dimanche 27 novembre 2022

Pacifiction (que ça).


 Les lumières se rallument et deux questions d'emblée se posent: qu'est-ce-que j'ai vu et... je suis où là ? D'abord, une évidence s'impose: Albert Serra vient de nous emmener dans des endroits inconnus de nous.

Tahiti tout d'abord avec le Haut-Commissaire de Roller incarné par Benoit Magimel. Tahiti où la rumeur enfle, venue d'on ne sait où et peut-être préfabriquée de part et d'autre de l'échiquier politique local: l'Etat s'apprêterait à lancer un nouveau programme d'essais nucléaires dans l'archipel et, sans savoir s'il s'agit là de lard ou de cochon, va jeter le haut fonctionnaire dans des abimes de doutes et de suspicion.

Un genre de cinéma ensuite, qu'on sait Albert Serra seul capable d'en fournir, un drôle de canevas scénaristique sans fondement et sans véritable rythme sur laquelle une menace plane, languide, et qui tire la fable vers le thriller paranoïaque. Pour ça, Serra nous perd dans de longues scènes de boites de nuit où les corps langoureux de serveurs en slip et de beautés des iles peu habillées se balancent au rythme d'une électro planante. Le patron du lieu jette des regards noirs à la ronde (Sergi Lopez, mutique), des trouffions de la marine nationale matent et se matent dans leurs beaux uniformes, un amiral saoul comme une bourrique débite des remarques sibyllines en menaçant de tomber à chaque gorgée, et un drôle de gonze dont on apprendra qu'il est portugais est retrouvé à moitié raide dans sa chambre après qu'on lui ait volé son passeport. Affleure déjà un indice d'importance: tout ce petit monde picole beaucoup trop (sans doute un hommage à Malcolm Lowry et à son personnage de Consul, autre imbibé exilé sous les Tropiques).


Entre ce moment-là et ceux où de Roller va perdre la tête en cherchant le sous-marin russe avec ses jumelles électroniques planqué derrière les palmiers, il n'y aura pas grand chose pour nous expliquer le pourquoi du comment. Vice formel qu'un cinéaste plus enclin à l'hypnose qu'à la rigueur de son récit, Pacifiction se refermera en une boucle forcément décevante pour qui attendait du rebondissement, voire du mouvement. Une impression qui culmine dans cette scène magnifique, mais vaine comme le reste, avec Magimel seul au milieu d'un stade dont les lumières s'allument une à une et que, comme frappé par une l'illumination finale, le personnage tende son visage vers la pluie fine qui tombe. Moment qui m'a fait penser, allez savoir pourquoi, à la mine béate de Truffaut dans Rencontres du 3° type qui s'avance vers les lumières du vaisseau spatial. Sauf qu'ici les lumières s'allument pour rien, que de Roller entre en extase on ne sait pourquoi et d'ailleurs: qu'est-ce-qu'il fait là ?


Une intrigue lâche avec des comédiens lâchés eux aussi en une drôle de séance pédalo: Serra aurait abandonné Magimel sans ligne de dialogue ni aucune explication de script dans la plupart des scènes, le laissant improviser comme il pouvait. Effet de naturel garanti (des poignées de main coincées aux discussions polies pleines de banalités, jusqu'à un drôle de laïus du diplomate en hommage à une écrivaine invitée d'honneur que le comédien cafouille sans abandonner sa prestance), et petits vertiges dans les moments les plus politiques, notamment avec ce jeune indépendantiste vindicatif où subitement le ton se tend, laissant filer de lourdes menaces sous le vernis de la politesse. Ou encore lorsque l'amiral conclut un entretien tendu, et bien tordu, par un "Ne nous en faites pas, tout va bien se passer" qui rend le Haut Commissaire fou furieux.


Serra peut être insupportable de maniérisme contemplatif, plombant la splendeur de ses images par une propension exagérée à étirer les scènes. C'est moins le cas dans Pacifiction. On est heureux qu'il ait abandonné ses premiers tics (des silhouettes au milieu de la plaine battue par les vents, en un splendide noir et blanc: Honor de cavallera, Le chant des oiseaux...), comme ses manies suivantes (l'aristocratie poudrée qui se décompose sur son lit de mort: La mort de Louis XIV, Histoire de ma mort...), et c'est en cela qu'on peut être heureux de voir combien son cinéma peut rester un peu plus longtemps au sol, par moments. 

Grâce à la belle histoire entre de Roller et la belle Shannah notamment, on se dit que si Serra commence à apprendre à filmer les passions les plus terre-à-terre sans chercher à nous hypnotiser à tout prix, on est en droit d'espérer encore mieux de ce cinéaste surdoué, mais aux intentions peu claires.


Des scènes inoubliables pourtant: cette ballade en mer au pied des rouleaux monstrueux où s'entrainent les meilleurs surfeurs du coin. Une répétition de cérémonie rituelle où des danseurs miment des coqs de combat en une chorégraphie sauvage. La danse lascive d'une DJ seins nues qui ne joue que pour un drôle de couple qui se pelote au bord de la piscine.

Des petits riens peuvent faire de grands films, de grandes scènes ne font pas forcément un grand film. C'est par là que le cinéma de Serra s'échappe un peu trop: c'est splendide mais on ne sait pas ce qu'on a vu. C'est splendide mais on ne sait plus à quoi ces images se rattachent. Juste des images, comme disait l'autre, des images justes, ça il faut voir... qui nous racontaient quoi, au fait ?

Reconnaissons-lui quelque chose, et ce malgré le culte parfois exagéré que lui voue une certaine presse habituellement très blasée, c'est la première fois qu'on ne s'ennuie pas une seconde devant un de ses films et qu'on voudrait que cela ne s'arrête jamais. Les lumières se rallument et... c'est comme de se réveiller au sortir d'une cuite carabinée et de se demander ce qu'on a fait la veille. Du coup, on se sentirait presque comme ce Portugais du film dont on se demande encore ce qu'il foutait là.




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