mardi 26 octobre 2021

Les amants sacrifiés (tromper, c'est aimer)

 


C'est un mariage dont on était en droit d'attendre le meilleur, et ça n'a pas manqué. La rencontre entre Kiyoshi Kurosawa, sans doute le plus grand metteur en scène de sa génération, et Ryusuke Hamaguchi à l'écriture n'a pas accouché d'une souris. Le contraire nous aurait vraiment étonné. Du second, il faut garder en tête l'écriture sophistiquée de ses films, Asako 1&2, Senses et le récent Drive my car pour appréhender ce film à sa juste valeur: la mise en scène classique proposée par le réalisateur de Shokuzai étant là pour libérer toute notre attention sur un véritable mélodrame, qui flirte avec le roman d'espionnage, en raconte beaucoup sur l'histoire coupable du Japon de cette époque et s'avère être, au final, une superbe histoire d'amour.

Kurosawa l'aurait composé seul qu'on aurait guetté aux quatre coins du cadre le détail qui cloche, la menace qui rôde, la trajectoire narrative prête à se tordre. Mais non, car ici il se met au service d'une histoire aux apparences simples, mais aux rouages plus compliqués que prévu. Le film n'en finit pas de se prendre lui-même à contre-pied, et nous avec, dans une sorte de mouvement continu à la fluidité merveilleuse qui nous prend dans ses pièges, l'un après l'autre, sans effets ni esbrouffe. 

A la possibilité d'un drame de l'adultère banal entre Mr Fukuhara et une femme rencontrée lors d'un voyage d'affaire succède la possibilité d'une liaison entre madame et un jeune militaire, qui fut un ami d'enfance. Puis le meurtre de cette femme fera suspecter Fukuhara et son neveu, avant qu'on n'apprenne qu'il s'agissait d'une infirmière témoin des atrocités commises par l'Armée japonaise en Mandchourie, et qui a fait passé des documents compromettants avec elle.


De rebondissement en rebondissement, le film nous fera penser que Fukuhara est sans doute un espion, que sa femme est prête à le trahir pour sauver l'honneur du pays et leur situation, avant qu'on ne s'aperçoive qu'il s'agissait d'une manoeuvre destinée à tromper la police militaire. De mensonge en fausse trahison, de menu larcin en fausse divulgation de vrais/faux documents, le couple va alors amorcer un jeu subtil, qui ne s'arrêtera plus, où il s'agira avant tout de tromper l'autre pour mieux le sauver. 

Les amants sacrifiés (dont le titre français évoque celui d'un des plus beaux films de Mizoguchi, autre grande histoire d'amour qui finit très mal, Les amants crucifiés) commence immédiatement sur des malentendus. Le britannique avec qui Fukuhara est en affaire est arrêté par la police militaire qui le soupçonne de faire de l'espionnage (nous sommes en 1940), chose que Fukuhara juge douteuse, avant qu'au fil de l'intrigue, cette possibilité ne paraisse moins absurde. Quelles sont les activités de Fukuhara au juste ? D'abord, on le croit producteur de cinéma (il réalise des films... d'espionnage où il met en scène sa femme et son neveu) avant de se rendre compte qu'il travaille dans l'industrie de la soie, et que son activité de metteur-en-scène n'est qu'une sorte de hobby familial.


D'autres se seraient vautré dans cet effet de miroir à double face (la vie d'un espion rêvant son épouse en Mata-Hari de série B.) mais si cette bobine de film aura sa fonction primordiale au cours de l'histoire (sa substitution par une autre, compromettant le Japon est pouvant provoquer l'entrée en guerre des Alliés), elle n'est qu'un élément comme un autre dans le jeu subtil auquel se livrent les deux époux, contre eux-mêmes (pour se sauver) et contre leur pays. Il faudra aussi compter sur un plateau de jeu d'échecs renversé, sur des rouleaux de soie, sur un coffre-fort puis sur un autre, sur un document incriminant le Japon pour crime de guerre (l'inoculation forcée du bacille de la peste à la population chinoise, histoire vraie) et sa copie, traduite en anglais.


Tout est double dans le film de Kurosawa ce qui tend à prouver que nous sommes bien dans un film d'espionnage dans lequel, comme chez Eric Ambler ou John Le Carré, il faut savoir ne pas se montrer trop dupe des apparences, et anticiper ce qui nous est caché. Dans un des moments les plus incroyables et des plus cruels du film, Fukuhara rapporte des bureaux de la police militaire les ongles qui ont été arrachés à son neveu pour les montrer à sa femme, qui l'avait balancé. Sa réaction, faite autant d'indifférence feinte que d'un fatalisme convaincu, le sidère autant qu'elle ne lui fait comprendre le double-jeu auquel elle s'était livrée pour le sauver, lui. 

A la toute fin du film, elle expliquera au médecin éberlué venu lui rendre visite dans l'hôpital psychiatrique où elle est internée qu'ici il lui suffit d'être normale pour être jugée plus folle que les autres. Une constatation dans le continuum de ce régime du vrai pour le faux (et vice-versa) qui vaut aussi pour juger l'état moral, et mental, d'un pays littéralement dérangé. 

Ainsi voit-on naître, sous nos yeux comme dans le regard soudain émerveillé de son époux, une héroïne de film d'espionnage, une guerrière aussi résolue que son mari.


Le film fait beaucoup penser au Lust, caution de Ang Lee pour son contexte historique bien sûr, et la qualité de son travail de reconstitution. Notons qu'il est rare de voir Kurosawa utiliser un budget aussi conséquent, lui qui est souvent habitué aux productions un peu cheap desquels, pourtant, il arrive toujours à tirer des films saisissants. La ressemblance entre les deux ne s'arrête pas seulement à l'époque et au genre, ils nous racontent tous les deux la duplicité de rapports amoureux, bousculés par la guerre et les menaces policières. Cette histoire de couple marié ne cessant jamais de se mentir et de se doubler pour mieux s'épargner n'est pas moins cruelle que la triste épopée de cette étudiante chinoise couchant avec le chef de la police d'occupation malgré l'apparition de troubles sentiments.


On ira même jusqu'à dire que la cruauté assumée des amants chez Ang Lee et le système de duplicité établi de manière tacite entre les époux Fukuhara sont les deux variantes subtiles d'un même jeu d'intensité amoureuse très ouvertement masochiste.

Les histoires d'amour, en général, finissent très mal en temps de guerre.

Reste qu'il est rare qu'un film japonais aborde de manière aussi frontale les crimes contre l'humanité commis par l'armée sous Hiro-Hito, et cela n'est pas le moindre de ses mérites, ni son double-fond le plus anodin. Grand film.


(n.b.: on jugera inapproprié la façon cavalière qu'ont eu les anglo-saxons de baptiser ce film Wife of a spy puisqu'entre autres choses absolument incertaines, Mr Fukuhara n'en est sûrement pas un, d'espion. Cette façon d'accoler des certitudes à un film qui en est autant dépourvu est quand même assez drôle. A moins que ce ne soit du second degré, of course)

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