samedi 22 août 2020

Ils sont vingt et cent, ils sont des milliers.

 


"La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde" prétendait dans une allocution célèbre un ancien et toujours très populaire premier ministre "de gauche".Il semblerait que la Suisse, beaucoup plus riche pourtant, non plus. Le cinéaste helvète Fernand Melgar a réalisé entre 2008 et 2014 trois films documentaires frappants sur le sort réservé aux migrants et sans-papiers, assez loin des horreurs vécues chez nous dans la jungle de Calais mais qui nous renvoie à cette constatation pas nouvelle: la vieille et riche Europe ne veut pas de ces gens-là. 

LA FORTERESSE se déroule dans un centre "ouvert" pour sans-papiers à Vallorbe où les requérants attendent des décisions sur leur sort. Libres de leurs mouvements, de rester comme de repartir, ces femmes, hommes et enfants de toute nationalité sont pris en charge par un personnel bienveillant (les trois films de Melgar soulignent d'ailleurs à quel point le "don de soi" des personnes qui travaillent dans ces centres est plus qu'une constante: on ne peut pas travailler avec ces personnes désespérées sans des tonnes d'empathie), entre deux rencontres avec quelques juges et procureurs qui se gardent bien de retirer leurs oeillères juridiques pour voir la situation avec les yeux du coeur, et appliquer la loi, rien que la loi.

Modèle, ou en tout cas "système" suisse, il faut d'abord que rien ne dépasse: les contrevenants aux quelques règles simples (rentrer avant une certaine heure, le soir, ne pas rentrer saoul et mettre le bazar), ont vite fait de débarrasser le plancher et d'être exclus de cette possible fenêtre de tir vers l'obtention de papiers. On observera qu'en 2008, en Suisse, le personnel chargé d'aider le personnel portent tous le logo SECURITAS, le même que celles et ceux qui vous bipent et demandent de porter le masque à l'entrée du centre commercial.

Le cinéma de Melgar est très fort en ce qu'il filme tout: les bons comme les (très) mauvais moments, mettant face-à-face deux réalités disjointes qui ne devraient pourtant pas l'être: quand ce migrant, sans doute Somalien, Erythréen ou Ethiopien (peu importe)  montre ses blessures par balles aux jambes, qu'il raconte ses fuites sous les coups de feu, son périple en mer où il a vu des gens découper le cadavre d'un enfant et le manger, c'est pour trouver l'écoute horrifiée et bienveillante d'un prêtre. Quand l'odyssée du jeune homme se retrouve sous les yeux du juge, c'est pour qu'on mette le doigt sur ce détail qui cloche: comment peut-on courir encore après s'être fait casser la jambe 10 jours auparavant, comme il l'affirme ?

La dernière image de LA FORTERESSE, incroyable, nous montre un policier courir après une famille rom qui s'en va à pied, avec d'autres, vers la gare (dans ce film, le principal souci est de "placer" les gens ailleurs pour désengorger le centre). Un jeune homme met sa petite soeur handicapée sur son dos, et le flic repart avec la chaise roulante. C'est bien connu: on leur donne ça, ils prennent ça; qui vole une poule, vole une chaise roulante.

Trois ans plus tard, Melgar réalise VOL SPECIAL, dans un centre de rétention à Genève cette fois (près de l'aéroport international, c'est important) où il filme des hommes en attente de la décision fatale. Le plus souvent, il s'agit d'hommes qui sont sur le sol suisse depuis plus de 10 ans, avec femme, enfants, travail et feuille d'impôt, et qui se retrouvent ainsi au pied de la planche savonneuse. Le hasard a voulu que dans le temps du tournage, Melgar a été le témoin de l'embarquement en "vol spécial" de cinq ressortissants africains dont quatre sont immédiatement revenus au centre, traumatisés: le cinquième était mort étouffé pendant le "transfert".

Un fait divers qui a jeté le doute sur les méthodes de la police suisse (à qui le personnel du centre avait "confié" les expulsés avec confiance et beaucoup de paroles apaisantes), et fait beaucoup de bruit: pourquoi saucissonner ces pauvres types comme s'il s'agissait d'Hannibal Lecter en transit ? La séquence est terrible, elle jette une discordance affreuse entre les intentions du personnel (du Directeur ou travailleurs sociaux, on sent que chaque expulsion est pour eux une bassine de larmes à ravaler). "J'ai honte d'être Suisse" dit alors le responsable du centre à ces "locataires" qui l'observent, de biais. Comment avoir confiance en un pays pareil, en effet ?



L'ABRI est le point d'orgue de cette descente dans les soutes du pays des horloges, du chocolat, de Roger Federer, des jolis pâturages et des secrets bancaires bien gardés. Descente, c'est le cas de le dire, car ce centre d'accueil de nuit pour sans-abris étrangers (on espère que les sans-abris nationaux ont le leur aussi, mais peut-être qu'un Suisse sans domicile, ça n'existe pas), avec son nombre de lits limité et de plus en plus insuffisant, se trouve dans une sorte de parking auquel on accède en descendant, littéralement, sous terre. Priorité donnée aux femmes, aux enfants, aux vieillards, et puis ensuite aux tributaires d'une "carte" proposée et inventée par l'aimable administration de Lausanne pour aider à gérer le flux croissant des miséreux.

Un des travailleurs s'insurge auprès de son supérieur: pas possible de leur octroyer des moyens supplémentaires pour accueillir mieux et plus, mais investir dans un logiciel avec imprimante pour mieux "gérer la merde", ça oui.

Roms, Tchétchènes, Nigerians, Ivoiriens, Kurdes, d'ailleurs et de nulle part, ces femmes et ses gosses qu'on retrouve à faire la manche dans les rues cossues de Lausanne doivent récupérer 5 francs suisses par personne pour pouvoir y crécher. Ici, la tension est palpable: les places sont chères et les hommes se chauffent contre les barrières de sécurité pour gratter les dernières places, les corps s'effondrent avant même de prendre une douche, on vous réveille à 8 heures du matin.

Si on suit le parcours d'un jeune Africain dont on voit les rêves s'effriter au fil des jours (parfois, il dort dehors, sous les abris de poubelles, un dernier plan nous le montre éteindre son téléphone après avoir eu la nouvelle que, finalement, il n'allait pas obtenir ses papiers pour travailler), c'est sur ce dernier visage, jamais regardé jusque là, de ce vieil homme dont on avait repéré la silhouette sans le voir. De quel naufrage vient-il, celui-là, de quel pays abandonné, on ne le saura pas: mais ce regard fou, désespéré, qui dit tout et a sans doute fini de tout dire, est de ceux qu'on n'oublie pas.

Fernand Melgar est un documentariste fêté dans les festivals du monde entier, et un homme investi dans ce qu'il fait, qui n'a pas peur de prêter le flan aux attaques des extrémistes et des politiques "libérales", qu'elles viennent de Suisse ou d'ailleurs. C'est que, fils d'anarchistes espagnols qui avaient fuit leur pays dans les années 60, il est un peu un des leurs. 

Que ceux qui demandent, à juste titre, que NUIT ET BROUILLARD soit projeté souvent dans les écoles, et qu'on organise des visites à Auschwitz aillent jusqu'au bout de leur raisonnement sur un certain "travail de mémoire". Qu'on montre les films de Fernand Melgar dans les collèges, dans les lycées, aux élus. Mieux que de prévenir contre les horreurs du passé, essayons de mieux voir les horreurs du présent; nous en sommes les complices, aveugles et muets par volonté.

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