lundi 5 décembre 2022

Cow, la dernière vache.

 



Il faut un minimum s'appeler Andrea Arnold pour entrer dans le bureau d'un distributeur et y aller tout de go: "Bonjour, je voudrais que le film que je viens de tourner dans l'exploitation agricole de mes amis soit diffusé en salles, s'il vous plait. Cela raconte les dernières années d'une vache. Il n'y a aucun commentaire, aucune voix off, aucune intrigue parallèle, rien. C'est un documentaire."

Cette Andrea Arnold est inscrite pour de bon dans mon grimoire cinéphilique perso depuis ses premiers courts-métrages. Je vous conseille fiévreusement à ce propos d'aller jeter un coup d'oeil à La guêpe par exemple où culminait déjà, en à peine 15 minutes, un art étincelant de faire se conjuguer lumpenproletariat à l'anglaise, suspense ébouriffant et romantisme pop échevelé (et sexy, le cinéma d'Arnold respire jusque dans les soupirs suffoquées de ses héroïnes une folle envie d'aller se coller au plumard), sans parler de cette baffe dont je ne me suis personnellement jamais remis, Fish tank avec cette Katie Jarvis qui reluquait sans vergogne le beau mec que venait de ramener sa cagole de mère à la maison.




Un peu de politique des auteurs dans cette page: même dans la vie d'une vache, - elle s'appelle Numa -, il y a de grands moments de romantisme chaud bouillant. Lorsqu'après une saillie Numa repose son menton sur les reins de monsieur qui souffle dans l'air froid de l'étable des volutes de contentement, c'est la cigarette après l'amour, les confidences sur l'oreiller, la conviction qu'il faille bien profiter de ce grand moment car le reste de la vie d'une vache, à vrai dire, c'est pas du tendre.

Vêlage, séparation, traite, entassées dans l'étable l'hiver, en liberté l'été en mode herbe fraîche, saillie, visite du véto avec son gant de plastique jusqu'à l'épaule, vélage, séparation d'avec son veau, traite, la vie ma Numa c'est pas du gâteau, c'est quelques dizaines de litres à donner par jour et puis c'est marre.

Une fois qu'on a compris que Cow ne nous mènera pas ailleurs que dans la vie de Numa, qu'il n'y aura pas de chausse-trappe ni d'effets de style, ni d'incursion de la fiction là-dedans ni quoi que ce soit d'autre, on se retrouve face à un film en prise directe sur le réel qui nous parle immédiatement. Le travail de la cinéaste n'y est pas pour rien, qui réussit au bout de 10 minutes à nous faire reconnaitre l'héroïne, son veau, les lieux, le temps qui passe. Première prouesse: Cow est un bout de vie de vache qu'Andrea Arnold parvient à nous raconter comme un roman.



Il y aussi cette façon étonnante de soudain saisir la gueule de ces animaux dans le cadre comme jamais on ne filme une vache: plan serré, elles n'ont plus de cornes, ce sont d'autres personnes, aux expressions jamais vues. Filmées "à la Dardenne", au ras de la paille quand la filmeuse se rapproche caméra à l'épaule trop près de la mère et de son veau, c'est un bon coup de tête qui fait valser l'image mais ne fait quand même pas ressembler l'incident en anecdote de rencontre avec une bête sauvage. Alors, on entend cet agriculteur raconter qu'une fois, cette vache l'avait "chassé" de l'enclos afin de protéger son petit. "Chassé", seulement ?

De sa proximité troublante avec le Eo de Skolimovski on pourra tirer cette analogie facile que le regard d'un âne et d'une vache en souffrance sont plus humains que bien des regards humains. Curieux que ces deux films paraissent presque en même temps car même s'ils n'ont rien à voir dans leurs formes et ne veulent pas nous raconter la même chose, ils ont cela en commun qu'ils semblent nous parler de souffrance animale, et du mal qu'on leur fait. Alors qu'on pourrait prendre, aussi,  ces deux films pour des paraboles désespérées (et désespérantes) de notre propre condition. 


Une image reste là, plantée comme un clou dans notre conscience étourdie de spectateur qui aura vécu là 1 heure 30 d'hypnose intégrale dans un élevage bovin de Grande-Bretagne: Numa qui a donné 6 veaux à la ferme, des tonnes d'hectolitre de lait et tout ce qu'on voulait d'elle était emmenée quotidiennement à la traite dans une salle circulaire, conçue comme le fameux panopticon théorisé par Foucault dans son Histoire de la folie et illustré de la plus terrible des manières par Pasolini dans les scènes finales de Salo: où qu'elle se tienne, les pies dans la machine qui la pompe, elle peut voir les autres et il y aura toujours quelqu'un pour la regarder, elle. Pour la surveiller.

Pour faire passer ce sale moment, de la même manière qu'on fait jouer des sonates de Mozart dans les élevages de poulets de batterie, les éleveurs y passent des morceaux de pop anglaise  (Billy Eilish, Garbage...) sur lesquels certaines vaches semblent se dandiner un peu. Beaucoup, en fait, ont l'échine courbée. Le jour où Numa refuse et se couche dans son box, on se rend compte que la musique c'était aussi et surtout pour le confort des humains, pour le nôtre. Pour notre tranquillité.

Comme pour Eo, les répliques philosophiques, politiques ou tout ce qu'on voudra, sont innombrables. C'est que ces deux films, sans doute parmi les plus importants de cette année qui se termine, ne tombent jamais dans le piège de l'anthropomorphisme, semblent même ne pas y avoir pensé une seconde. Ils nous proposent même ce théorème inverse, qui fait mal: plutôt que de prêter aux animaux des pensées et des sentiments humains, l'oeil de la caméra est là pour nous faire ressentir comment le monde animal nous observe.


 

Ce n'est pas une nouvelle révolution copernicienne pour autant (mais une tentative !), et Jerzy Skolimovski et Andrea Arnold viennent de toucher une corde sensible. Sans doute plus Andrea Arnold que ce doux rêveur iconoclaste de Polonais bougon car, avec ce Cow dépourvu de tout effet de manche, de toute tentative apparente de se détacher du réel pour entrer dans d'autres considérations esthétiques ou autres, avec son style de cinéma direct, bref, avec sa sauvagerie bien à elle, cette romantique complètement punk qui a réalisé ses Hauts de Hurlevent XIX° comme son American honey XXI°, mêmes hymnes à la fusion des corps qu'ils soient gothiques ou grunge, nous invite à présent à réfléchir à ce qui nous est animal. 

Un transhumanisme d'un autre genre dont on espère le meilleur avenir, contrairement à son désespérant pendant technonologique. Amen.

 

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