Tout comme Ali Abassi, cinéaste iranien naturalisé suédois qui a reconstitué la ville de Mashhad en Jordanie pour son Holy spider, le cinéaste égyptien naturalisé suédois Tarik Saleh a du filmer Le Caire et un de ses lieux les plus emblématiques,- l'université islamique al-Azhar - en Turquie. C'est dire qu'il n'y a pas lieu de dormir sur ses deux oreilles lorsqu'on est un artiste libre sous le régime des mollahs comme dans l'Egypte du sinistre général Al-Sissi.
La conspiration du Caire relate les jeux d'alcôve sordides qui vont présider à l'élection du nouvel grand imam après sa mort, survenue en pleine cérémonie. Le pouvoir va se montrer des plus attentifs, et des plus intrusifs malgré ces airs de ne pas y toucher, jusqu'à ce que l'imam qu'il désire voir élire monte en chaire. C'est que présider la plus importante université islamique du monde n'est pas rien en cette période pour le moins remuante: la parole qui en provient demeure la plus importante bien avant celle du pouvoir en place.
Tarik Saleh ne se prive pas de quelques moments d'histoire pour rappeler la place unique de ce lieu de parole et d'instruction où tous les croyants érudits du monde musulman rêvent d'étudier un jour: créée par la communauté sunnite il y a des siècles, al-Azhar a toujours su résister aux assauts des pouvoirs les plus vindicatifs, de Nasser à Moubarak en passant par Sadate. La partie d'échecs commence à se crisper dès les premiers coups: l'étudiant infiltré par la Sûreté est assassiné, le pouvoir a choisi "son" immam, qui ne part pas favori face à cet autre, plus radical, et clairement affilié aux Frères Musulmans.
Le colonel Ibrahim, barbouze finaud à la solde du pouvoir, rompu à toutes les astuces et à tous les coups bas, choisit le jeune Adam, étudiant en première année qui arrive de son petit village de pêcheur. Adam dit "la sardine" qui sera son nouvel "ange", chargé d'observer, de s'infiltrer dans les groupes les plus radicaux et de devenir le nouveau bras droit du Cheikh Al-Durani, porte-voix d'un Islam avide de fatwahs et de guerre sainte.
C'est un thriller monté comme un roman d'espionnage. L'ennemi est dans la place et une "taupe" va devoir dénicher qui tire les ficelles, qui faire tomber et comment. A ce titre, le film n'a pas volé son Prix du meilleur scénario au dernier festival de Cannes, avant tout pour la netteté qu'il emploie à esquisser ses personnages en un tour de main: Ibrahim et ses airs de vieux hibou ébouriffé (Farès Farès, vraie gueule de cinéma et grand comédien), le général Al-Sakran avec sa voix de fumeur invétéré qui semble avoir traversé tous les pouvoirs et semble capable de la plus grande mansuétude comme de la dureté la plus imparable, ce chef de la Sûreté sûr de lui-même et de la violence répressive à tous les coups, là pour rappeler que dans l'Egypte d'Al-Sissi, on tue, torture et fait disparaitre à tour de bras. Et cet Adam La Sardine, petit mec fluet à la sensibilité à fleur de peau, perdu à l'intérieur de ces murs à l'histoire écrasante et aux ors splendides, tout aussi paumé dans les rues du Caire où il retrouve, pour des discussions à fleuret moucheté, le colonel Ibrahim qui va tenter de le pousser toujours plus loin.
Donner un nouvel immam modéré à l'Université pour garder les Frères Musulmans et les radicaux chiites à distance, tel est le projet du pouvoir. Donner aux yeux du monde l'image d'un Islam, et donc d'un pays, encore capable de dialoguer avec le monde alors qu'à l'intérieur du régime même, le dialogue se règle à coups de matraque, de chantage et de séances à la tenaille.
Les manoeuvres politiques et policières ici à l'oeuvre seront sans doute difficiles à expliquer mais elles sont clairement exposées, sans jamais perdre son spectateur. Le spectateur qui a pour guide Adam, ce faux candide, ce naïf qui va apprendre à louvoyer entre les pressions des uns, les menaces des autres et se transmuer de sardine en anguille. Adam, c'est le pion sacrificiel choisit pour son peu d'importance et sa méconnaissance totale des règles du jeu mais qui, en silence, échine courbée, esquive les coups et regarde les hommes tomber.
S'il existe un parallèle à faire, ce serait avec Un prophète de Jacques Audiard et le personnage incarné par Tahar Rahim. La conspiration du Caire ressemble d'ailleurs parfois à un film de prison, avec son dortoir encombré, la cantine où des groupes hostiles se forment. Un jeune homme de rien, innocent et naïf, qui n'incarne de danger pour personne et dont tout le monde profite dans un premier temps mais qui finira par apprendre malgré lui et saura se sauver alors que de plus forts tomberont.
Un film engagé mais aussi un cinéma d'un classicisme exemplaire, d'une belle clarté, qui a beau pêcher parfois par quelques facilités (le Cheikh intégriste qui est aussi un peu pédophile, un peu bigame, et se fait souvent commander des menus McDo a une bonne gueule d'hypocrite) mais qui se rattrape sans cesse avec des séquences splendides (le concours de chant religieux, l'incroyable dialogue avec le cheikh aveugle et le renversement de situation qui s'ensuit).
Boys from heaven, le titre originale du film, rend bien sûr mieux hommage à sa vraie nature: ces jeunes croyants naïfs et bourrés d'idéaux ne savent pas dans quel enfer ils atterrissent. Après Le Caire confidentiel, Tarik Saleh est en train de nous rendre une cartographie complète de son pays natal. Tant qu'il restera les pyramides, l'Egypte restera néanmoins une destination fort prisée. "Recycle-toi dans le tourisme, il parait que ça reprend en ce moment" explique le colonel Ibrahim d'un air narquois à une petite frappe intégriste qu'il menace de balancer dix mètres plus bas s'il n'abandonne pas l'université tout de suite.
Les pouvoirs changent, les pyramides restent et en ce qui concerne Dieu, par contre, nous ne sommes toujours pas fixés.
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