jeudi 30 décembre 2021

Un héros, mais pas trop.

 


Il faut qu'on parle d'Asghar Farhadi. De sa conception du cinéma, de sa manière d'en faire et surtout de ses idées sur l'équité et la justice. J'ai comme un léger problème avec lui. Un peu comme tout le monde, j'avais été épaté par son fameux Une séparation et son entrelac sans fin de scènes de ménage, de rabibochage, de pinaillage et de mensonges, une assez bluffante démonstration de circonvolutions à toutes fins utiles: tenir bon afin  d'abattre son adversaire (pour lui c'est elle, pour elle c'est lui), et en remettre encore pour que le spectateur sorte de là complètement rétamé.

Si on pouvait parler de réussite, c'est qu'il fallait y voir aussi et surtout un juste témoignage sur les rapports de force incroyablement déséquilibrés entre un homme et une femme dans une procédure de divorce, en Iran. Ainsi on avait appris qu'il fallait avoir recours à la manipulation, au mensonge parfois, pour que les choses s'équilibrent. Dans une de ses plus grandes démonstrations de mise-en-scène dont il avait le secret (et qu'il a emporté avec lui malgré les efforts de Jafar Pahani pour marcher sur ses pas), Abbas Kiarostami en disait beaucoup plus avec beaucoup moins de mots dans Ten avec sa mère de famille divorcée aux prises avec son fils irrespectueux au possible et un ex absent, mais pesant.


Avec Le client et Everybody knows, il semblait que Farhadi avait épuisé son système en se mettant à dos même les membres les plus acharnés de son fan-club. Il fallait qu'il se retrouve en odeur de sainteté avec Un héros, fêté à Cannes comme il se doit (Farhadi, tout comme Panahi, est un chouchou des festivals européens) malgré un scénario bien tiré par les cheveux, des rebondissements à n'en plus finir pour s'achever par une triste morale défaitiste, voire fataliste, qui célèbre le retour à la case départ comme une philosophie du pareil au même affirmée.

L'histoire est simple, mais le fond est compliqué, et les menus détails si nombreux, les arrangements avec la réalité aussi, et les petits mensonges insignifiants signeront l'arrêt de mort des rêves à une vie meilleure pour ce pauvre Rahim, repris de justice qui cherche à reconquérir le respect de lui-même.


Rahim est en prison pour une dette qu'il n'a pas pu rembourser, dette contractée auprès du frère de sa femme, dont il est en train de se séparer. Lors d'une permission, il va rendre un sac rempli de pièces d'or qu'il dit avoir trouvé dans la rue, il va être fêté comme il se doit comme un citoyen exemplaire et, peut-être, retrouver sa dignité, sa place dans la société, exaucer ses voeux de remariage. Or, on n'en finira plus à partir de là de voir tomber une à une les planches de ce bel échafaudage, dans une logique de "morale à tout prix" qui est la marque autant que le poids d'une société iranienne bâtie sur les apparences, le respect des lois et une obligation de perfection morale à rendre dingues les Saints les plus vertueux.


Farhadi est fort pour scruter les mécanismes de reddition face à la culpabilité, ou mieux encore lorsqu'il dessine les pourtours de chacun de ses personnages sans même laisser une seule zone de flou. Mais au final, c'est fatiguant, et tout ce petit monde finit dépouillé par la caméra de Farhadi, sans plus rien avoir à montrer. Pourtant, le personnage de Rahim (excellent Amir Jadidi) recelait quelques mystères qu'il aurait été bien, juste pour voir, de laisser dans l'ombre: pourquoi ce sourire permanent sur son visage, cette gentillesse désarmante alors que tout va si mal ? Pourquoi ne rien lui laisser ? 

Bien que prototype du cinéaste omniscient, omnipotent et omniprésent, je serai toujours prêt à reconnaitre le grand talent d'Asghar Farhadi tout en continuant à regretter le manque de liberté qu'il accorde à ses personnages. Son cinéma, c'est un peu un laboratoire d'entomologiste, un cinéma surplombant assez déplaisant, très bavard, qui n'hésite pas à user du chantage à la larmichette pour accélérer l'allure. C'est la scène où le fils de Rahim, pauvre gamin atteint d'un bégaiement gratiné, est "obligé" de parler face caméra pour affirmer son soutien à son père, qui finit par se rebeller contre cette utilisation cruelle du handicap de son fils. Là encore, cette ambigüité: Rahim s'insurge contre ce chantage à l'émotion mais Farhadi, lui, l'utilise sans vergogne.


Du reste, il faudra se pencher un bon coup sur cette manie étouffante qu'ont les cinéastes iraniens, même réputés les plus frondeurs, Rasoulof comme Roustayi avec son récent La loi de Téhéran de couper les cheveux en quatre pour décider du bien et du mal sur ce qui relève des problèmes de société en Iran, aujourd'hui. Plus qu'un besoin de peser le pour et le contre dans un souci philosophique permanent, je suspecte qu'il faille y voir le poids d'une censure et d'un régime autoritaire qui surveille les humeurs de ses artistes comme le lait sur le feu, des cinéastes qui doivent faire très attention à ce qu'ils expriment.

Avec pour résultat, à force de ménager la chèvre et le chou, de ne trancher sur rien et de laisser le dossier Rahim grand ouvert; courageux ici, lâche ailleurs, petit manipulateur sans envergure ou sale petit escroc malin comme une punaise, on pourrait dire la même chose du cinéma de Farhadi. On finit par y déceler ce qu'on a envie d'y voir.

Le diable n'existe pas de Rasoulof (chroniqué récemment sur ce blog) avait au moins ce mérite de s'attaquer de front à un sujet tabou dans son pays (la peine de mort et l'utilisation des conscrits pour l'exécution des peines) en désignant précisément le problème. Avec comme résultat que ses films sont interdits dans son pays. Avec Farhadi, on ne sait toujours pas. Il ne faut pas lui en vouloir, car on ne se débarrasse pas comme ça de plus de 50 ans de censure sous le turban. Avoir ce petit singe vicieux toujours à reluquer par-dessus votre épaule tout ce que vous faites, c'est quelque chose qu'ici, mine de rien, nous ne nous imaginons même pas.


n.b.: par ailleurs, et n'y voyez aucune contradiction avec les réserves que j'émets au-dessus, Asghar Farhadi est un metteur-en-scène extraordinaire, avec un sens du cadrage et du montage dans les scènes de tension qui en remontrerait à beaucoup... et sa direction d'acteurs est fabuleuse.


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