi la présence de sa caméra n'a pas l'air, assez vite, de gêner les intervenants qui finissent par se livrer sans fard aucun, dans un mouvement commun à vouloir préserver leurs chances (de respecter les règles pour les employés, soucieux des marches à suivre, de survie pour les allocataires, venus quémander pas grand chose). 


La force du travail de Wiseman est de nous montrer cette confrontation quotidienne entre la misère et ces employés sans jamais nommer, mais en le montrant toujours, invisible et froid, dévorant ses propres enfants, cet Etat qui vise de manière évidente le découragement voire l'éradication de ces derniers de cordée, cette couche de sédiments inutile au bon fonctionnement de la société.

Chaque confrontation est un combat, plus ou moins douloureux. Tout y passe. Cette femme qui ne comprend pas pourquoi on ne veut pas la réinscrire tombera sur ce jeune homme barbu, à la démarche dansante mais visiblement obstiné, qui n'hésitera pas à monter dans les étages pour aller sonner les cloches de son cadre, du responsable de cette erreur d'appréciation, et d'en redescendre avec une bonne nouvelle d'un air toujours aussi blasé. 


Plus loin, une responsable craque en se refusant tout à coup à gérer deux cas compliqués (un ancien junky bizarre qui ne veut pas partir tant que son problème n'est pas réglé et une femme, venue défendre le cas de sa mère dans une affaire ô combien tordue, qui lui hurle dessus en voulant la mettre plus bas que terre) en faisant appel à la sécurité.

Moment sur le fil, où l'on voit cet officier de police (Noir, tous les membres de la sécurité sont des flics afro-américains) se refuser à intervenir arguant qu'il n'y a aucun souci de menace physique, et pensant peut-être que cette employée (Blanche) cherche à se débarrasser de ces femmes (Noires) pour de mauvaises raisons; "Je ne suis pas travailleur social, moi, faites votre boulot !".


Un autre moment nous montre un type visiblement dérangé, - il prétend avoir passé un mois à l'hôpital à cause de "trois nègres et un portoricain" qui l'auraient tabassé - ne cesser de provoquer un officier à coups d'arguments racistes plus caricaturaux les uns que les autres. Ils finiront par le foutre à la porte, ayant épuisé leur patience comme leur sens de l'humour. Toute la misère du monde, en un seul lieu.

Tous ces gens sont inoubliables, il serait long et fastidieux de tous vous les raconter, mais les moments les plus troublants sont sans aucun doute ceux où on suspecterait presque Wiseman d'avoir employé des acteurs. C'est cet homme visiblement venu en qualité d'aide juridique qui se montre aussi têtu et tenace qu'un pitbull pour qu'on s'occupe de cette jeune fille enceinte et qui a des petits airs, tout comme le regard noir fermé et menaçant d'un Harvey Keitel qui cherche des noises.


Welfare
d'ailleurs s'achève sur une confrontation entre un responsable, gominé comme un larbin des Sopranos et s'exprimant avec un accent du Bronx carabiné et un type complètement allumé, sosie parfait du frangin moustachu des Sparks en plus grand, qui se lance dans une diatribe extraordinaire contre la société, Dieu, lui-même et tous les autres.

Ultime laïus qui nous aura confirmé cette réalité douloureuse que lorsqu'on a fini de perdre complètement pied, il est illusoire de vouloir du réconfort ou un secours quelconque de ces quatre entités aussi peu fiables les unes que les autres.


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