vendredi 21 juillet 2023

L'EDUCATION D'ADEMOKA ou Beckett dans les steppes.

 


Pas sûr que Adilkhan Yerzhanov étoffe son fan-club avec L'éducation d'Ademoka, qui nous arrive en France en même temps qu'un autre de ses films récents, Assaut. C'est que le bonhomme filme beaucoup: rien que l'année dernière, une série télé de 7 épisodes (!!!), un court-métrage, trois longs dont cette joyeuse pochade dépouillée à l'extrème qui ferait beaucoup penser, comme à son habitude, au cinéma pince-sans-rire d'Aki Kaurismäki, - qui semble bel et bien être son modèle revendiqué -, si ce n'est qu'ici encore on ne peut s'empêcher de songer au théâtre de Beckett, voire la veine poétique du Pasolini jovial et tout dépouillé de Des oiseaux, petits et gros ou encore au stoïcisme quasi busterkeatonien de certains  grands moments du cinéma de Takeshi Kitano: les longues phases d'immobilisme impassible y sont bien souvent les préludes de furieuses orgies de mandales. Le tout égaré dans l' immensité des paysages kazakhs.

Ademoka est une jeune Tadjik au drôle de look et aux airs éteints qui se fait souvent déloger des camps de fortune où elle loge avec sa famille dans le plus grand dénuement. Où l'on apprendra au passage que le Kazakhstan subit lui aussi son "grand remplacement" en la personne de ses réfugiés des pays voisins, et gère le problème comme tout le monde: en raflant toute cette misère à coups de matraques et en la ramenant à la frontière manu militari.


Parti-pris peut-être du à des impératifs budgétaires, ou affirmation d'une esthétique dénonçant la situation matérielle lamentable des structures d'Etat, tout est filmé dehors, dans des dispositifs absurdes qui confèrent au film tout entier des allures à la Dogville, avec ses maisons dessinées au sol, sans parois ni fenêtres, ou de scène théâtrale expérimental d'un spectacle off à Avignon. 

Une chaise, un bureau, et zou on donne des cours au milieu d'un terrain de foot, on y prend des décisions importantes, on y prononce des discours éloquents, on y ouvre les parapluies puisque parfois évidemment, il pleut. Les sans-papiers doivent passer par un cadre tendu avec des tringles à rideau censées faire portique de sécurité. Même les voyous ont l'air d'avoir été dessiné à la hâte, avec les trois feutres de couleur qui restaient.


Ademoka se tire indemne d'une rafle policière parce qu'un flic plus sympa que les autres a fouillé dans son sac, et y a trouvé une bande-dessinée qu'elle a dessiné elle-même.  Lui ayant trouvé du talent, le policier la dirige vers un professeur qui saura la prendre en charge, dit-il. Il s'agit d'Ahab, clochard alcoolique, boiteux, aux dents en avant, qui roupille dans la steppe sous les éoliennes et ne sait pas l'ouvrir sans citer les philosophes, les poètes et les grands écrivains qu'il connait par coeur. Mody Dick est un de ses livres préférés.


Toujours la même musique chez Yerzhanov, qui n'en a pas fini avec la stigmatisation d'un pays, le sien, gangrené par la corruption au moindre niveau. Aussi cite-t-il Goethe, par la voix de son érudit dépenaillé: "Le patriotisme est étranger à l'art comme aux sciences". Yerzhanov est bien le genre de tête de mule à tête dure à faire de ce genre de dogme une boussole pour sa créativité.  Si le proviseur lui pique son salaire depuis longtemps, Ahab prendra la bourse d'Ademoka en échange de son aide. Son cinéma tourne depuis toujours autour de ce même thème, prenant des airs de comédie blafarde (The owners), de grande fresque romanesque au lyrisme intense qui soudain dégringole (La tendre indifférence du monde) ou de pur film noir désabusé qui défouraille à tout-va (A dark dark man, son meilleur film à ce jour). Pas sûr que cette variation un brin arty et dépouillée sur le même thème convainque tout le monde. Il y en a déjà pour crier au foutage de g..., mais on verra avec Assaut si Yerzhanov continue à avancer ou s'il commence à pédaler dans la semoule...



Pour ma part, j'ai trouvé le dispositif de mise-en-scène suffisamment gonflé pour continuer à croire en la singularité d'un auteur que je surveille depuis longtemps. Sans parler de cet usage saugrenu du format scope pour embrasser tout ce vide dans lequel apparait quelque personnage incongru par la gauche, par la droite, un vide parfois comblé par des silhouettes d'avions cloués au sol depuis la fin de l'URSS sûrement (Yerzhanov ne craint ni les symboles, ni l'emphase qui fait plouf).

Je ne l'avais pas reconnu tout de suite, mais c'est le même comédien qui incarnait le grand flic balèze, taiseux et très brutal de A dark dark man qui ici incarne Ahab, dégaine avachie et look pas très frais. Il s'appelle Daniyar Alshinov et, on peut le dire, c'est un comédien, un vrai.

On déconseillera donc à celles et ceux qui ne connaissent pas ce grand cinéaste de commencer par celui-ci même si son dénuement formel comme la simplicité de son propos m'ont personnellement ravi, et fait sourire tout du long.



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