dimanche 15 octobre 2023

LES FEUILLES MORTES, couchés les damnés de la terre.


 Dans quel monde trouve-t-on encore des cinémas où l'on projette un Jarmusch de 2019, Pierrot le fou, Le trou de Becker, L'argent de Bresson et Rocco et ses frères ?  Dans quel univers, le vendredi soir, on peut aller boire des coups et draguer un peu lors de soirées karaoké et y chanter un bon vieux rythm'n'blues, une chanson traditionnelle finnoise ou un lieder de Schubert ? Dans quel cinéma les personnages écoutent les nouvelles sur la guerre en Ukraine sur de vieux postes radio et sont obligés de louer un ordinateur dans les cafés pour aller sur le site de leur Pole Emploi ?

Ennemi juré de la modernité, Kaurismäki est en revanche l'éternel soutien des damnés de la terre. La Finlande d'en bas vs la Finlande d'en haut (enfin, pas très haut quand même), avec ici des contremaitres de chantier pourris, des patrons de pub dealers et malpolis, des responsables de magasin nazifiés par le système et leur fidèle "collaborateur"; le vigile bas du front qui cafte pour une barquette de lasagne périmée retrouvée au fond d'un sac.

Le monde moderne vraiment, pas un truc pour lui.


On parle d'une trilogie pour ce nouveau film du maitre finlandais, et franchement je ne vois pas quels sont les deux autres films dont on parle. Tout ce que je sais, c'est que c'est un film de Kaurismäki, le cinéaste à la filmographie la plus rectiligne du monde. Kaurismäki, c'est un système si on veut, une manière de filmer bien particulière, des tics de mise en scène peut-être, mais tout cela procède d'une telle rigueur et, -osons le mot même s'il est bien usurpé ailleurs - d'une déontologie humaniste qui repose sur quelques solides principes: émouvoir sans appuyer sur le tire-larmes, faire rire sans se moquer, dénoncer sans en faire des tonnes. 

Son décorum tout dépouillé participe depuis toujours de cette manière de faire: un mur grossier, quelques affiches, des personnages accoudés à une table dont les silences sont éloquents et les mots importants. On ne parle pas pour ne rien dire dans un film d'Aki, on ne se lève pas de table ou de son lit sans une bonne raison non plus.


Deux abimés de la vie: Ansa, jeune femme timide qui accumule les boulots merdiques et possède le plus charmant clignement d'oeil du monde (Alma Poysti) et Holappa (Jussi Vatanen), ouvrier sidérurgiste alcoolique qui déprime à force de boire, et boit parce qu'il déprime. Pendant que le copain de l'un tente de draguer la copine de l'autre, le regard de ces deux-là se croisent, ça fait tilt mais ils vont mettre un bout de temps avant de se rejoindre complètement.

Les trésors de mise-en-scène employés ici pour raconter les chagrins de l'une (le téléphone qui ne sonne pas), la malchance de l'autre (un numéro noté sur un bout de papier qui s'envole), la ténacité de ses égarés qui se cherchent et ne trouvent que des traces de l'autre, comme ce tas de mégots devant le cinéma où il s'étaient vu la dernière fois, tous les "trucs" de Kaurismäki enchantent cette banale histoire d'amour et de lose comme seul lui sait le faire.




Ce dernier plan, génial, qui s'appuie sur un nom ("Chaplin"), un chien et deux personnages qui s'éloignent battent le rappel d'autres histoires, intemporelles elles aussi et solidement ancrées dans la mémoire collective. C'est tout de même quelque chose d'être le digne héritier d'Ozu, de Bresson et de Chaplin sans en avoir l'air, d'avoir si bien compris toutes leurs leçons et d'en rendre ce cinéma si simple, et tellement éloquent.

Comme je l'aime, cet homme.

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