dimanche 17 octobre 2021

Le sommet des dieux, toujours plus près...

 


De Jiro Taniguchi, on n'avait pas forcément retenu Le sommet des Dieux, qu'on n'avait pas pu finir, serial de plus de 1000 pages rendant compte des exploits inhumains d'alpinistes chevronnés  rêvant de jour comme de nuit, et même dans leurs cauchemars, des pires ascensions hivernales au départ de Katmandou. De Jiro Taniguchi je garderai pour toujours un souvenir émerveillé de son Quartier lointain, du Journal de mon père, mais pas de celui-là. Allez savoir pourquoi.

Vague réminiscence de lecteur à peine contrarié car, en vérité, Le sommet des Dieux valait bien cette mise en image qui arrive à transcender, de manière assez somptueuse, la bande-dessinée de Taniguchi (et le premier qui prononce "roman graphique" à la place de bd ou de manga, je lui tire une balle dans le schmock). On est étonné car on ne s'attendait pas à ce que l'adaptation de Patrick Imbert rende aussi bien compte du foisonnement du dessin de Taniguchi, réputé pour sa précision chirurgicale et ses trésors de pointillisme puisés dans les documentations les plus sévères. Et pour cause, quand il s'agit de louer les qualités de son travail, il s'agit aussi de saluer le boulot des dizaines de personnes qui usinent derrière lui au rayon graphisme comme au pôle vérification. Comme Miyazaki.


Le sommet des dieux
est pourtant une histoire d'individualisme fou. Un type qui veut gravir les montagnes les plus inaccessibles, dans les conditions les plus difficiles, mais tout seul. En alpinisme pourtant, il est plus raisonnable de faire la route au moins à deux. Mais pour Habu Joji, le héros de cette histoire, il s'agit autant d'individualisme que d'altruisme: si tu tombes, je coupe ta corde car si tu tombes, je mourrai aussi. Et vice-versa. 

Mais là où Habu est admirable, c'est lorsqu'il affirme vouloir gravir l'Everest tout seul par la paroi la plus impossible sans se soucier que quiconque en soit témoin. Ici, on pense à tous ces alpinistes et autres aventuriers de guinguette qui ont beaucoup travaillé à faire savoir ce qu'ils avaient réussi (ou pas) avant même d'avoir enfilé leurs grolles. 

C'est le noeud de l'histoire, car le film tourne comme un renard autour de ce McGuffin d'appareil photo que Habu aurait trouvé sur le cadavre de Thomas Mallory qui fut le premier, en 1923, à presque réussir le truc. Dans cet appareil, se trouverait-il la preuve que l'aventurier britannique redescendait de l"Everest, ou qu'il n'y était-il pas arrivé ?


Celui qui finit par le convaincre de l'accompagner est un journaliste dont le rêve, la mission, la raison d'être, le job,  est de rendre compte de cet exploit. Il n'arrivera pas à le suivre jusqu'au bout et là, on se souvient de Werner Herzog restant au camp de base comme un con, avec sa caméra et son sherpa, en attendant que Reinhold Messner et Hans Kammerlander redescendent de leur périple fou dans Gasherbrum (2 sommets himalayens à la suite, aller et retour, non mais quand je vous dis qu'ils sont cinglés), ou de L'épopée de l'Everest de Noel & Irvine qui rendit compte de l'exploit de Mallory en 1923 sans pouvoir les suivre bien loin.

Rendre compte de quoi d'ailleurs ? Quand le reporter plonge les tirages de Mallory dans ses bacs, on ne saura pas ce qu'il y a dessus, et c'est sans importance. Au bonheur de Habu, alpiniste victorieux sans preuve aucune mais qui a fini par atteindre le sommet, il ne reste plus qu'à aller "au-delà". 

Reinhold Messner, l'alpiniste chevronné, détenteur des records les plus fous, et pas des moins inutiles, confessait à Werner Herzog dans Gasherbrum qu'il rêvait souvent dans son sommeil à une expédition sans fin, sur un plat infini et sans horizon visible, et qui serait toujours la même chaque matin au réveil. 

L'exploit sportif a cela de commun avec l'art, en effet,  qu'il n'a aucun but accessible, et qu'il ne rêve que d'une chose: savoir ce qu'il y a, derrière.



Reste cette question: pourquoi ces sommets de plus de 8000 mètres font si peu l'objet de fictions de cinéma ? Les films les plus marquants, si on excepte l'amusant Everest de Baltasar Kormakur avec ses tempêtes numériques et sa cohorte de stars en galère, sont les deux cités plus haut, des documentaires avec, ironie du sort, du matériel de tournage condamné à rester au camp de base. On peut parier qu'aujourd'hui, certains doivent ramener quelques plans du sommet. Mais ce que les concepteurs du film de Patrick Imbert parviennent à nous donner à voir dans ce magnifique Sommet des dieux outrepasse nos plus belles attentes (avec un travail sur le son, notamment, qui donne à entendre la montagne craquer et mugir, sans cesse menaçante).

Autant dire que le cinéma d'animation prouve avec ce film sa supériorité sur les autres. Tout comme le dessin précis et empathique de Taniguchi, Patrick Imbert nous montre non seulement ce que nos yeux ne pourront jamais voir, mais ce qui ne nous sera jamais montré. Ce qui n'est pas rien.

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