lundi 28 août 2023

LES HERBES SECHES, exquise esquive d'esquisse.

 


Samet végète pas mal dans ce village au fin fond de l'Anatolie où il enseigne les arts et le dessin à des enfants quasiment tous issues de familles rurales et très pauvres. Des paysages enneigés à perte de vue, splendeurs masquées sous les chutes de neige incessantes, un monde frustre et un peu avachi d'où va soudain surgir la rumeur: Samet et son collègue Kenan se seraient montrés coupables de comportements déplacés à l'égard de quelques élèves.

Le coup ne vient pas forcément de nulle part et au cours de la première demi-heure, on aura appris à connaitre, - juste un peu -, ce type au premier abord sympathique qui semble bien s'entendre avec tout le monde: le chef de la police du village, connard en treillis avec qui il fait des parties de Fifa sur play, le principal, son élève préférée au sourire radieux à qui il a ramené un petit miroir de poche de ses vacances en ville, ainsi que le maire du bled, sorte de fier-à-bras au franc-parler agressif qui ne tolère pas qu'on puisse marcher sur ses plate-bandes, même en pensée.

Petit monde où règne ce sentiment de rigueur viriliste, verbe haut et grosses moustaches, que le cinéma de Nuri Bilge Ceylan s'ingénie depuis longtemps à placer sous l'oeil attentif de sa caméra sans qu'on sache vraiment vers qui vont ses préférences. Le cinéaste turc a depuis longtemps l'air de pratiquer un cinéma moraliste alors qu'il pose les problèmes sous nos yeux en nous invitant plutôt à faire la part des choses par nous-mêmes. Les personnages masculins de ses films, depuis toujours, y compris dans Les saisons où il se mettait lui-même en scène en compagnie de son épouse Ebru Ceylan (ici encore sa co-scénariste), sont immanquablement des petits coqs égocentrés, qu'ils soient professeurs, artistes, vachers ou militaires, avec leurs côtés attachants, mais toujours prêts à ces petites lâchetés qu'ils ne sont pas près de s'avouer.


Aussi Samet s'en prendra à ses deux collègues qui se moquent de ce qu'elles ont trouvé lors de leur dernière fouille de cartables des élèves (car en Turquie, ça se fait...): une lettre d'amour trouvée dans celui de Sevim, la chouchoute de Samet, qu'il leur reprend mais refuse de rendre à l'élève, bouleversée, niant même la posséder encore. L'origine probable des plaintes qui circuleront ensuite contre lui et son collègue. Ainsi de Samet, toujours, qui profite de sa suspicion à l'égard de son ami Kenan, qui serait le véritable coupable de gestes déplacées, pour se faire inviter seul chez Nuray, la jeune prof d'anglais du village d'à côté pour laquelle ils semblent éprouver un même béguin.

Le cinéma de Ceylan n'est fait que de cela: de petits mensonges, de lâchetés, de constants arrangements avec la réalité. On y parle beaucoup, on s'y dispute avec ferveur mais les intentions y sont toujours masquées et pour autant que la vérité affleure ici ou là, tout finira englouti par le passage du temps, c'est la morale du film (les herbes sèches du titre sont celles qu'on piétine sans même connaitre leur nom, et qui seront encore là l'été suivant). Un fatalisme de grand roman russe (Dostoïevski et Tchekhov sont les deux auteurs qu'on cite souvent au sujet de son cinéma), plutôt qu'un cinéma de l'"incommunicabilité" auquel il ne peut pas se raccorder, tellement il parle (de tout, de rien, avec souvent un certain brio, voir la joute politique entre Nuray et Samet, entre autres).


Depuis Il était une fois en Anatolie en 2011, son chef-d'oeuvre très certainement, Ceylan ne craint ni l'ampleur, ni la durée, ni le brassage des propos. Il a raison, ses 3h15 de projection ici encore, passent comme une lettre à la poste. Entre images splendides, interprètes parfaits et qualité d'écriture, on appréciera ces trouées dans la narration qui, plus que de nous offrir une respiration renvoient à la profondeur de son propos: ce sont les portraits que Samet prend avec son appareil des habitants du coin, absolument splendides, lui qui s'échine à leur apprendre l'art du portrait, et à en donner au moins une définition juste. Des élèves pourtant condamnés, comme il le leur hurle dans un accès de fureur après avoir appris l'enquête dont il était l'objet, à élever des chèvres et à cultiver des haricots.


Des portraits, Nuray en peint elle aussi, des visages vides sur des poses toutes faites. Son portrait, c'est ce que le vieux Nail ne veut surtout pas qu'on lui tire derrière son dos: le premier qui essaie de dire quelque chose de travers sur lui, il lui ouvre le ventre. Un art aussi vain, semble nous dire Ceylan, que celui de montrer la vie avec une caméra. 

On s'étonnera de cette autre "trouée" dans Les herbes sèches, lorsque Samet s'échappe littéralement du film, du plateau de tournage, file vers les coulisses, avale un cachet avant de retourner "dans le film", vers la chambre à coucher où Nuray l'attend. 




On pourra gloser longtemps sur cette drôle de fuite, inédite dans son cinéma, et on laissera à chacun le soin d'y donner sa propre explication. Simple coquetterie brechtienne, respiration prudente avant de filmer une scène tabou (un homme et une femme dans une chambre qui se déshabillent, Nuray ne lui a-t-elle pas demandé si personne ne l'avait vu monter chez elle ? et quel est ce drôle de zoom arrière sur la nuque de Nuray, à table, un début de tension sexuelle entre les deux ? le cinéma turc serait-il plus proche du cinéma iranien que du nôtre ?), gestion par l'acteur de son trac ou envie du cinéaste de filer vers des terres inédites; tout en même temps sans doute mais le cinéma de Ceylan  ici encore épate, semblant toujours aussi inépuisable comme il menace sans cesse de nous filer entre les doigts. 

Du grand art de l'esquive, et de l'esquisse.

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