
L'année 2021 avait vu le triomphe dans mon top d'une vache (c'était le magnifique First cow de Kelly Reichardt), 2022 verra une nouvelle fois l'avènement de la gente animale. Eo de Jerzy Skolimovski ouvre le bal de mes 10 films préférés que j'ai choisi de ne pas classer tellement leurs intentions et leurs styles sont dissemblables. Ce serait idiot en effet de mettre dos à dos le dernier James Gray par exemple, et cet essai filmique fantastique d'un octogénaire à jamais libre dans sa tête, capable du classicisme le plus limpide comme du lâcher-prise le plus radical. Bardé d'effets visuels sidérants comme de l'empathie la plus profonde avec son animal, l'âne Eo restera, - signe des temps si l'on veut prendre cet indice sur son pendant le plus pessimiste - le personnage le plus bouleversant, le plus humain d'une année qui n'en manquait justement pas, d'inhumanité. Qu'un jury cannois ait préféré la diarrhée misanthrope et cynique d'Ostlund à cette pure merveille venue de nulle part restant, pour moi, une énigme insondable. Autre signe des temps ?
https://www.youtube.com/watch?v=HDibdz3nQJM

Le cinéma américain ne va pas terrible-terrible depuis quelques années. Ecartelé entre industrie à grand spectacle et ces usines à gaz que sont devenus les plateformes de streaming, les auteurs semblent avoir de plus en plus de mal à se faire voir. Heureusement qu'une bande d'irréductibles Gaulois de Hollywood continuent à ne jurer que par le 35 mm avec, parmi ces fameux loustics, Paul Thomas Anderson qui nous a offert sur un plateau un vrai beau morceau de vraie belle nostalgie de sa jeunesse à lui, Licorice pizza. Echevelé, pop jusqu'aux pattes d'éph' et remuant de partout sur une bande-son 70's soigneusement choisie, le cinéaste ombrageux et lyrique de Phantom thread aborde cette romance rétro et sexy sur une note complètement libre dans laquelle il abandonne toute intention de maitrise absolue pour nous livrer le film le plus joyeux et acidulé de l'année. Dans lequel les adultes (stupides pour la plupart) sont remisés dans le décor au profit des premiers élans adolescents. Avec deux comédiens faits l'un pour l'autre, ça crève les yeux.
https://www.youtube.com/watch?v=9aFhtQrgZX8
Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'un film de James Gray se fait accueillir avec des pincettes ou, au mieux, par une indifférence polie. C'est une constante: un nouveau film de James Gray est toujours là pour faire la preuve que c'est le début de la fin pour lui, alors qu'il suffira à celles et ceux qui ont été déçus par son Armageddon time d'y retourner et de s'apercevoir de leur bévue. Avec, là encore, un retour sur l'enfance de l'auteur qui se dépeint ici en petit con qui mène la vie dure à ses parents, partagé entre ses rêves de devenir un jour un "artiste" et l'influence patiente et bienveillante d'un grand-père qui l'adore (grand Anthony Hopkins). Fluidité d'une mise en scène impeccable, écriture au cordeau et vlan: classique instantané !
https://www.youtube.com/watch?v=3dO8y8P0v40
C'est inattendu, mais on doit la plus belle histoire d'amour de l'année au turbulent Park Chan wook. Toujours aussi virtuose, portant son art à un niveau de maîtrise et d'inventivité à vous faire saigner les yeux, les amants socratiques de Decision to leave offrent un ballet d'effleurements et de tensions douces comme on n'en avait même jamais rêvé. Sur fond de roman noir tarabiscoté où un enquêteur amoureux et une Landru au féminin portent l'art de l'évitement (de s'embrasser, de l'inculper) à des sommets de subtilité, Park a fait muté son art de l'hyperviolence stylée en tachycardie amoureuse sans frein. Voilà un cinéaste ô combien généreux qui n'a vraiment peur de rien.
https://www.youtube.com/watch?v=cfPhBaHC_pA
Il était là dans mon top l'an dernier, il y est à nouveau avec ces Contes du hasard et autres fantaisies, film en trois saynètes d'une concision et d'une qualité d'écriture rohmérienne diront certains, bergmanienne penseront d'autres. Ryusuke Hamaguchi est en train de se tailler une place à part au coeur du cinéma japonais, en habile décrypteur des passions et de ses errements. Merveilleusement écrit et interprété, on pense beaucoup en savourant ces trois segments narratifs très différents à Laclos, Bergman effectivement, à Proust ou à Marivaux. Excusez du peu.
