jeudi 21 septembre 2023

FERMER LES YEUX, ou comment disparaitre complètement.

 



Victor Erice est un cinéaste trop rare pour qu'on puisse finalement en parler comme il faut. En ce qui me concerne, le souvenir très lointain du Sud s'est complètement estompé, je n'ai jamais pu voir Le songe de la lumière, reste juste la découverte récente, et foudroyante, de L'esprit de la ruche, son tout premier. 30 ans pour refaire un film, c'est long. Même si le cinéaste insiste sur le fait qu'il n'a jamais cessé de travailler pour le cinéma, il plane au-dessus de lui comme aura mystérieuse qui a trait à ses absences, à son silence, à la scrupuleuse attention qu'il porte à son art et à la manière d'en parler: dans les interviews qu'il donne ici et là, où se dessine le profil d'un artiste que le cirque médiatique indiffère et qui prend soin de peser ses mots.

Pour un cinéaste qui n'a rien montré depuis si longtemps, appeler son dernier film Fermer les yeux sonnerait presque comme une invitation à ne pas venir le voir, ce qui ne manque pas d'ironie. Un autre film espagnol récent, d'un cinéaste de la nouvelle génération Jonas Trueba, s'appelle Venez voir. C'est un film lapidaire pourtant, dans lequel on ne nous montre ni raconte grand chose, et dans lequel il n'y a effectivement pas grand chose à voir. Fermer les yeux est à l'inverse un film long, qui prend son temps, déborde de romanesque à ras bord, s'avance sur les fils croisés d'un brillant travail de scénariste, et de funambule, entre réel et fiction, création artistique et autoportrait peut-être, camouflé derrière cette histoire de disparition justement, et de désir de film inachevé.


Son personnage principal, Miguel Garay est un écrivain qui s'est essayé à une époque au cinéma, n'achevant pas son second film du fait de la disparition soudaine de son meilleur ami, et acteur principal de son film, Julio. Quarante ans que Julio n'a pas donné signe de vie et depuis, Miguel n'a plus rien écrit ni tourné, il vivote de traductions en tirant le diable par la queue. Une émission du type "Perdu de vue" lui propose de participer à un numéro sur la disparition de cette ancienne vedette du grand écran, et en déterrant les deux uniques bobines de rushes qu'un ami a précieusement gardé, va voir réapparaître quelques ombres.

On serait tenter de jeter un parallèle hâtif entre ce destin d'artiste contrarié et le long silence d'Erice, parallèle que le cinéaste renvoie gentiment dans les cordes lorsqu'on lui pose la question. Se raccrochant alors à la seule tenue de son film, il est bon de rappeler ce que Miguel, - homme assez disert et plutôt timide, qui a du mal à parler de ses oeuvres et a peut-être complètement fini de croire en tout cela -, élude les ambitions de ce projet de film inachevé en le qualifiant de "film simple, un film d'aventure".


La séquence inaugurale de Fermer les yeux est en cela assez magistrale: un prologue de "thriller historique" à la Perez-Reverte où un riche érudit espagnol reclus dans son pavillon de banlieue parisienne (appelé Triste-le-Roi) dans les années 40,  se sachant proche de la fin, demande à un de ses compatriotes, anarchiste exilé en France, d'aller lui retrouver sa fille naturelle à Shangaï pour qu'il puisse partir "après qu'elle l'ait regardé une dernière fois".


Or, ce n'est pas ce film que nous verrons, il s'agissait de la première bobine du film de Miguel, jamais achevé, et le mystère sera à aller chercher dans la vie-même, dans les raisons de la fuite, accidentelle ou volontaire, inexplicable et inexpliquée, de cette ancienne gloire.

On ne s'y attendait pas vraiment mais dans Fermer les yeux se trouve quelque chose de la liberté bariolée de certains films d'Almodovar: Erice se montre aussi libre et sans peur dans la construction de son film que l'ancien guide suprême de la Movida: mélodrame, film dans le film, la vie expliquée par le cinéma, le cinéma qui n'est rien sans la vie-même, une disparition de film noir, un amnésique de thriller, les fantômes du passé et même un zeste de la vulgarité de la télé-spectacle, le film rebondit sur toutes ces facettes avec une égale agilité, ne craignant même pas une grande scène finale qui au fond ne résout pas grand chose: ainsi va la vie que les images du passé finiront par disparaitre, ni ne pourront plus raconter quoi que ce soit à personne.

A plus de 80 ans, Erice signe tout de même un film intrigant qui parle autant de cinéma qu'un monde, - le sien - qui n'en a plus pour longtemps. Comme les deux (vieux) amis se retrouvent sans pour autant raviver la mémoire de l'un, Erice le filme tous les deux en haut d'échelles en train de repeindre en blanc un mur blanc. On efface tout et on ne recommence rien du tout. La solitude de Miguel, qui vit seul avec son chien sur un ancien terrain de parc d'attraction dans sa caravane a bien des similitudes avec le cabanon où son ami vivote en bricolant ses trucs et ses machins.


Reste que comme on se trouvait à des années-lumière de pouvoir comprendre les émotions ressenties par la petite Ana Torent devant le monstre de Frankenstein dans L'esprit de la ruche, il ne nous sera pas donné de savoir non plus ce que les yeux grands ouverts de Julio perçoivent.

On aura donc regardé un film de Erice sans doute pour la dernière fois (à moins qu'après 30 ans de silence radio, le cinéaste ne nous régale d'un film par an à partir de maintenant, ce qui serait presque drôle) et sur ce que ce "fermer les yeux" signifie, il s'agit de bien regarder au contraire, c'est comme ça que les oeuvres survivent à leur mort comme à celle de leurs auteurs. "Il n'y a plus rien à voir depuis que Dreyer est mort" plaisante -à moitié -, son vieil ami Max, gardien d'une cinéphilie de vieilles affiches et de bobines 35mm soigneusement rangées sur les étagères de son appartement, et qui roule encore dans une vieille 2CV.


Erice est trop lucide pour ne pas voir que ses principes de cinéaste sont aussi clairvoyants qu'ils laissent entrevoir le vieux con intransigeant. Pas compliqué de voir dans son dernier film comme une sorte de constat final, qui n'a pourtant rien d'amer. Mais le soin qu'il a apporté, encore une fois, à cette fable presque ironique sur une sorte d'obsolescence programmée du septième art (ce que ses propos sur l'avenir du cinéma démentent, d'ailleurs) fait sourire. Voir un grand cinéaste déployer autant d'efforts et de subtilités pour nous parler de la fin de l'histoire est émouvant, quand on comprend qu'il ne nous parle que de la sienne.

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