lundi 13 décembre 2021

Memoria, un Weerasetakhul à oublier ?



 Le cinéphile a parfois de bêtes attitudes de sportif de haut niveau: qu'il prononce correctement, à toute vitesse et plusieurs fois de suites le nom d'Apichatpong Weerasetakhul et ça y est: il se sent expert en la matière. Or, être un spécialiste du travail de "Joe" (c'est son surnom) n'est pas donné à tout le monde, ni de tout repos: il faut avoir vu ses nombreux court-métrages, ses documentaires, ses grands films et visité, aussi, certains musées où il expose des installations énigmatiques (dit-on), avoir vu tout ça donc, et avoir tout bien réfléchi.

Votre serviteur a bien vu un ou deux court-métrages, tous ses longs à l'exception de Haunted houses, son tout premier, et il n'a pas tout compris, il peut bien l'avouer. Même dans les deux films que je préfère de lui, Oncle Boonmee et Cemetery of splendour, il y a toujours quelques endroits où on s'enfonce, sans rien à quoi se raccrocher et d'où on ne ressort pas, en attendant la scène suivante.

Pourtant le cinéma de "Joe" n'est pas systématiquement difficile. Il suffit de se laisser porter, d'accepter quelques principes étranges, des systèmes narratifs pas très éloignés du cinéma fantastique classique qui voit se croiser le monde des vivants et des morts, du passé et de l'avenir, des sensations et du souvenir. Certains films de Lynch vont beaucoup plus loin dans l'insensé et le bizarre mais le rythme chez "Joe" n'est pas aussi frénétique. C'est un contemplatif et les cinéastes contemplatifs ne plaisent pas souvent au grand public.


Je ne saurais dire en quoi, à mes yeux, Memoria marque un bref recul par rapport à ses films précédents, car on on y retrouve tout ce qu'on y a aimé. Une base intrigante (Tilda Swinton qui semble être la seule à entendre un bruit assourdissant comme en provenance du centre de la Terre), des cadrages magnifiques, de longs plans-séquence où l'attention se porte autant aux dialogues qu'à ce qui se déroule de plus anodin en arrière-plan, ces "breaks" narratifs autour d'un orchestre de jazz, des danseurs de rue, une séance de travail passionnante dans une salle de régie où un technicien "reproduit" le fameux son à partir des descriptions approximatives que Tilda lui en fait et, bien entendu, les 3 ou 4 spectateurs qui se barrent avant la fin, n'en pouvant plus.

S'il y a quelque chose de commun à toutes les fictions de "Joe", c'est qu'il ne croit pas forcément en ce que l'Humain est au centre du monde, ni qu'il fait partie d'un tout comme pourraient le faire croire quelques admirateurs de son cinéma qui voient dans son travail des réminiscences de spiritualité animiste. Je verrais plutôt qu'il place l'homme comme un vecteur entre ciel et terre, entre les morts et les vivants, entre le tangible et ce qui ne se voit pas, l'invisible et l'impensable. C'est pourquoi sans doute certains trouvent, malgré ses qualités formelles, que "Joe" pratique un cinéma de curé en quelque sorte... Et c'est vrai que peut-être le religieux n'est pas tout à fait étranger à son travail.


Avoir choisi de faire jouer son personnage principal non plus par la formidable Jenjira Pongpas (la vieille dame de Cemetery of splendour, à la douceur paisible si réconfortante) mais par une star anglo-saxonne est peut-être un premier faux pas: Jenjira Pongpas pouvait jeter un trouble entre documentaire et vraie fiction, Tilda Swinton sûrement pas. Là où le film -à mon sens - s'écroule, c'est lors de la rencontre avec ce villageois au bord de la rivière. Il est hypermnésique, ne sort jamais de son train de vie routinier "pour ne pas avoir à me souvenir de trop de choses", et ne rêve jamais. Elle est insomniaque et son corps hypersensible semble percevoir tous les frémissements du monde. 

De cette confrontation arrive la séquence sans doute la plus décevante de tout le cinéma de "Joe" (chez un autre, elle serait sidérante), comme s'il avait tenu absolument à en enlever une couche de mystère. Car le problème de Tilda n'est pas une maladie cachée, un don ou une fatigue de sa psyché: le final de Memoria en ferait presque un vulgaire super-pouvoir...


Et on y arrive, il y a surtout ce plan impardonnable, digne des plus mauvais Terrence Malick (que je déteste depuis Tree of life) et, vraiment, on ne s'attendait pas à trouver ça dans un film de "Joe".

Par ailleurs, comme le film navigue sans cesse entre rêverie, fantastique et scènes plus triviales, ce sont ces dernières qui révèleront au mieux, au final, mon humeur sur ce film. C'est lorsque la toubib plutôt circonspecte quant aux "troubles auditifs" de Tilda parvient à lui faire admettre qu'au fond, ce qu'elle voudrait c'est une ordonnance de xanax (j'en ai calculé deux qui ont rigolé comme des folles au fond de la salle à ce moment-là, les nerfs sûrement).



C'est aussi et surtout, lorsque Tilda Swinton face à Jeanne Balibar qui incarne ici une anthropologue qui, elle, travaille sur du concret, sur des dépouilles humaines de 60000 ans découvertes lors de la construction d'un tunnel, lui récite un court poème qu'elle vient de composer. Quand la scientifique lui demande entre deux bouchées de pizza "C'est tout ?...", on en est à se dire qu'on aurait aimé poser la même question à "Joe" sur son dernier opus, dans lequel il en dévoile beaucoup plus sur ses "trucs" qu'il ne nous éblouis par la grâce habituelle des ses mystères. Et c'est bien la première fois.

Gardons-nous pourtant de prétendre que Memoria est un ratage complet, soyons prudent. Il ne fait aucun doute qu'un deuxième visionnage remettra tout cela en question (mais pas tout de suite hein, dans quelques années peut-être... ) On était venu là, dans cette salle de cinéma, pour une expérience sensorielle unique, comme il nous y avait habitué, et finalement elle arrive de la plus simple des manières: le bruit de cette pluie tropicale qui accompagne pour toute musique de film le générique de fin. C'était peut-être ce qu'on était venu chercher mais lorsque cela arrive, c'est un peu juste, et un peu tard.

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