dimanche 16 juillet 2023

IL BOEMO, le masque de la mort lente.


 Le dernier film du cinéaste tchèque Petr Vaclav nous raconte donc la vie du compositeur Josef Myslivecek (nous l'appellerons Josef si vous le voulez bien), musicien tombé rapidement dans l'oubli malgré ses triomphes en Italie et le reconnaissance de ses pairs comme des générations qui suivront, dont un certain Mozart qui lui chipa, raconte-t-on, quelques mélodies.

N'étant pas un fin mélomane mais me targuant quand même de posséder une certaine oreille, je dirais qu'à vue de tympan, la musique du bonhomme n'était pas de la roupie de sansonnet. Vojtech Dyck incarne avec une belle prestance ce grand gaillard fort bien fait de sa personne, qui mena bon nombre de grandes dames et d'autres aux vies plus dissolues dans son lit, fut protégé par les plus grands dont le prince de Naples, quelques ducs et ambassadeurs, claqua beaucoup aux tables de jeux et dans les bordels et mourut dans la quarantaine, littéralement dévoré par la syphillis.

C'est peut-être par esprit cocardier que le réalisateur rend ici justice à un grand compatriote, mais il y a non seulement quelque chose de saisissant dans le destin de cet artiste, dont l'évidence du talent sauta aux yeux de tout le monde, mais une manière de parler de l'époque, de filmer les personnages qui en font plus qu'un simple biopic.

Il y a tout d'abord cette absence de complexe à filmer de longues séquences d'opéra, en restituant toute l'exubérance d'époque, comme les coulisses peu ragoutantes où la noblesse se comporte comme dans une auge. On y voit de ces chapons poudrés qui crachent par-dessus le balcon de leur loge, en balancent les os de poulet, le prince de Naples chier dans une soupière et faisant admirer ses étrons à l'artiste, ou un comte jaloux violer son épouse sur le parquet d'un immense salon après avoir demandé aux servantes et à ses gosses de déguerpir.


Une sacrée galerie de personnages sur laquelle la caméra de Vaclav s'attarde souvent avec une gourmandise sadique, captant ici la carnation rougeaude d'une cantatrice en plein envol lyrique, le regard effaré et humide de cette diva au sale caractère, aussi prévisible qu'une girouette en pleine tempête (magnifique Barbara Ronchi qui incarne "La Gabrielli", Callas d'époque), dont le tapage incessant et les terribles accès d'humeur se révèlent de subtils garde-fous au climat délétère qui l'entoure.

Si l'esthétique du Amadeus de Forman éclatait sous les dorures et la surcharge de lustre, laissant suinter derrière de sales odeurs de pourriture et de mort, c'est dans de grands espaces biens souvent vides et poussiéreux qu'évolue Il boemo, surnom donné par les Vénitiens à ce natif de Prague qu'on voit dans l'ouverture du film mourir, ayant ôté son masque, le visage ravagé, dans cette grande pièce silencieuse où il n'y a plus rien.


Une scène d'introduction qui donne le la à la suite, marqué par un processus de délabrement inévitable. Dans un accès de fureur, la Gabrielli rugit contre ses salauds qui considèrent les chanteuses comme rien d'autre que des putains qui savent chanter. Josef aussi fera sa pute: accordant ses faveurs à cette dame à qui il donnait des cours de violoncelle et sera sa première bienfaitrice. Sa première entremetteuse dans le monde de la haute sera cette intrigante qui "partira" avant lui du même mal: on racontera qu'il s'agit d'une chute de cheval, mais les traits tirés comme la petite crevasse en bas de sa joue, aperçue lors de leur dernière rencontre, sera la prémonition de ce qui arrivera à la figure de Josef, bien des années plus tard.

Sans parler de cette scène particulièrement étrange, au centre du film, où Josef revenu à Prague croise son père, - son sosie aux cheveux blancs et aux joues marbrées -, lui-même dans un futur lointain mais qu'il n'atteindra jamais.



Aussi les grandes fêtes orgiaques, aux allures bien morbides, où chacun se joue des faveurs de l'autre sous ces voiles vénitiens ne sera que la prémonition de cet autre masque que portera Josef à la fin de sa vie, dissimulant l'horreur d'une chair pourrie. Sa grande histoire d'amour sera, bien entendue, celle inassouvie avec la comtesse Fracassati, cadenassée par un mari possessif et qui se suicidera avant lui.


Difficile d'appréhender un film pareil, au classicisme qui n'a plus vraiment cours dans le cinéma d'aujourd'hui. Aussi cette scène merveilleuse de la rencontre entre Il Boemo et un Wolfgang Amadeus tout jeunot, pendant que le père de ce dernier ronfle dans son fauteuil dans un coin, marque autant la rencontre de deux grands artistes, l'un admirant déjà l'autre, Josef tombant soudain en arrêt devant les trilles improvisées par ce petit démon à partir d'un de ses airs, qu'un point de jonction entre Amadeus et ce film-là.

On est en droit de préférer les regards admiratifs et sidérés que Josef jette sur le prodige à ce moment-là, aux grandes mines affectées et frémissantes de Salieri, rongé par la jalousie.

Si on a si longtemps chanté les louanges du film de Forman jusqu'à aujourd'hui, il serait tout de même assez injuste de déconsidérer ce film-là. La malédiction Myslivecek s'arrêtera-t-elle avec ce film ? Rien n'est moins sûr.


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