https://www.youtube.com/watch?v=jyipw1scsto
Il nous avait enchanté il y a plus de 10 ans avec La quattro volte, Michelangelo Frammartino nous revient avec Il buco, autre objet filmique étrange, ni fiction ni documentaire, qui reconstitue la découverte d'un réseau de grottes dans le Piémont, dans les années 70. Frammartino filme la plongée dans le gouffre avec autant d'attention que la fin d'un vieux berger qui s'éteint au pied d'un arbre, la main qui dessine un plan de la grotte qu'un cheval qui passe sa tête dans l'ouverture d'une tente. Son film précédent nous exposait déjà à cette sensation de ressentir les saisons, le froid comme l'importance d'un geste anodin, avec en filigrane la vie, la renaissance et la mort. Un cinéma tellurique sans équivalent, une immersion sensorielle absolument unique.
https://www.youtube.com/watch?v=XUvgxrca_do
D'Italie encore, un autre objet filmique étrange que La légende du roi crabe de Alissio Rigo de Righi et Matteo Zoppis qui débute comme une vieille histoire des campagnes qu'on se raconte à la veillée, et s'achève telle une aventure de pirates en Terre de Feu. Le grand Luciano, pochetron romantique doit quitter son village et son amoureuse après avoir réglé à sa manière un différent avec le seigneur de l'endroit. Au hasard d'une usurpation d'identité, il va se lancer dans une improbable chasse au trésor en compagnie de bandits peu commodes. Un film porté par un souffle romanesque hors du commun et un comédien amateur inoubliable, avec une sacrée gueule, Gabriele Silli.
https://www.youtube.com/watch?v=5dnn23vL72A
Le cinéma a sans doute besoin de vraies gueules et de vraies histoires justement, c'est sans doute pourquoi l'unique film français de mon top n'a pas de Kiberlain, de Lellouche, de Lacoste ou d'Efira à son générique mais un nouveau venu sidérant. Dimitri Doré incarne Bruno Reidal, assassin d'enfant qui se livra aux gendarmes après avoir enfin exaucé son obsession d'égorgement. Tirée d'une histoire vraie, rapportée dans une étude de cas par le célèbre professeur Lacassagne, le premier film de Vincent Le Port tient son sujet de bout en bout avec une poigne qui ne tremble jamais. Loin du sensationnalisme tartempion des films traitant d'assassins, le film aborde son sujet avec une rigueur qui fait parfois penser à Bruno Dumont sur son versant naturaliste austère, et à Maurice Pialat dans son art de faire respirer un intérieur de ferme, un champ ou un visage. Une vraie claque.
https://www.youtube.com/watch?v=zkgaw-rOW1Y
Et puis... vous allez peut-être imaginer que je ne suis pas quelqu'un de bien gai, mais comment ne pas évoquer ce bloc de noirceur aveuglant de beauté, Vitalina Varela de Pedro Costa, auteur du déjà si désespérant et magnifique Dans la chambre de Vanda... Vitalina y incarne son propre rôle, racontant sa propre vie en une longue mélopée en voix-off qui dit l'exil loin du Cap-Vert, son homme qui a foutu le camp, la misère du bidonville en banlieue de Porto, la rapacité des gens. Un portrait de femme qui culmine en un sourd dialogue avec un prêtre qui a perdu sa foi à qui on laissera le dernier mot: "Heureux ceux qui sont morts". Quand je vous disais que j'étais un joyeux drille. Quand la caméra sort enfin du noir et de cet entrelac d'intérieurs et de ruelles sans lumière et sans ombre, on n'en respirera pas mieux pour autant.
https://www.dailymotion.com/video/x7xvlaj
Et voilà. Comme j'ai décidé d'achever chaque année mon top avec une vache, là voilà. Le film d'Andrea Arnold s'appelle sobrement Cow et, ou bien c'est moi qui en ai assez de vous autres, les humains, ou le monde animal a décidément beaucoup de choses à nous dire. C'est le second film esthétiquement et philosophiquement "ethnodécentré" de cette année et il n'est sans doute pas anodin que deux de nos plus grands cinéastes actuels se penchent sur la question. Allant dans le vif du sujet comme elle en a l'habitude, collant aux pies et aux cornes de la valeureuse Luma, vache laitière émérite de vêlage en vêlage et de traite en traite, c'est non seulement la chronique d'une existence exploitée que la cinéaste de Fish tank nous fait vivre, mais aussi le récit d'une vie monotone entrecoupée de grands moments de chagrin.
https://www.youtube.com/watch?v=k8TKOoUmnsc
Allez... hi-han tout le monde. Ou mmmmeeeuh, c'est vous qui voyez.